Dans l’imaginaire collectif francophone, Paris se taille la part du lion quand il s’agit d’évoquer la contestation de la fin des années 60 et son point culminant, le joli mois de Mai 1968. La Suisse n’échappe pourtant pas au vent de révolte et d’engagement qui traverse l’époque. L’historien et politicien d’extrême gauche genevois Jean Batou, qui vient de publier Nos années 68 dans le cerveau du monstre, se retourne, avec cet ouvrage, sur une période qu’il a vécue en prise directe – il n’avait pourtant que 14 ans en 1968 ! – pour en détailler les spécificités suisses.
« Un livre d’historien, mais aussi un autoportrait de groupe », précise l’intellectuel militant. Orienté par son expérience personnelle, ce livre concis mais visant large, rappelle tout un faisceau de luttes à l’œuvre dans la société helvétique – antimilitarisme, tiers-mondisme, gauchisme, féminisme… – qui, sans « momentum » hyper-emblématique, n’en a pas moins couru de l’après-guerre jusqu’à, parfois, aujourd’hui. Interview.
- Vous ouvrez votre livre par le rappel de l’enchevêtrement, dans la Suisse de l’après-guerre, de l’armée et de la société civile. Une caractéristique du pays qui détermine la contestation ?
En tant qu’historien, on rappelle en général que la Suisse a traversé la Seconde Guerre mondiale sans aucun bouleversement au niveau de ses élites. Les pays de l’Axe, l’Allemagne, l’Italie, ont vécu le renversement du fascisme. Les pays occupés, comme la France, ont mis en cause les collaborateurs. Il y a donc un grand nettoyage de la vie politique des institutions et de ses principaux leaders, qui n’est jamais total mais important.
- En Suisse, pas de nettoyage ?
En Suisse, les élites, plutôt que de se réjouir de la fin de la guerre, s’en inquiètent. « On est inquiet ! On est inquiet ! » chante Jean Villard-Gilles en 1945. Les rouges se sont rapprochés de l’Europe centrale ; à la Libération, les partis communistes français et italien sont très forts : que va-t-il advenir de la Suisse ? Dans ce climat, le redéploiement des institutions se fait avec un vieux personnel politique, complètement imbu de l’idée d’une défense spirituelle du pays contre les influences étrangères. En particulier les idées communistes au sens large : tout ce qui n’est pas aligné.
- Qui sont ces premiers « non-alignés » ?
Les pacifistes. Ceux qui revendiquent un suffrage féminin. Ceux qui se préoccupent des travailleurs étrangers ou du tiers-monde sur la scène internationale. Dans l’establishment suisse de l’après-guerre, il y a une union sacrée entre la droite conservatrice, le mouvement syndical et le Parti socialiste pour protéger les « valeurs suisses ». Tout ce qui s’y oppose est suspect, qualifié d’unschweizerisch un peu à l’américaine avec le maccarthysme. Toute cette reconstruction se fait autour de l’armée qui a « résisté » et protégé le pays du danger extérieur. On sait aujourd’hui que c’est un peu plus compliqué, que le général Guisan était un homme de la droite ultra. Et on ne parle pas que de l’armée et de ses canons, mais aussi du citoyen-soldat spirituellement en adhésion avec les valeurs suisses qui nous protègent des romans noirs, de l’homosexualité et des protestations sociales, y compris celles des cultivateurs d’abricots valaisans ! Et ce monde de la défense spirituelle est assez irrespirable. Des témoins de l’époque le disent, Max Frisch par exemple : il n’y a plus de sens critique.
- À quel moment, les lignes se mettent-elles à bouger ?
À la fin des années 50, cette image d’Épinal d’une Suisse figée devient insupportable pour une partie de la jeunesse. L’idée d’une bombe atomique suisse suscite des réactions très fortes et conjugue l’opposition de deux milieux qui n’avancent pas toujours la main dans la main : le Parti Suisse du Travail (PST), force politique respectable après la guerre mais qui connaît déjà un lent déclin, et une vaste nébuleuse de chrétiens de gauche qui se renforce au début des années 60 avec Vatican II et qui cherche à remettre l’Église au service du bien-être universel avec un intérêt pour le tiers-monde.
- La conscience planétaire s’invite donc dans les débats ?
Les pays d’Afrique s’émancipent, les questions sociales traversent l’Amérique latine – ce qui va d’ailleurs nourrir ce qu’on a appelé le christianisme de la libération. L’Église protestante est aussi présente dans ces dispositifs contre l’exportation d’armes et le rôle qu’a pu jouer la Suisse dans les aventures coloniales. Toutes ces sensibilités vont donner un mouvement pacifiste avec une couleur tiers-mondiste.
- La gauche radicale est à la veille d’une reformulation ?
Le PST décline car l’Union soviétique devient un contre-modèle, au moins à partir de 1956 et l’invasion de la Hongrie. Déjà en 1948, avec le Coup de Prague, les militants sont intimidés par une URSS encore très stalinienne. Ces conditions ont produit une génération qui a essayé de comprendre. Des gens exigeants, solides dans leurs convictions, qui résistent à la vague dominante de conformisme – en Suisse allemande, ils vont d’ailleurs s’appeler les non-conformistes. En Suisse romande, en particulier à Lausanne – plus qu’à Genève – se développe un foyer intellectuel, dans les milieux du théâtre, du cinéma, de la radio, qui refusent de s’aligner. Dans un monde marqué par la guerre froide, il y a la volonté de trouver une 3e voie. Il y a la Nouvelle Gauche socialiste à Neuchâtel en 1958. Puis la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) qui se crée en 1969 à Lausanne, les « maoïstes » de Rupture...
- Quelles sont les valeurs communes ?
La volonté de dépasser la social-démocratie, associée avec le colonialisme, le respect de la paix du travail. Le tiers-monde comme opportunité de renouvellement avec, à l’horizon, un socialisme des pauvres, la remise en cause de la société de consommation. Et des élans anti-autoritaires, libertaires.
- À l’époque, vous rappelez qu’un édito pouvait vous envoyer en prison…
Il y a eu beaucoup de censure, de persécution light, mais il y a aussi eu le phénomène des procès politiques. Même certains conservateurs ont compris l’échec de cette voie. Les contestataires trouvaient de plus en plus d’écho face à la bêtise de leurs contradicteurs. On a beaucoup entendu des : « Taisez-vous parce que c’est comme ça ! » ou des « Si vous n’êtes pas content, allez vivre à Moscou ! » Dans les débats, des collégiens mettaient à mal des officiers… Le sentiment d’être dans le juste était fort. L’histoire allait nous donner raison. À l’école de recrues, des gamins qui avaient déjà été éduqués de manière libérale arrivaient dans un cauchemar obsédé par la longueur des cheveux.
- La contre-culture venait renforcer le sentiment général ?
La contre-culture anglo-saxonne s’imposait et elle ne disait pas autre chose. Je cite toujours la chanson de Dylan “The Times They Are a-Changin’” (ndlr : de 1964). Si vous écoutez bien les paroles, il déclare que les vieilles recettes et les anciennes conceptions sont en train de s’écrouler. Une sensibilité émerge que Mark Fisher appelle « acide », liée à une drogue d’extension de la conscience. La question n’était pas tant d’en prendre que de voir la réalité sous des angles différents. Il ne s’agissait alors ni de s’assommer aux opiacés, ni de se « booster » aux excitants dans une société de la performance.
- La jeunesse joue les premiers rôles dans ce changement ?
Oui, et ce n’est pas qu’un effet de mode, même si les cheveux longs pour les garçons et les pantalons pour les filles traduisent une rupture de façon vestimentaire face à l’autorité. Il y a beaucoup de jeunes : les baby-boomers. Dans la période de l’après-guerre, qui a accéléré la concentration et la durée des études, ils sont regroupés longuement dans des écoles secondaires et supérieures. Ils forment une entité sociale massive qui n’adhère plus aux valeurs conservatrices. À la fin des années 60, la société n’a jamais été aussi riche, il n’y a pas de crise, l’optimisme domine, mais quel est le sens de la vie ? Travailler plus pour consommer plus ? Une révolution sociale incroyable éclate en période de haute conjoncture.
- Cette contre-culture a surtout agi sur l’axe sociétal ?
Elle a ouvert d’autres modes de vie, une autre façon d’aborder la vie sociale : la famille, le couple, la sexualité, l’amour… Alors que Sarkozy proposait de tourner la page et que les médias dominants ont une tendance à la muséification de Mai 68, on peut toujours regarder cette période avec empathie pour ses accomplissements sociétaux bienvenus. Nous sommes plus contents de vivre dans un monde où divorcer n’est pas un drame, où un homosexuel n’a pas besoin de se cacher. Pour la majorité, y compris de droite, c’est un acquis plutôt positif.
- Quelle est l’importance des acteurs politiques à l’époque ?
Quelques milliers – je dirais 2000 à 3000 – sont idéologiquement liés à une vision gauchiste, mais ils influençaient plusieurs dizaines de milliers de personnes des milieux chrétiens ou alternatifs. Ils restaient minoritaires mais leur audience était immense au vu de la réaction des autorités. Ils s’illusionnaient sur leur impact réel, mais l’autorité aussi. C’était une erreur partagée. Se croire important est une chose, mais que votre adversaire le croie aussi – les 900 000 fiches ont bien existé – c’est une confirmation. Il y a souvent de telles montées en symétrie et d’illusions collectives dans l’histoire.
- Peut-on repérer de réelles conséquences politiques ?
L’antimilitarisme. Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) s’est inscrit dans le prolongement des objecteurs de conscience de l’époque et s’est traduit par ce vote étonnant : 36% de Suisses étaient prêts à se débarrasser de l’armée en 1989 ! À Genève, comme dans le Jura, ils étaient plus de 50%. Il faut aussi se souvenir de la grève des femmes de 1991, avec toute une génération de lutte féministe qui s’est exprimée sur un terrain qui n’était pas forcément le sien. Un succès qui n’était pas seulement sociétal a été la lutte contre le programme nucléaire en Suisse. Les Bâlois disent de l’occupation du site de Kaiseraugst que c’était leur Mai 68. La centrale n’a pas été construite, même si celle de Gösgen a été mise en service. Mais le programme nucléaire a été mis en échec par une mobilisation citoyenne et cela a pesé sur la prise de conscience écologiste.
- Que garder de Mai 68 en Suisse ?
En soi, l’année 1968 n’est pas très intéressante pour la Suisse – souvenez-vous que c’est l’année de l’initiative Schwarzenbach (ndlr : « contre la surpopulation étrangère ») ! À la fin, il n’y a pas grand-chose à en apprendre si ce n’est que, à l’heure où il y a un recul de la conscience que les choses peuvent changer dans le temps et à imaginer des mouvements collectifs, il faut s’en souvenir avec une distance ironique et avoir une pensée envers ceux qui se sont tant activés pour des causes nobles. Rappelons-nous qu’il est possible d’aller au fond des choses et ne pas se contenter de petites réformes.
Le livre : Nos années 68 dans le cerveau du monstre
Jean Batou, Ed. L’Aire, 296 p.
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Le professeur d’histoire contemporaine Jean Batou devant la statue équestre du général Dufour, à la place Neuve à Genève, lieu de départ de nombreuses manifestations contestataires, comme celle de Mai 68 contre les Journées de la défense nationale organisée par la société militaire.
LAURENT GUIRAUD