Dans un point de vue développé récemment dans ces colonnes (« La gauche doit dire oui à l’Europe », Le Monde du 31 août), Denis MacShane, le ministre britannique délégué aux affaires européennes, a tenté de démontrer l’existence d’une convergence de vues et d’intérêts entre le New Labour et la gauche française.
L’auteur a recours à une rhétorique volontairement « gauchie », qui est censée caresser dans le sens du poil son lectorat français.
M. MacShane assimile l’opposition de certains secteurs de la gauche à la Constitution européenne à un « nouveau populisme ». Il stigmatise cette gauche « qui renonce à la raison » et qui serait « vouée au déclin et à l’échec ». Il brosse ensuite un tableau favorable du traité constitutionnel, insistant sur sa dimension « sociale ». La Grande-Bretagne néotravailliste est présentée comme le parangon de l’Etat social et du progressisme. En conclusion, il appelle la gauche européenne à s’unir autour d’une « feuille de route » au service de l’Europe du plein-emploi et de la protection sociale, et à « dire oui à l’Europe » (et, implicitement, à soutenir la Constitution).
La description de la situation britannique peut-elle être qualifiée de réaliste ? Est-il par ailleurs dans l’intérêt de la gauche française de se rallier à la Constitution et à la conception de l’Europe que défend le ministre néotravailliste ?
Le panorama britannique que M. MacShane nous dépeint fait penser à certaines publicités d’hôtels sur papier glacé : les chambres y apparaissent souvent plus luxueuses et spacieuses qu’elles ne le sont en réalité. Le ministre affirme que seule la droite britannique est hostile au traité constitutionnel, ce qui est inexact. Tout comme en France, la gauche britannique est très divisée sur la question. De nombreux députés du « marais travailliste » et plusieurs anciens ministres de Tony Blair se sont clairement prononcés contre le texte. On peut estimer qu’un tiers du groupe parlementaire travailliste est hostile à la Constitution et s’apprête à faire campagne contre sa ratification.
Denis MacShane nous conseille de « lire les documents de la première à la dernière ligne » avant de nous prononcer. Que ne l’a-t-il fait lui-même ! Cela l’aurait amené à nuancer la portée juridique qu’il attribue à la Charte des droits sociaux. Cette Charte a bien été intégrée à la Constitution, mais après que Tony Blair se fut assuré que les prérogatives nouvelles qu’elle accorde aux syndicats et aux syndiqués avaient été neutralisées en droit britannique. La Constitution précise en effet que la Charte doit être « interprétée selon les traditions nationales » du droit du travail. M. Blair a également fait inscrire en annexe au traité le mémorandum explicatif, rédigé par le praesidium de la Convention, qui propose une exégèse de chaque article du traité.
En ce qui concerne les questions de droit syndical, l’interprétation du praesidium apparaît des plus restrictives et conservatrices. Par exemple, sur le plan du droit de grève, la législation britannique (de loin la plus restrictive en Europe et qui reste inchangée depuis les lois antisyndicales de Mme Thatcher) pourra être invoquée contre les législations continentales, beaucoup plus favorables aux salariés. Dans une réponse à un député à la Chambre des Communes le 13 juin, le ministre délégué aux affaires européennes avait insisté sur le fait que la Charte ne créait « aucun droit nouveau » pour les salariés britanniques dans le domaine des politiques sociales et de l’emploi.
M. MacShane note avec satisfaction que le nombre de travailleurs syndiqués « est resté stable » depuis l’arrivée au pouvoir de Tony Blair (en réalité, il a légèrement augmenté), à contre-courant de la tendance à la baisse enregistrée dans la plupart des autres pays européens. Il est amusant de remarquer que l’auteur attribue ces chiffres encourageants au soutien apporté par le gouvernement aux syndicats. La réalité est tout autre : depuis quelques années, l’ensemble des candidats syndicaux proches du gouvernement ont été battus par des candidats indépendants, plus jeunes et plus à gauche. Les directions syndicales sont aujourd’hui presque toutes aux mains de leaders syndicaux très critiques du New Labour, dont ils pourfendent le programme de privatisation des services publics et le maintien des principales lois Thatcher sur la syndicalisation.
Le ministre omet bien sûr de signaler que le projet de Constitution a été reçu sans le moindre enthousiasme par de nombreux syndicats. Ils estiment que ce texte aménage un cadre contraignant de politiques économiques néolibérales. Ils sont par ailleurs furieux de constater que c’est un gouvernement travailliste qui s’est battu pour vider de son contenu sur le territoire britannique la Charte des droits sociaux. Certains d’entre eux n’excluent pas d’appeler au rejet du traité constitutionnel, ce qui assurerait la victoire du « non » lors du référendum.
Quelle Europe sociale les socialistes français pourraient-ils bien construire avec leurs camarades du New Labour ? Une Europe de la réduction du temps de travail et de la protection sociale ? Pas vraiment : Denis MacShane estime que les 35 heures à la française « n’ont créé aucun emploi », « ont aggravé le chômage » et constituent par conséquent un « problème » dans le cours de la mondialisation néolibérale. À l’inverse, il préconise davantage de flexibilité, l’allongement de la durée hebdomadaire et l’augmentation de l’âge du départ à la retraite, ce qui, en France, est la position même du Medef.
Le modèle « social » britannique est bien connu : un nombre d’heures hebdomadaires excessif (un salarié sur six travaille plus de 60 heures par semaine) et des conditions de travail souvent médiocres. Avec une productivité par heure largement inférieure à celle de la France ou de l’Allemagne, un volume de travail supérieur se révèle donc nécessaire pour compenser le handicap d’une main-d’oeuvre moins performante.
Des socialistes français fustigent la « Constitution Giscard ». Si seulement cela était vrai ! Le libéralisme tempéré du giscardisme serait en effet plus doux que la version musclée défendue par le New Labour, dont on retrouve la marque dans le titre III de la Constitution. L’ancien président de la République a justement souligné que tout socialiste européen mécontent de l’absence de progrès en matière d’harmonisation fiscale devait adresser ses griefs au 10 Downing Street. Sur le plan de la défense européenne, le prometteur sommet de Saint-Malo est moribond après la guerre anglo-américaine en Irak. Le projet de traité fait d’ailleurs explicitement référence à l’OTAN, structure naturelle d’accueil des Etats membres et de partenariat rapproché avec les Etats-Unis.
Les patrons britanniques et la presse économique d’outre-Manche ont salué l’opiniâtre résistance de Tony Blair au modèle social continental. Ils ont estimé que le texte de la Constitution entérinait la victoire de la conception britannique de l’Europe, une Europe atlantiste, de la privatisation des services publics et de la flexibilité. À peine nommé à la Commission au portefeuille du commerce, Peter Mandelson, le bras droit de Tony Blair, a annoncé son intention de poursuivre la mise en oeuvre de l’agenda de Lisbonne, un texte de nature ultralibérale. Pourquoi, dans ces conditions, des socialistes français s’apprêtent-ils à soutenir la « Constitution Blair » ?