Le Che contre le mythe

, par HABEL Janette

Recommander cette page

1967-1997. Trente ans après son assassinat, en Bolivie, le visage du « guérillero héroïque » hante toujours le monde des vivants. Si la disparition de Che Guevara assombrit, en son temps, les perspectives de la lutte armée, son éthique, sa rigueur, son exemple inspirent toujours, par-delà les idéologies, ceux qui n’acceptent pas la fatalité d’un continent livré aux ravages du néolibéralisme.

Comment expliquer l’actualité du Che, seule figure révolutionnaire dont la légende survit à la chute du mur de Berlin et aux déceptions nées des luttes de libération nationale ? « Icône culturelle » comme l’écrit Jorge Castañeda [1] ? Effet médiatique du guérillero sanctifié par sa mort ? Les militaires boliviens — ceux-là mêmes qui l’ont assassiné — ont facilité les recherches macabres pour retrouver la dépouille de « San Ernesto de la Higuera » comme l’on dit aujourd’hui à Vallegrande. L’ancien président bolivien [?Jaime Paz Zamora n’a-t-il pas souhaité que la dépouille du Che reste en Bolivie ? La force de la légende est d’autant plus étrange que cette fin de siècle monopolaire ne ressemble en rien aux années 60 : le Che n’a pas connu le capitalisme vainqueur de la guerre froide.

D’où vient la puissance du mythe ? On évoque la désespérance autodestructrice de la beat generation. Mais rien n’est plus éloigné de la pensée du Che que les provocations d’un William Burroughs ou les errances d’un Jack Kerouac. Quand l’auteur du Vagabond solitaire publie Sur la route en 1957, Ernesto Guevara n’erre plus sur les routes latino-américaines, il livre ses premiers combats dans la Sierra Maestra.

Sans doute le fétichisme de l’exploit solitaire, de l’aventure et du voyage, la figure du héros jeune au destin sacrificiel, du « suicidé de la société » selon l’expression d’Antonin Artaud à propos de Van Gogh, ou du justicier redresseur de torts, sont-ils des thèmes essentiels pour comprendre la culture d’une partie du 20e siècle.

Man in Hoodie with Che Guevara Portrait on Back — Homme en sweat à capuche avec le portrait de Che Guevara au dos
Jean-Marc Bonnel pour Pexels / CC · Creative Commons.

Mais la légende a dévoré la pensée. Le marketing médiatique fige l’image. Affiché, tee-shirtisé, gadgétisé, le Che fait vendre, comble de l’imposture pour qui méprisait tant le commerce et l’argent. « Nous l’aurions embauché », titrait une publicité d’Olivetti… Comment donner au commerce les lettres de noblesse qui lui manquent ? Le mythe fait office de contre-feu publicitaire dans une société dominée par les valeurs marchandes. L’intégrité n’est-elle pas la plus rentable d’entre elles ? Le Che serait-il plus célèbre que jamais, mais à ses dépens ?

Récupéré par le commerce, le Che reste l’enjeu d’un débat. Humaniste porteur d’avenir ou variante hispanique du polpotisme ? « Good bye to ail that », titrait récemment la New York Review of Books [2]. Bon débarras ? Ce dirigeant que l’on dit implacable, taliban avant l’heure, « bourreau volontaire » n’est-il pas coupable d’avoir lui-même abattu un traître dans la Sierra Maestra et envoyé au poteau d’exécution les policiers tortionnaires de Batista dont la population réclamait la tête ? Peu importe qu’il ait, dans cette même Sierra Maestra, soigné et libéré les soldats batistiens. Les Saint-Just ont mauvaise presse car la Terreur, comme chacun sait, est toujours et d’abord de gauche ! Comment ne pas se souvenir que « la haine révolutionnaire naît du joug, de l’ignorance, de l’esclavage et se trempe comme l’acier [3] », un sentiment qui s’était forgé chez le Che lors de son périple latino-américain, alors que régnaient sur le continent les dictatures des Trujillo, Somoza, Stroessner et Batista. Au Guatemala, le jeune Guevara assiste, en 1954, au renversement du gouvernement démocratique de Jacobo Árbenz. Ce dernier ne s’est pas défendu. Grâce à la CIA, un mercenaire, Castillo Armas, prendra le pouvoir : la répression sera terrible. Comparant la défaite guatémaltèque à celle de la République espagnole, Guevara concluera à la nécessité d’une épuration de l’armée et de la police pour éviter le coup de force. À Claude Julien, il dira : « Le rythme de notre révolution s’adaptera au rythme de la contre-révolution [4]. »

Que reste-t-il à Cuba des idées du guérillero argentin ? Oublié pendant les quinze ans d’intégration de Cuba au Comecon [5], il fut à nouveau à l’honneur en 1986 lors du « processus de rectification », riposte castriste à la perestroïka. Retrouvés en ce trentième anniversaire de sa mort, ses ossements ont attendu à La Havane, au Panthéon des forces armées, avant de rentrer, icône silencieuse, au mausolée construit à son intention à Santa Clara.

La liturgie et la sacralisation du Che ont un sens car, à Cuba, son prestige reste immense au sein de la population. Il faut montrer qu’il fut jusqu’au bout fidèle à Fidel, à l’unisson du Lider màximo, qu’il n’y eut aucune divergence, et ce contre toute vraisemblance puisque le débat sur la stratégie économique et la construction du socialisme avait opposé publiquement des dirigeants de la révolution et fait apparaître des jugements différents sur les rapports avec l’URSS. Le Che, encore ministre de l’industrie, critiquera ouvertement la politique soviétique, à Alger, en février 1965. Ces propos « irresponsables » lui seront reprochés par la direction castriste qui l’accueille à sa descente d’avion. Dès lors, on ne verra plus le Che en public, il ne parlera plus au nom de Cuba.

Objectif irréaliste

L’occultation de ce débat passé sous silence confirme non seulement l’impossibilité de concevoir un désaccord dans la révolution mais conforte aussi le dogme de l’infaillibilité du Commandant en chef. Rappeler aujourd’hui la polémique engagée à l’époque signifierait en effet reconnaître que ce « fou » eut raison contre les gens sensés. Il faudrait expliquer le peu de cas que l’on fit alors de la lucidité guévariste et de son analyse de la crise soviétique qu’il ne fait pourtant qu’ébaucher. Il écrira plus tard une critique du manuel d’économie politique soviétique dont le texte reste à ce jour inédit.

Il conteste l’orientation de la politique économique en URSS et la stratégie mise en œuvre, à partir de 1964, à Cuba. L’accord négocié en 1964 par Raúl Castro à Moscou prévoyait une production de sucre qui devait passer de 6 millions de tonnes à 10 millions en 1970 (un objectif irréaliste que des collaborateurs du Che avaient critiqué). L’échec des 10 millions — dont Fidel Castro assumera là responsabilité en faisant une autocritique publique — laissera l’économie exsangue. En nationalisant tout le petit commerce lors de l’« offensive révolutionnaire » décrétée en 1968 (un an après la mort de Guevara), on a conduit le pays au bord de la catastrophe. Ces désastres seront souvent attribués au Che. M. Carlos Rafael Rodriguez, son adversaire dans le débat sur l’économie de transition, le reconnaîtra : la politique économique mise en pratique alors « n’a rien à voir avec les idées du Che [6] ». Son expérience révolutionnaire et ses responsabilités gouvernementales avaient amené très vite le ministre de l’industrie à opposer la révolution sociale qu’il voulait mener à bien et la réalité soviétique. Au poète Heberto Padilla, revenu très critique d’un voyage en URSS, il déclare : « Tout ça, c’est de la merde, je le sais, je l’ai déjà vu de mes propres yeux [7] ». Il prévoit la décadence de l’URSS, et ce socialisme dévoyé l’amène à reprendre le débat sur la transition laissé en friche depuis les années 1920. Sa critique porte d’abord sur la NEP puis sur les réformes économiques marchandes, telles qu’elles sont débattues au début des années 60 à Moscou, qu’il considère inadéquates et dangereuses pour Cuba.

Les promoteurs de la réforme soviétique préconisaient une plus grande autonomie pour les entreprises, une stimulation plus importante des cadres pour qu’ils mettent fin aux gaspillages et augmentent la productivité du travail. Les cadres « bolcheviques » se révélaient incapables du moindre esprit d’initiative et ne manifestaient de souci pour le bien général que si on les « stimulait » matériellement, si on leur garantissait davantage de privilèges, des revenus encore plus élevés et « une autorité accrue sur leurs subordonnés [8] ». Or le Che redoutait que le recours massif aux incitations monétaires n’aggrave les inégalités sociales, favorise l’élite au pouvoir et affaiblisse les solidarités dans un pays assiégé. Il jugeait prématuré d’accroître l’autonomie des entreprises en cette phase initiale du développement : la restructuration de l’appareil productif et la pénurie des ressources exigeaient selon lui une plus grande centralisation. Ce débat allait se prolonger sur le plan théorique avec les contributions d’économistes marxistes européens dont Charles Bettelheim et Ernest Mandel. Il publiera leurs articles dans la revue de son ministère, Nuestra Industria.

Bien qu’il n’aborde pas les problèmes de la structure du pouvoir et de l’organisation politique en URSS et sous-estime le caractère policier du régime soviétique [9], il critique « le terrible crime historique de Staline, qui a méprisé l’éducation communiste et instauré le culte illimité de l’autorité [10] ». Il accueille dans son ministère ceux qui sont mis à l’écart. Il maintient au ministère de l’industrie un climat de discussion [11] alors que s’accroît dans l’appareil d’Etat l’emprise du vieux PC cubain. Ainsi prend-il comme conseiller le commandant Alberto Mora [12], bien qu’il fût son adversaire dans le débat économique. À Heberto Padilla, victime ultérieurement d’un procès, il déclare : « Les temps sont mauvais pour faire du journalisme », et lui conseille d’aller exercer temporairement ses talents au ministère du commerce extérieur… [13].

Dans ses réflexions sur les rapports entre le socialisme et l’homme, à la recherche d’une société libre et fraternelle, il mettait l’accent sur l’éducation et l’éthique, sur la foi dans le travail, le refus des privilèges et la volonté révolutionnaire. Pour lutter contre la corruption et l’abus de pouvoir, perversions du projet socialiste initial, les dirigeants devaient donner l’exemple. Il sous-estimait l’importance du développement d’institutions démocratiques. Comme K. S. Karol l’a souligné, « il montrait en effet une certaine méconnaissance du problème, primordial dans l’histoire du mouvement ouvrier, concernant le besoin et le droit des travailleurs à décider eux-mêmes, à s’auto-déterminer en toutes circonstances » [14]. C’est pourquoi « l’homme nouveau » qu’il évoque sera la source de nombreux contre sens : on le soupçonne de vouloir instaurer une dictature de la vertu. En réalité, dans sa réflexion inachevée, il cherche à redéfinir le paradigme d’un socialisme éthique fondé sur une confiance humaniste qui ne le quittera pas. Il est convaincu que la révolution, œuvre de justice sociale, doit transformer l’homme en même temps que la production.

Conscient des limites imposées au développement cubain, il définit une stratégie destinée à unifier le combat des pays du tiers-monde en ouvrant de nouveaux fronts contre l’impérialisme. Mais sa conception de la guérilla rurale est en porte-à-faux : les structures socio-économiques du continent latino américain se modifient, la population urbaine devient majoritaire. À l’exception du Salvador et du Nicaragua, la guérilla sera partout un échec. Les conceptions volontaristes, voire substitutistes — dont la tactique du « foco » [15] sera l’expression —, seront battues en brèche.

Cependant, son départ au Congo d’abord, en Bolivie ensuite n’est pas seulement la conséquence « logique » de ces conceptions. Outre que les deux projets ne sont pas de même nature (il n’y a aucune commune mesure entre l’ampleur de l’intervention cubaine au Congo et l’improvisation bolivienne), il semble qu’il n’ait guère eu le choix de sa destination.

Les Soviétiques se méfient de lui. Il est mis sous surveillance [16]. Ses critiques à l’égard de l’URSS et des pays de l’Est alors qu’il est ministre de l’industrie irritent, et le discours d’Alger, prononcé en tant que membre du gouvernement cubain, provoque la colère de Moscou. Selon Jon Lee Anderson, désormais, « le Che sait qu’il est devenu un handicap pour Fidel dans les rapports avec les Soviétiques » [17]. Heberto Padilla rapporte les propos du Che à son ami Alberto Mora, très déprimé, qu’il cherche à réconforter : « Moi, je vis dans le déchirement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans le déchirement total, et je n’ai personne à qui le dire. Et de toute façon on ne me croirait pas » [18].

Che Guevara en Bolivie, chronique d’une défaite annoncée
© Serge Soliz pour Terra Bolivia.

Un préambule original

Dans quel état d’esprit quitte-il Cuba ? Trente mois s’écouleront entre son départ et sa mort, pendant lesquels il écrira sans cesse (mais de nombreux manuscrits restent inédits). A quelles conclusions parvient-il ? Ses carnets écrits au Congo et son journal de Bolivie ne permettent pas de le savoir.

Parmi les nombreuses questions restées sans réponse, l’organisation de la guérilla bolivienne est la plus troublante. Dans une entrevue récente, M. Manuel Pineiro, ancien vice-ministre de l’intérieur, répond ainsi aux critiques et aux doutes des biographes [19] : « Si Mario Monje [secrétaire du Parti communiste bolivien] avait respecté les accords établis avec la direction de la révolution cubaine et avait appuyé le Che, il est certain que la situation de la guérilla aurait été plus favorable » [20]. M. Pineiro confirme ainsi implicitement le préambule original du journal de Pombo (survivant de la guérilla bolivienne) publié pour la première fois par Jon Lee Anderson, selon lequel l’expédition bolivienne aurait été décidée à La Havane alors que le Che, lui, est à Prague, après son départ du Congo.

Comment comprendre que l’on ait fait dépendre l’action du Che du « soutien » du PC bolivien, dont la direction est opposée à la guérilla ? Cuba est alors en conflit avec la plupart des partis communistes d’Amérique latine. À Moscou, Monje accuse La Havane d’organiser la scission de son parti, le Che est stigmatisé. L’attitude ultérieure de Monje n’était-elle pas prévisible ?

Après l’échec congolais, et la lecture par Fidel Castro de sa lettre d’adieu en octobre 1965, le Che ne peut plus revenir dans l’île. Le refus du PC vénézuélien de l’incorporer dans la guérilla qu’il dirige [21] ne lui laisse guère le choix de son champ de bataille. Son engagement est de l’ordre du devoir. Comme Don Quichotte, qu’il aimait tant, il renonçait « aux monotones douceurs de son existence sédentaire pour galoper sur un coursier de bataille, dépister aux détours du chemin le crime et la félonie, pour rendre la paix au monde » [22]. Son mépris du pouvoir, son humanisme, son combat éthique s’inscriront sans doute dans l’utopie de demain, laquelle ne manquera pas de détruire le mythe du guérillero suicidaire pour reconnaître cet homme du XXIe siècle.

P.-S.

© Manière de voir, n° 36, novembre-décembre 1997. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/55313

Les illustrations sélectionnnées sont de la rédaction de la LBn.

Notes

[1Jorge Castañeda, La Vida en rojo, Espasa, Buenos Aires, 1997.

[2Revue littéraire américaine « libérale ».

[3Commentaire de Léon Trotsky à propos des Conquérants de Malraux.

[4Claude Julien, La Révolution cubaine, Julliard, Paris, 1961.

[5Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), marché commun communiste plus connu sous le nom de Comecon.

[6Carlos Rafael Rodriguez, Cuba socialista, n° 33, 1988, La Havane.

[7Heberto Padilla, La Mauvaise Mémoire, Lieu commun, Paris, 1991.

[8K. S. Karol, Les Guérilleros au pouvoir, Laffont, Paris, 1970, p. 324.

[9C’est du moins ce qui apparaît dans ses textes publics : nombre de ses écrits restent encore inconnus.

[10Cité par Juan Antonio Blanco in Tercer Milenio, La Havane, 1995.

[11Cf Pierre Kalfon, Che, une légende du siècle, Seuil, Paris, 1997.

[12Fils d’un des martyrs de l’attaque au palais présidentiel en 1957, ministre du commerce extérieur. Opposé au Che dans le débat économique, puis évincé, il se suicidera.

[13Heberto Padilla, op. cit., p. 140.

[14K. S. Karol, op. cit.

[15Foyer (de guérilla).

[16Selon les biographes Jon Lee Anderson et Jorge Castaneda (voir notes 1 et 15), Daroussenkov, traducteur officiel et agent du KGB, aurait été chargé de le surveiller.

[17Jon Lee Anderson, Che Guevara, a Revolutionary Life, Bantam Press, Londres, 1997.

[18Heberto Padilla, op. cit., p. 142.

[19Voir les biographies de Pierre Kalfon (note 11), Paco Ignacio Taibo Il — Ernesto Guevara, également connu comme le Che, Métailié, Paris, 1997 — Jorge Castaneda (cf. note 1) et Anderson (cf. note 17).

[20Manuel Pineiro dit Barbarroja, responsable des services secrets pour l’Amérique latine, El País, Madrid, 3 août 1997.

[21H. Vargas, « Cuando el PCV rechazo al Che : Entrevista con Douglas Bravo y Francisco Prada ». Dia (Mexico), n° 66. 1982.

[22Maurice Bardon. préface à Don Quichotte de la Manche (Cervantès), Ed. Garnier, Paris.

Copyright