L’Europe Centrale (Mitteleuropa) est à la fois une réalité géographique et une aire culturelle : c’est la langue et la culture germaniques qui unifient, au début du XXe siècle, l’Allemagne et l’Empire Austro-Hongrois. Pendant la période qui va de la fin du XIXe siècle jusqu’à la montée du nazisme, la communauté ashkénaze de culture allemande a connu une floraison culturelle exceptionnelle, un siècle d’or comparable au XIIe siècle judéo-arabe en Espagne. Cette culture judéo-allemande, produit d’une synthèse spirituelle unique en son genre, a donné au monde Albert Einstein et Sigmund Freud, Franz Kafka et Karl Kraus, Arnold Schönberg et Gustav Mahler, Edmund Husserl et Theodor Adorno, Georg Lukacs et Hannah Arendt, Ernst Bloch et Walter Benjamin. Elle nous apparaît aujourd’hui comme un continent submergé par la mer, un immense champ de ruines. Détruite par la barbarie nazie, elle n’a survécu qu’en exil, dispersée, et ses derniers représentants, Hans Mayer, Leo Löwenthal, viennent de s’éteindre, comme les ultimes étincelles d’un immense feu de l’esprit. Elle n’en a pas moins laissé son empreinte sur la culture du XXe siècle, dans ce qu’elle a produit de plus novateur et riche, dans la littérature, les arts, la science, la philosophie.
L’émancipation des juifs en Europe Centrale, au cours du XIXe siècle, a été — en comparaison avec la France ou l’Angleterre — tardive et incomplète. Des procès antisémites ont encore eu lieu en Hongrie et Tchécoslovaquie au tournant du XXe siècle. Néanmoins, le contraste avec la condition des juifs en Europe de l’Est — c’est-à-dire de l’Empire tsariste saute aux yeux : plus de ghettos, ni de pogroms ou de zones d’exclusion. De ce point de vue, l’Europe Centrale occupe une place intermédiaire dans la géographie du judaïsme dans le continent, à mi-chemin entre l’émancipation et 36 l’intégration effectives de l’Europe Occidentale, et les lourdes discriminations légales (aggravées par des persécutions meurtrières) de l’Europe de l’Est.
Ce qui distingue tout de suite la culture juive d’Europe Centrale du Yiddishland de l’Est c’est, bien entendu, la langue : à Berlin, Vienne, Budapest et Prague, les juifs parlent l’allemand. Ils sont même, dans les villes de la périphérie de l’Empire Austro-Hongrois, où l’on parle le hongrois ou le tchèque, les représentants par excellence de la culture germanique. Cette différence est le résultat d’un processus d’assimilation progressive au cours du XIXe siècle, qui a conduit la majorité des juifs à adopter la langue et les moeurs allemandes — y compris la veste occidentale (Jacke), origine probable du terme, légèrement ironique, de Yekke, avec lequel les désignaient les juifs de Varsovie ou de Vilna.
Assimilés et marginalisés
La principale caractéristique des communautés juives de culture allemande c’est le désir d’assimilation. Une lettre écrite en 1916 par l’industriel juif Walther Rathenau montre jusqu’au pouvait aller cette attitude : « Je n’ai et je ne connais aucun sang que l’allemand, aucune autre ethnie, aucun autre peuple que l’Allemand. Si l’on m’expulse de ma terre allemande, je continuerais à être allemand, et rien n’y changera... Mes ancêtres et moi-même nous nous sommes nourris de la terre allemande et de l’esprit allemand... et nous n’avons eu aucune pensée qui ne fut pour l’Allemagne et allemande... » Le courant assimilationniste le plus conséquent était représenté en Allemagne par le Central-Verein deutschen Staatsbürger Jüdischen Glaubens (Association centrale de citoyens allemands de confession juive). Il serait faux de ne voir dans cette soif d’acculturation que simple arrivisme : elle pouvait aussi exprimer des convictions sincères et authentiques. Même un Juif aussi profondément religieux que Franz Rosenzweig pouvait écrire en 1923, peu après la publication de son grand ouvrage de rénovation de la théologie juive L’Étoile de la Rédemption : « Je pense que mon retour au judaïsme (Verjudung) a fait de moi un meilleur et non un pire Allemand... Et je crois qu’un jour L’Étoile sera reconnue et appréciée à juste titre comme un cadeau que l’esprit allemand doit à son enclave juive. »
Jusqu’à un certain point cette assimilation était réussie. Elle se heurtait néanmoins à une discrimination sociale et à l’exclusion de facto d’une série de domaines : l’administration, l’armée, la magistrature, l’enseignement — et surtout, à partir de 1890, à un antisémitisme croissant. Pour toutes ces raisons, les communautés juives en Europe Centrale ne sont pas réellement intégrées par la société environnante. Elles partagent quelques-unes des déterminations essentielles d’un peuple paria, selon la définition classique de Max Weber : un groupe dépourvu d’organisation politique autonome, et caractérisé par des privilèges négatifs, tant sur le plan politique que social.
Selon leur réaction à cette condition de semi-parias, les juifs d’Europe Centrale appartiennent à deux catégories, remarquablement mises en lumière par Hannah Arendt (à partir de certaines intuitions fulgurantes de Bernard Lazare) : les parvenus et les parias conscients. D’une part, la lignée des Juifs enrichis, conformistes et férus de « respectabilité » — depuis Bleichröder, le banquier de Bismarck, jusqu’aux Rotschild ; d’autre part la « tradition cachée » des exclus et persécutés qui se révoltent contre la société : Heinrich Heine, Franz Kafka, Rosa Luxemburg. Le parvenu typique est un notable de la bourgeoisie juive assimilée, libéral bon teint et souvent méprisant envers les Ostjuden, les immigrés juifs venus du Shtetl polonais ou russe. Le paria conscient est un marginal qui assume sa marginalité, un esprit non-conformiste, qui fait de son exclusion sociale le point archimédien d’une critique radicale de l’ordre établi : c’est un choix qui, comme le témoignent parmi d’autres les exemples de Gustav Landauer et Walter Benjamin, se paye souvent par le prix de la vie.
Les intellectuels juifs sont un exemple typique de la sozialfreischwebende Intelligentz (intelligentsia librement flottante) dont parlait Karl Mannheim, par leur caractère « déclassé », instable, sans attaches sociales précises. Leur condition est assez contradictoire : à la fois profondément assimilés et largement marginalisés ; attachés à la culture allemande et cosmopolites ; déracinés, en rupture avec leur milieu d’origine affairiste et bourgeois et exclus de leur milieu d’accueil naturel (la carrière universitaire). En état de disponibilité idéologique, ils seront bientôt attirés par les deux principaux pôles de la vie culturelle allemande, l’Aufklärung, le rationalisme des Lumières, et le Romantisme, la critique culturelle de la civilisation moderne.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi beaucoup d’intellectuels juifs ont été séduits par l’Aufklärung, par les idées de Progrès et de Raison Universelle. C’est grâce aux Lumières que les juifs avaient été émancipés et pouvaient trouver leur place dans la marche ascendante de la civilisation européenne, en brisant les barrières opposées par les préjugés antisémites rétrogrades et obscurantistes. Plusieures options politiques et philosophiques étaient possibles à partir de cette vision du monde, depuis le néo-kantisme (Hermann Cohen) et le libéralisme (idéologie de la bourgeoisie juive elle-même), jusqu’au socialisme (Edouard Bernstein), le marxisme (Max Adler, Otto Bauer) et même le communisme (Paul Levi, Ruth Fischer, Paul Frölich).
Cependant, une partie de l’intelligentsia juive d’Europe centrale a été attirée par l’autre courant de la culture allemande : le Romantisme, la critique culturelle de la civilisation moderne, au nom de certaines valeurs du passé. Elle s’appropriera la Weltanschauung nostalgique et antibourgeoise prédominante dans les milieux universitaires, qui refusaient le désenchantement du monde, et qui opposaient la Gemeinschaft (communauté) à la Gesellschaft (société), ou la Kultur à la Zivilisation. Si dans la pensée allemande cette culture romantique prenait souvent une coloration restaurationiste, voire réactionnaire (ou au mieux résignée), chez les intellectuels juifs semi-parias elle assume fréquemment une forme utopique et/ou révolutionnaire. C’est le cas de penseurs sionistes comme Martin Buber ou Gerschom Scholem, d’écrivains libertaires comme Gustav Landauer ou Ernst Toller, de philosophes marxistes comme Georges Lukacs et Ernst Bloch, et d’auteurs proches de l’École de Francfort, comme Erich Fromm ou Walter Benjamin.
Cette option conduit le jeune intellectuel juif au refus de la carrière d’affaires paternelle, et à une révolte contre le milieu familial bourgeois. C’est la profonde coupure générationnelle dont parlent tant d’auteurs juifs d’Europe Centrale dans leur autobiographie, la rupture de jeunes antibourgeois férus de Kultur, spiritualité, religion, art et/ou révolution, avec leurs parents entrepreneurs, commerçants ou banquiers, libéraux modérés, indifférents en matière religieuse et bons patriotes allemands. La génération des propriétaires d’usines de chaussures produisait une race de scribes, d’artistes et d’utopistes. La célèbre Lettre au Père de Kafka est un des documents les plus poignants et révélateurs de cette coupure.
Ces deux courants de la pensée juive d’Europe centrale, le rationaliste (ou matérialiste) et le romantique, n’étaient pas nécessairement opposés ou mutuellement exclusifs. On les retrouve ensemble dans l’action : dans les mouvements sociaux et politiques (le sionisme, le socialisme) et dans les (éphémères) tentatives révolutionnaires de l’année 1919, comme la Révolution Spartakiste de Berlin (Rosa Luxemburg, Leo Jogisches, Paul Levy, Paul Frölich), la République Hongroise des Conseils (Bela Kun, Joseph Revai, Georges Lukacs, Karl Mannheim) ou la République des Conseils de Bavière (Kurt Eisner, Gustav Landauer, Ernst Toller, Eugen Leviné).
La convergence entre Aufklärung et romantisme va aussi façonner une des plus originales manifestations intellectuelles de la culture juive/allemande, dans sa dimension critique et utopique : l’École de Francfort. Le programme défini par Theodor Adorno dans Minima Moralia vaut pour la plupart des penseurs de ce courant : « Une des tâches — non des moindres — devant lesquelles se trouve placée la pensée est de mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l’Aufklärung progressiste ».
Franz Kafka
De toutes les figures de la culture juive centre-européenne, la plus universelle est probablement Franz Kafka. Un esprit anti-autoritaire (d’inspiration libertaire) traverse l’ensemble de son oeuvre romanesque, dans un mouvement d’universalisation et abstraction croissante : de l’autorité paternelle et personnelle (Le Verdict, L’Amérique) vers l’autorité administrative et impersonnelle (Le Procès, Le Château).
De ce point de vue, le grand tournant dans l’oeuvre de Kafka c’est la nouvelle La colonie pénitentiaire, écrite peu après L’Amérique. Il y a peu de textes dans la littérature universelle qui présentent l’autorité sous un visage aussi injuste et meurtrier. Il ne s’agit pas du pouvoir d’un individu — les Commandants (Ancien et Nouveau) ne jouent qu’un rôle secondaire dans le récit — mais de celui d’un mécanisme impersonnel.
Le cadre du récit est le colonialisme... français. Les officiers et commandants de la colonie sont français, tandis que les humbles soldats, les dockers, les victimes devant être exécutées sont des « indigènes » qui « ne comprennent pas un seul mot de français ». Un soldat « indigène » est condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en peu de mots la quintessence de l’arbitraire : « la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! » Son exécution doit être accomplie par une machine à torturer qui écrit lentement sur son corps avec des aiguilles qui le transpercent : « Honore tes supérieurs ».
Le personnage central de la nouvelle n’est ni le voyageur qui observe les événements avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit point, ni l’officier qui préside à l’exécution, ni le Commandant de la colonie. C’est la Machine elle-même. Tout le récit tourne autour de ce sinistre appareil (Apparat), qui semble de plus en plus, au cours de l’explication très détaillée que l’officier donne au voyageur, comme une fin en soi. L’Appareil n’est pas là pour exécuter l’homme, c’est plutôt celui-ci qui est là pour l’Appareil, pour fournir un corps sur lequel il puisse écrire son chef-d’oeuvre esthétique, son inscription sanglante illustrée de « beaucoup de florilèges et embellissements ». L’officier lui-même n’est qu’un serviteur de la Machine, et finalement, se sacrifie lui-même à cet insatiable Moloch [1] À quelle « Machine de pouvoir » concrète, à que l’« Appareil d’autorité » sacrificateur de vies humaines, pensait Kafka ? La Colonie pénitentiaire a été écrite en octobre 1914, trois mois après l’éclatement de la Grande Guerre... Dans Le Procès et Le Château on retrouve l’autorité comme « appareil » hiérarchisé, abstrait, impersonnel : les bureaucrates, quel que soit leur caractère brutal, mesquin ou sordide, ne sont que des rouages de ce mécanisme. Comme l’observe avec acuité Walter Benjamin, Kafka écrit du point de vue du « citoyen moderne qui se sait livré à un appareil bureaucratique impénétrable dont la fonction est contrôlée par des instances qui restent floues même à ses organes d’exécution, a fortiori pour ceux qu’il manipule [2] ». Beaucoup de critiques interprètent Le Procès comme un ouvrage prophétique : l’auteur aurait prévu, avec son imagination visionnaire, la justice des États totalitaires. Cependant, si nous voulons comprendre ses propres motivations, ce n’est pas dans un avenir imaginaire, mais dans des faits historiques contemporains qu’il faut chercher sa source d’inspiration.
Parmi ces faits, les grands procès antisémites de son époque étaient un exemple flagrant d’injustice d’État : le procès Tisza (Hongrie, 1882), le procès Dreyfus (France, 1894-99), le procès Hilsner (Tchécoslovaquie 1899-1900), le procès Beiliss (Russie, 1912-13). Malgré les différences entre les formes d’État (absolutisme, monarchie constitutionnelle, république) le système judiciaire a condamné des victimes innocentes dont le seul crime était d’être juives.
Dans Le Procès, le héros, Joseph K. n’a pas de nationalité ou religion déterminée : il est le représentant par excellence des victimes de la machine d’État. Kafka a compris les procès antisémites de son époque non seulement en tant que juif, mais aussi en tant qu’esprit universel anti-autoritaire : il découvre dans l’expérience juive la quintessence de l’expérience humaine à l’époque moderne, et annonce avec une étonnante prescience, la condition des êtres humains broyés par les machines anonymes et impersonnelles de l’administration étatique.
Kafka est mort avant l’irruption du fascisme. La génération suivante d’intellectuels juifs de culture allemande sera confrontée avec l’essor du nazisme au cours des années 30. On est frappé, dans les réactions des intellectuels juifs de culture allemande face à la catastrophe qui s’annonce, du mélange étonnant entre une lucidité extraordinaire et un grand aveuglement. Walter Benjamin et Manès Sperber, tous les deux juifs assimilés — mais peu disposés à abandonner leur identité juive — et proches de la gauche européenne, illustrent, chacun à sa manière, cette contradiction.
Walter Benjamin
Philosophe et critique littéraire, né en 1892, ami de Gershom Scholem et de Bertolt Brecht, attiré à la fois par le messianisme juif et par le matérialisme historique, Walter Benjamin occupe une place singulière dans la brillante constellation d’intellectuels juifs d’Europe centrale de la première moitié du siècle.
Il se distingue de la plupart de ses contemporains par le caractère précoce de ses intuitions — il s’agit bien d’intuitions et non d’une quelconque prévision — de la catastrophe qui se prépare. Cela vaut en particulier pour son article de 1929, « Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne ». Parmi les « illuminations profanes » — le terme est de Benjamin — dont est riche cet essai aucune n’est aussi surprenante, aussi étrange au sens de l’unheimlich allemand — par sa force prémonitoire que l’appel pressant à « l’organisation du pessimisme ».
Rien ne semble plus dérisoire aux yeux de Benjamin que l’optimisme des partis libéraux et de la social-démocratie, dont le programme politique n’est qu’un « mauvais poème de printemps ». Contre cet « optimisme sans conscience », cet « optimisme de dilettantes », inspiré par l’idéologie du progrès linéaire, il découvre dans le pessimisme le point fort du surréalisme [3]. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas d’un sentiment contemplatif et fataliste, mais d’un pessimisme actif, pratique, entièrement tendu vers l’objectif d’empêcher, par tous les moyens possibles, l’avènement du pire. Dans ce contexte, il reprend de l’écrivain surréaliste et marxiste dissident Pierre Naville le mot d’ordre d’organisation du pessimisme. En quoi consiste le pessimisme des surréalistes ? Benjamin se réfère à certaines « prophéties » et au « pressentiment » de certaines « atrocités » chez Apollinaire et Aragon : « On prend d’assaut les maisons d’édition, on jette au feu les recueils de poèmes, on tue les poètes ». Ce qui est impressionnant, dans ce passage, c’est non seulement la prévision exacte d’un événement qui allait effectivement se produire six ans plus tard — l’autodafé de livres « anti-allemands » par les nazis en 1934 : il suffit d’ajouter les mots « d’auteurs juifs » (ou anti-fascistes) après « recueils de poèmes » — mais aussi et surtout l’expression qu’utilise Benjamin (et qui ne se trouve ni chez Apollinaire ni chez Aragon) pour désigner ces « atrocités » : « un pogrom de poètes »... S’agit-il de poètes ou de juifs ? À moins que ce ne soient tous les deux qui sont menacés par cet avenir inquiétant. Comme nous verrons plus loin, celui-ci n’est pas le seul étrange « pressentiment » de ce texte riche en surprises. Selon Walter Benjamin, la situation de l’Europe et du monde exige de la part des révolutionnaires une radicale méfiance : « Pessimisme sur toute la ligne. Oui, certes, et totalement. Méfiance quant au destin de la littérature, méfiance quant au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance en face de tout accommodement : entre les classes, entre les peuples, entre les individus. » Et il ajoute le commentaire ironique suivant : « Et confiance illimitée seulement dans l’I.G. Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe. [4] » Sa vision pessimiste/révolutionnaire permet à Benjamin d’apercevoir — intuitivement mais avec une étrange exactitude — les catastrophes qui attendaient l’Europe, parfaitement résumées par la phrase ironique sur la « confiance illimitée ». Bien entendu, même lui, le plus pessimiste de tous, ne pouvait pas prévoir les destructions que la Luftwaffe allait infliger aux villes et aux populations civiles européennes ; et encore moins pouvait-il imaginer que l’I.G. Farben allait, à peine une douzaine d’années plus tard, s’illustrer par la fabrication du gaz Zyklon B utilisé pour « rationaliser » le génocide, ni que ses usines allaient employer, par centaines de milliers, la main-d’oeuvre concentrationnaire. Cependant, unique parmi tous les penseurs juifs de ces années, Benjamin a eu la prémonition des monstrueux désastres dont pouvait accoucher la civilisation industrielle/bourgeoise en crise. Rien que par ce paragraphe cet essai de 1929 occupe une place à part dans la littérature critique ou révolutionnaire de l’entre-deux-guerres. Exilé à Paris à partir de 1933, Benjamin va suivre avec inquiétude l’essor du fascisme en Europe. Proche des milieux anti-fascistes de gauche, il donne en 1934 une conférence sur « L’auteur comme producteur » à l’Institut pour l’Étude du Fascisme (INFA) crée à Paris par Willy Münzenberg, avec l’aide de Arthur Koestler, Manès Sperber, et autres intellectuels juifs exilés. Cependant, le nazisme n’occupe pas une place centrale dans ses écrits. C’est dans son testament philosophique, les Thèses « Sur le concept d’histoire » (1939-40), qu’il va à nouveau faire preuve d’une lucidité étonnante. C’est à ce moment, quand vient d’éclater la Deuxième Guerre Mondiale, qu’apparaît dans ses écrits, littéralement, l’image de la course vers l’abîme : « Marx a dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire. Mais peut-être sont-elles différentes. Peut-être que les révolutions sont la main de l’espèce humaine qui voyage dans ce train et que tire sur le frein d’urgence » [5]. Dans ce même texte se trouve la célèbre allégorie de l’ange de l’histoire : « Là où notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y en a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui : une catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant les décombres et les projetant éternellement devant ses pieds. L’Ange voudrait bien se pencher sur ce désastre, panser les blessures et ressusciter les morts. Mais une tempête s’est levée, venant du Paradis ; elle a gonflé les ailes déployées de l’Ange ; et il n’arrive plus à les replier. Cette tempête l’emporte vers l’avenir auquel l’Ange ne cesse de tourner le dos tandis que les décombres, en face de lui, montent au ciel. Nous donnons nom de Progrès à cette tempête [6] ». Benjamin ne pouvait pas prévoir que les années suivantes allaient voir s’ajouter à la pile des décombres une nouvelle et immense catastrophe, peut être la plus atroce de l’histoire humaine : Auschwitz, le génocide moderne. Arrêté par la police en août 1940 à la frontière espagnole, menacé d’être rendu à la Gestapo, Walter Benjamin a préféré se suicider avec une dose d’opium que lui avait confié quelques semaines avant son ami — et ancien collaborateur de l’INFA — Arthur Koestler.
Manès Sperber
Tout autre est l’itinéraire de Manès Sperber, écrivain et psychologue. Sperber est connu en France surtout par sa trilogie romanesque de 1949-52 (Et le buisson devint cendre, Plus profond que l’abîme, La Baie perdue) et par sa superbe autobiographie de 1974, Ce temps-là. aussi en trois volumes, mais dans le cadre de cet article, nous allons nous occuper surtout de ses écrits des années 30.
Né en 1905 à Zablotow, en Galicie — la province polonaise de l’Empire austro-hongrois Manès Sperber fait ses études à Vienne, où il adhère à l’Hashomer Hatzaïr, mouvement de jeunesse sioniste de gauche. Il devient au cours des années 20 le disciple du psychologue freudien dissident — Alfred Adler, dont il partage le désir ardent de « détruire la volonté de puissance » [7]. Vers la même période il se rapproche du parti communiste allemand, sans cesser pour autant de rêver à un « ordre sans autorité » (autoritätslose Ordnung). Exilé à Paris après la montée au pouvoir d’Hitler, Sperber travaille en 1934-35 à l’Institut pour l’Étude du Fascisme (INFA) de Willi Münzenberg. Il est le principal organisateur de la grande exposition internationale sur le fascisme organisée par l’INFA en 1934. Il est possible qu’il ait croisé à ce moment Walter Benjamin, mais rien dans leurs biographies respectives ne l’indique explicitement.
Comme d’autres exilés juifs d’Europe Centrale, Manès Sperber veut comprendre les racines psychiques du nazisme. Tandis que Wilhelm Reich tente d’expliquer la psychologie de masses du fascisme, Erich Fromm la peur de la liberté, et Theodor Adorno — avec l’aide de Max Horkheimer et Herbert Marcuse — la personnalité autoritaire, Sperber explore les bases psychologiques de la tyrannie.
Rédigé à Vienne en 1937, au moment où, écoeuré par les procès staliniens, il rompt avec le parti communiste, l’essai Zur Analyse der Tyrannis se propose, à partir de la psychologie adlérienne, de comprendre l’adhésion de tant d’individus en Europe à des régimes à vocation totalitaire — comme l’Allemagne hitlérienne. Rejetant les théories psychologiques inspirées par Gustave Le Bon qui considèrent les masses comme nécessairement vouées à l’irrationalité, Sperber essaie de rendre compte des mécanismes qui ont permis à des pouvoirs tyranniques modernes de gagner un large soutien populaire. Le démagogue promet aux atomes égoïstes qui composent la masse le retour à l’enfance grâce au manque de responsabilité. Il joue aussi sur leur besoin magique d’un sauveur suprême, d’un dieu sur terre, surtout en temps de crise. D’autre part, ce n’est pas un hasard si les tyrannies modernes se sont établies surtout dans les pays qui n’ont obtenu leur unité nationale que tardivement : les projets de domination mondiale sont une surcompensation pour des sentiments d’infériorité nationale [8].
Peu après, en 1938, Sperber rejoint Willi Münzenberg, Arthur Koestler et d’autres amis pour créer une revue socialiste indépendante, Die Zukunft (L’Avenir), qui n’aura qu’une existence éphémère (jusqu’à 1939). Il poursuit, dans des articles fort intéressants dans cette revue, sa recherche sur les dimensions psychologiques du fascisme. Dans un texte intitulé « Le temps de l’avilissement » (”Zeit der Erniedrigung“) il examine le syndrome d’angoisse crée par la terreur totalitaire, « l’effet d’avilissement », « cette dépravation du caractère à laquelle tout un peuple a été soumis pendant le Troisième Reich », cet « étrange éloignement vis-à-vis de soi-même qui est la maladie des masses confrontées à la tyrannie. » La terreur finit par être intériorisée : « L’horreur produite systématiquement par les oppresseurs, une fois libérée, pénètre dans le système de la conscience et de l’inconscient. Elle crée de nouveaux automatismes, de nouveaux comportements qui permettent aux opprimés de s’adapter à la pression constante. Cette peur devient familière, l’angoisse névrotique des masses » [9]. Walter Benjamin et Manès Sperber ont essayé, chacun à sa manière, de lutter avec leur plume et leurs idées, contre le Troisième Reich. Ils ont prévu ou analysé les dangers que représentait le nazi-fascisme pour les peuples européens. Mais aucun des deux, juifs assimilés de culture allemande, n’a perçu le danger que constituait le Troisième Reich pour l’existence même des juifs d’Europe. C’était le point aveugle, l’impensable, l’impensé de cette remarquable culture juive d’Europe Centrale.