Tous ceux qui se réfèrent à Marx l’ont appris depuis longtemps : pour survivre, le capitalisme doit continuer, vaille que vaille, à « extorquer » la plus-value pour réaliser le profit. C’est un impératif absolu pour le fonctionnement du système mais aussi pour sa reproduction. C’est aujourd’hui ce qui lui donne ce caractère prédateur et brutal, non seulement au niveau du travail et de l’emploi, mais dans tous les domaines de la vie sociale.
La crise de l’euro : la Chine, l’Europe et l’Amérique
Pour illustrer concrètement les mécanismes généraux de la concurrence dans le cadre du « capitalisme mondialisé » , on peut simplement, au niveau européen, rappeler quelques éléments récents de la chronique financière de l’automne 2011.
Le mardi 13 septembre 2011, alors que les Bourses européennes continuaient leur dégringolade, que les taux d’intérêt des obligations d’Etat italiennes s’envolaient, la Chine réaffirmait « sa confiance dans l’économie européenne et dans l’euro », tout en engageant des discussions, par l’intermédiaire du fonds souverain China Investment Corp., pour le rachat d’une partie de la dette « souveraine » de l’Italie. En effet, selon un économiste chinois autorisé cité par l’A.F.P., pour la Chine, « les obligations italiennes pourraient s’avérer de bonnes affaires » et la Chine « devrait voir si elle peut tirer un avantage de cette opportunité (la crise de la dette) pour faire une percée dans ses relations et sa coopération avec des pays européens comme l’Italie et la France". Pour la Chine, « l’aide » à l’Europe serait une occasion de diversifier le placement de ses réserves de change (2300 milliards d’euros), trop exclusivement orientées vers les obligations d’Etat américaines mais aussi (selon le China Daily cité par Le Monde du 15 septembre) de réaliser, en ces temps de crise, « des fusions et des acquisitions dans la zone euro, plus particulièrement pour les entreprises de haute technologie ».
Finalement, ce même 13 septembre, les discussions entre la délégation du fonds souverain chinois et l’Italie échoueront, accentuant, le jour même, la rechute des Bourses en Europe et à Wall Street, mais l’ épisode est révélateur de l’ampleur de la crise de l’euro et l’impuissance politique et financière des pays créanciers censés « sauver » la Grèce de la faillite. Si, bien évidemment, les Chinois avaient pu prendre en charge une partie de la dette italienne (plus de 1900 milliards d’euros), d’une toute autre dimension que celle du Portugal ou de la Grèce, les « marchés » et surtout les banques créancières en très grosse difficulté (notamment françaises et allemandes) en auraient été soulagées d’autant. Peut-être la dette souveraine italienne n’aurait-elle pas été dégradée par Standard & Poor’s une semaine plus tard avec maintenant un endettement équivalent à 120% de son Produit Intérieur Brut.
L’Italie, troisième économie de l’Union monétaire et selon un expert, ultime « pare-feu » de la France, est directement menacée d’une crise de liquidité de ses banques et ne sera pas en mesure, pour des raisons sociales et politiques évidentes, de mettre en pratique les plans « d’austérité » préconisés par la Banque Centrale Européenne. Restera alors le recours à un « fonds de sauvetage » de la zone euro encore dans les limbes et dont l’Italie devait justement être un des principaux contributeurs.
Ce n’est donc pas faire preuve de catastrophisme que de considérer que l’ensemble du système de banques européen est maintenant menacé. L’impuissance des différents « sommets » et réunions « de crise » à simplement stabiliser (sinon résoudre) la situation, révèle le profond désarroi politique des responsables d’une Europe économique « virtuelle », construction institutionnelle et juridique artificielle, mise au service des partisans de la mondialisation et des dirigeants du capital international.
Que le premier ministre chinois Wen Jiabao se dise aujourd’hui « prêt à aider les Européens » s’ils font preuve « de plus de responsabilité et s’ils mettent de l’ordre dans leurs maisons » n’est pas simplement une outrecuidance vexatoire, cela témoigne de l’évolution de la crise mondiale depuis 2008 : de nouveaux rapports de force politiques et économiques, une nouvelle configuration géo-politique mondiale se sont progressivement mis en place où, incontestablement la « vieille Europe » mais aussi les Etats-Unis se voient directement contester leur place au plan international.
L’accélération de la crise ouverte de la zone euro commencée en août 2011 a pu être aussi considérée comme une nouvelle phase de la rivalité entre l’euro et le dollar [1]. Certains analystes ont cru y voir un « complot » des anglo-saxons contre la monnaie européenne. Selon « l’eurosceptique » Financial Times de Londres, des financiers à « Wall Street » et à la « City » auraient été suspectés de participer à des attaques contre l’Euro afin de mettre les banques européennes (et françaises en particulier) en difficulté afin de faciliter ainsi leur rachat par des banques américaines (thèse reprise en France par Laurence Parisot, responsable du MEDEF). En fait, il n’était nul besoin d’organiser un complot pour que les spéculateurs, notamment ceux liés aux « hedge funds », fonds de placement à risque, décident de « jouer à la baisse » la dette grecque pour concrétiser leurs gains. C’est ce qui s’est effectivement passé début septembre.
Il est aussi évident que les Etats-Unis (pays surendetté et qui a donc besoin que les autres pays, notamment la Chine, lui achètent une part de son énorme dette) doivent aujourd’hui faire en sorte que le dollar reste, par-delà ses difficultés, la monnaie de référence internationale et qu’ils ont donc tout intérêt à « décrédibiliser » l’euro. Pourtant la faillite d’un Etat européen aurait aujourd’hui d’énormes conséquences pour l’économie mondiale. C’est la raison pour laquelle, Timothy GEITHNER, secrétaire au Trésor américain et artisan des « plans de relance » du Président OBAMA est venu, le 16 septembre à la réunion de l’Eurogroupe en Pologne pour inciter les Européens à « agir de façon décisive et à parler d’une seule voix ». La « division » des Européens fait peser un « risque catastrophique à l’économie mondiale » a t’il estimé, considérant que la croissance européenne « pourrait être virtuellement à l’arrêt à la fin de l’année ». Mais le Président de l’Eurogroupe lui a, au cours de cette même réunion, répondu qu’il n’y avait plus, dans la zone euro, « aucune marge de manœuvre pour lancer un nouveau plan de soutien à l’économie ».
En effet, les mécanismes dits « keynésiens » de relance [2], en fait surtout jusqu’à présent la création massive de monnaie par la planche à billets (la « monétisation » des dettes) n’ont fait que repousser les échéances, sans permettre la relance des investissements. Ils n’ont contribué qu’à l’augmentation incontrôlable de l’endettement des Etats. Désormais inopérants, ils rendent nécessaire une nouvelle « purge » du système où cette fois, il faudra bien tenter de solder les comptes. C’est la raison pour laquelle les banques européennes, renflouées à grand frais par les Etats après 2008 et qui avaient ensuite, pour élargir leurs profits, massivement prêté à des pays insolvables seraient maintenant contraintes de « sacrifier » une partie de leurs créances afin de pouvoir être rapidement « recapitalisées ».
Faillites-recapitalisation des banques : un nouveau 2008 ?
Aujourd’hui, selon des données récentes, les banques de l’Union monétaire seraient dotées de 32 500 milliards d’euros d’actifs, dont une part de crédits pourris ou toxiques. Ce montant représente 350% du PIB de cette même zone euro (aux Etats-Unis, ce même ratio est d’environ 80%). Cela confirme le fait que, pour les banques européennes (et le capital financier auquel elles sont adossées), le crédit a constitué, dans la période 2008-2010, un élément très important, bien que parfaitement artificiel et pervers, de valorisation du capital.
Non seulement ces banques ont massivement souscrit aux emprunts d’Etat émis par des Etats souverains du Sud et de l’Est européen, non seulement elles ont « accompagné » des projets d’investissement non rentables (les autoroutes portugaises et des nouveaux aéroports espagnols aujourd’hui non exploités en sont un bon exemple) mais elles ont aussi pris des participations, voire directement le contrôle de banques dans ces mêmes Etats. Ces banques (dans la plupart des cas des filiales des grands groupes bancaires européens) n’ont pas été en mesure d’impulser une activité productive rentable donc de « rembourser » les avances en capital consenties. Ce sont ces trois éléments cumulés qui constituent aujourd’hui les bases de l’endettement considérable des principaux réseaux de banque européens.
Mais c’est le cadre européen de l’euro, « monnaie unique » et aussi les fonds européens qui ont été le véhicule de la politique « monétaire » de la Banque Centrale Européenne qui a pu fournir, à très bas taux, aux banques créancières, le crédit nécessaire à ces diverses opérations. Ces banques prêteuses en ont tiré, pendant un temps, de substantiels bénéfices puisque prêtant elles-mêmes à un taux beaucoup plus élevé. C’est le défaut de paiement de la Grèce qui a été le révélateur d’un surendettement qui trouve sa source, à la fois dans la poursuite de la dérégulation financière et dans l’appât du gain des banquiers [3].
Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement pour les banques de tenter de récupérer leurs créances sur la Grèce, pays quasi-insolvable, mais aussi, avec des montants plus importants encore, sur l’Italie, l’Espagne (dont les notes de dettes souveraines ont été de nouveau rabaissées début Octobre 2011) mais aussi sur le Portugal et d’autres pays est-européens. Alors qu’il y a quelques mois à peine, ces banques avaient fait l’objet de « tests » de résistance positifs (« stress » tests), elles révèlent brutalement l’insuffisance de leurs fonds propres, leur sous-capitalisation. Encombrées de titres de dette souveraine fortement décotés (négociables parfois à moins de la moitié de leur valeur d’émission), elles en appellent de nouveau aux Etats, et en premier lieu au « couple » franco-allemand, censé garantir la stabilité de la zone euro.
En France, la faillite de la Banque DEXIA est venue confirmer la difficulté de la situation. DEXIA est l’exemple-type de ces banques qui avaient « prospéré » avec la crise, à partir, en France, essentiellement d’activités « de marché » et de souscription de dettes « souveraines » [4].
La faillite de DEXIA est annonciatrice d’autres défaillances bancaires en Europe.
Désormais, la crise du « politique » aux Etats-Unis, en Allemagne, en France et dans tous les pays endettés interfère directement avec la crise financière et sociale. Aucune mesure partielle ne peut résoudre les problèmes de fond. Toutes les mesures financières actuellement prises relèvent de l’urgence, destinées à parer au plus pressé, sans vraiment « rassurer les marchés », c’est-à-dire le capital et la finance spéculative [5].
Le Fonds Européen de Stabilisation Financière (FESF), laborieusement mis en place il y a quelques mois ne dispose pas de moyens suffisants pour les recapitaliser (c’est-à-dire augmenter leurs fonds propres). Les banques les plus exposées aux dettes souveraines des pays en détresse comme la Grèce ou l’Italie (mais aussi l’Espagne dont la dette a été de nouveau dégradée à la mi-octobre) sont donc maintenant directement menacées de faillite, avec toutes les conséquences sociales et politiques qui peuvent en découler. En un mois, leurs cours de Bourse se sont effondrés [6] et leur capitalisation boursière s’est brutalement réduite. Se recapitaliser consisterait pour elles à s’adresser aux « marchés », à leurs actionnaires (notamment à leurs dirigeants qui ont profité largement des « bonus ») pour augmenter le niveau des fonds propres, voire à solliciter des « repreneurs » étrangers. Mais qui accepterait de s’engager maintenant vers des opérations aussi risquées ? Donc, l’ultime recours de la finance, face à la menace d’une déconfiture bancaire généralisée, ce sont désormais les Etats.
C’est bien ce qui s’est encore passé le 27 octobre 2011 à Bruxelles, à l’issue d’une folle semaine de négociations et d’un nouveau « sommet » volontairement dramatisé. Pour « sauver » la Grèce, il a été nécessaire de lui consentir une aide supplémentaire de 30 milliards d’euros et surtout, les banques prêteuses ont été cette fois contraintes d’accepter une décote de 50% de leurs titres sur ce pays, « effaçant » ainsi une partie de leur dette publique. Cet abandon de créances, considéré comme « volontaire » n’entraînera pas les mécanismes classiques « d’assurance » (notamment les fameux CDS, : Credit Default Swaps,) qui sont censés protéger les créanciers de la faillite d’un emprunteur. L’endettement de la Grèce envers le FMI et la Banque centrale européenne ne sera pas réduit d’un dollar.
Mais quelle sera la contrepartie de cette aide ? Que la Grèce poursuive les plans d’austérité en cours et accélère les privatisations pour atteindre quinze milliards d’euros. Ces mesures devraient alors, à l’horizon 2020 (!!), ramener l’endettement de la Grèce de 160 à 120% de son Produit Intérieur Brut, lui permettant alors de revenir « sur les marchés » [7]. En fait, tout cela supposerait un redémarrage de l’économie grecque (en « croissance négative » depuis 2008) et un bond de ses exportations (seulement 7% du PIB dont tourisme et armement maritime, le plus faible taux de la zone euro) et aussi des rentrées fiscales provenant d’activités économiques rentables. Les récents développements de la situation dans ce pays ne vont pas dans ce sens.
L’avenir reste très problématique dans la mesure où le FESF censé constituer un « fonds de sauvetage » financier de la zone euro n’a pas été « autorisé », suite au refus de l’Allemagne, à avoir accès aux ressources en principe « illimitées » de la Banque Centrale Européenne. Simplement sa « force de frappe » a été théoriquement accrue puisqu’il pourrait désormais « garantir » jusqu’à 1000 milliards d’euros de prêts émis par les Etats européens. Mais cet échafaudage instable de garanties révèle d’emblée ses limites si l’on veut bien considérer que les principaux contributeurs à ce fonds (en 2e, 3e, 4e position : la France, l’Italie et l’Espagne) pourraient, dans un proche avenir, être amenés à solliciter son aide.
Qui pourrait donc désormais, dans ce chaos politico-financier, « sauver » l’Euro en participant au « fonds de sauvetage » européen et au renflouement des banques créancières de pays en déficit ? Les pays dits « émergents » ont été sollicités pour fournir leur « aide ». Parmi ceux-ci, la CHINE revient en première ligne. Déjà souscriptrice d’obligations émises par le FESF, elle pourrait apporter encore de 35 à 70 milliards d’euros. La condition : accéder rapidement au « statut d’économie de marché » de l’Organisation Mondiale du Commerce, c’est-à-dire permettre à ses marchandises (et à ses investissements) d’accéder plus librement aux pays européens. La Chine, la plus grande économie du monde à surplus d’exportation, donc avec des réserves considérables, serait financièrement la mieux placée pour aider l’Europe. Elle demandera cependant des garanties solides pour souscrire aux dettes souveraines de l’eurozone ainsi que l’accès à ses marchés. D’un autre côté, pour poursuivre ses exportations, affirmer son influence en Europe, elle a tout intérêt à « sauver » la zone euro, l’empêcher si possible d’entrer dans une nouvelle phase de dépression.
Ces conflits « d’hégémonisme » ne découlent pas directement des mécanismes généraux de la concurrence mais ils lui sont liés. Ils révèlent surtout la place prise par les nouveaux venus dans les échanges mondiaux. L’interdépendance mondiale accrue , la « pression » chinoise, pourraient, selon certains, favoriser une plus grande intégration du capital au niveau européen, pour d’autres contribuer davantage à aiguiser les rivalités commerciales au sein même de l’eurozone [8].
Le scénario qui semble le plus probable, à l’aube de cette année 2012, est bien celui de nouvelles faillites ou de fusions-restructurations de banques au sein même de la zone euro comme le prévoit le dernier rapport trimestriel de la Banque Centrale Européenne elle-même. Selon ce rapport , l’indicateur du « risque systémique », celui qui renseigne sur la solidité du « réseau bancaire » dans son ensemble, n’a jamais été aussi élevé, bien supérieur à celui qui avait prévalu lors de la crise des subprimes. Les actions des grandes banques européennes ont en effet perdu près des deux tiers de leur valeur depuis le début de 2011 et les contrats financiers de « garantie » comme les CDS, Credit Defaut Swaps, censés faire face au défaut des Etats, des entreprises, des banques elles-mêmes risquent d’être inopérants. La perte de « confiance » est telle que le manque de liquidités peut aujourd’hui faire tomber une Banque, et par contagion d’autres banques car tout se conjugue : la crise des dettes souveraines, la fragilité du système bancaire et le marasme grandissant des économies. La crise de liquidités est telle que la BCE a du, une nouvelle fois, le 20 décembre, mettre à la disposition des banques européennes, à « guichet ouvert », près de 500 milliards d’euros pour éviter la déconfiture.