Certains font semblant de ne rien comprendre au débat sur la Constitution européenne. Alors qu’il n’y a rien de plus simple. Après Thessalonique, la CIG de Rome discute le projet sorti de la Convention dans le prolongement des traités de Maastricht et d’Amsterdam. Il paraît que ce petit texte de 300 pages a le mérite de répondre aux angoisses des peuples : on abandonne enfin les « trois piliers » (sic !) La démarche de subsidiarité est « clarifiée » (ouf...). La PESC aura un vrai ministre « mandataire » du Conseil (eurêka !). L’équilibre est trouvé entre le Parlement, le Conseil et la Commission, le nombre des commissaires est limité, la Charte est intégrée mais « dans le respect des limites des autres parties de la Constitution » (nous voilà rassérénés !).
Cette constitution d’un Etat inexistant ne sera ni fédérale ni confé- dérale grâce à l’extension de la « codécision » et du vote à majorité qualifiée qui concerne la majorité des Etats représentant au moins 60 % de la population (re-sic !). Et surtout... le Conseil aura un président qui, sans pouvoir réel, pourra présider les séances et (éventuellement) inaugurer les chrysanthèmes.
À ceux qui n’ont toujours rien compris et sont réticents, Alain Lipietz répond : « Vous voulez retourner à Nice. » Argument imparable et censé faire mouche auprès des populations.
Cette description n’est malheureusement pas qu’une caricature. Que le débat continue ainsi et les nationalistes ou démagogues de tous bords n’auront plus qu’à ramasser la mise. Depuis toujours, tout a été fait pour désintéresser les citoyens des problèmes posés par l’Union. Elle apparaît comme un monstre insaisissable, au fonctionnement opaque, y compris pour ceux qui ont plus de quatre ans de Parlement européen.
Si on souhaite intéresser les peuples, il faut discuter du contenu de la construction européenne avant de traiter de son fonctionnement. L’UE se trouve au cœur d’un nouveau partage du monde après l’effondrement des pays de l’Est. Cela s’accompagne d’une redéfinition des alliances et ouvre la voie à de nouvelles rivalités entre grandes puissances, au moment où l’administration Bush s’efforce d’imposer son hégémonie dans le cadre de la mon- dialisation capitaliste. Une série d’institutions ne sont plus adaptées à la nouvelle donne (ONU, OMC, OTAN...). A travers cette Constitution qui n’est en fait qu’un traité intergouvernemental, les puissances européennes cherchent à légitimer un espace économique concurrentiel pour récolter quelques miettes de la globalisation.
Ce projet institutionnalise un fonctionnement profondément antidémocratique. Son élaboration en fut une caricature : une centaine de députés dépourvus de mandat et une consultation-alibi de quelques représentants de la « société civile » ont accouché, au forceps et sans vote, d’un projet dont les deux tiers ont été cachés jusqu’à la fin des travaux, en juillet.
Une fois adopté, ce document ne pourra être amendé que par l’unanimité des gouvernements concernés. Voilà qui constitutionnalise l’Europe libérale de Maastricht, avec pour principe directeur exclusif « un marché unique où la concurrence est libre et non faussée » (article I-3-2). Le but est officiellement de promouvoir « une économie sociale de marché hautement compétitive » (I-3-3).
L’Europe qui se dessine ainsi se dote en outre d’une dimension militariste, où « les Etats membres s’engagent à améliorer leurs capacités militaires » (I-40-3). Elle reconnaît son allégeance aux Etats-Unis en précisant qu’elle travaillera « en étroite coopération avec l’OTAN » (I-40-2).
Quant à l’intégration de la Charte des droits fondamentaux, qui motive l’adhésion d’une bonne partie de la gauche à ce texte, c’est une vaste duperie. Depuis Nice, ladite Charte n’est qu’un rappel de généralités et de vœux pieux bien en deçà de la plupart des droits sociaux et démocratiques acquis dans la majorité des pays d’Europe. Une Charte qui va même jusqu’à refuser la notion de « droit à l’emploi » au profit « du droit de travailler et du droit de chercher un emploi » (articles 15-1 et 15-2). Quelle avancée !
Les directives européennes ont souvent servi d’alibi aux différents gouvernements, de gauche comme de droite, pour justifier les privatisations du secteur public, les délocalisations, les fermetures d’entreprise ou le développement de l’arsenal répressif, notamment contre les immigrés. Les lois sécuritaires visant à criminaliser des secteurs entiers des populations se multiplient en Europe au nom de la croisade « antiterroriste » imposée par la Maison Blanche, tandis que s’est imposé en catimini le « mandat d’arrêt européen ».
On comprend la gêne des partis de l’ancienne gauche plurielle devant ce projet de Constitution, qui n’est que la suite du traité de Maastricht qu’ils avaient ratifié, à l’exception du PCF.
Comment oublier que la privatisation d’EDF a été décidée au sommet de Barcelone avec l’approbation de Lionel Jospin, sans parler de la libéralisation du marché du fret à la SNCF sous Gayssot ? Sensibles à l’hostilité croissante de la population, comme au fait qu’ils sont aujourd’hui dans l’opposition, PS et Verts donnent l’impression de s’interroger sur le projet giscardien. Pourtant, l’épreuve de vérité a eu lieu au Parlement européen le 24 septembre, comme à l’accoutumée sans grand écho médiatique. Une résolution approuvant le projet giscardien a été présentée en commun par Robles du PPE et Tsatsos du PSE. Elle a été adoptée par 335 voix contre 106 et 53 abstentions. La quasi-totalité du groupe socialiste a voté pour, la majorité des Verts aussi malgré l’abstention de la plupart de leurs élus français et des partis espagnol et allemand de la GUE (la majorité de ce groupe, dont le PCF, LO et la LCR, votant contre).
Ainsi, les peuples sont-ils totalement dépossédés de leur avenir, plombés par le carcan d’une Constitution qui, selon Giscard lui-même, devra durer cinquante ans ! Il est donc urgent de s’y opposer par tous les moyens. La première étape devrait être la ratification éventuelle du texte. Référendum ou vote des Assemblées ? Nous choisissons la première solution, même si peuvent se mêler des voix aux motivations totalement opposées. Nous sommes décidés à mener une vigoureuse campagne afin qu’un « non » anticapitaliste soit en mesure de dissiper toutes les confusions.
Au-delà, l’essentiel doit reposer sur la mobilisation des peuples pour une Europe sociale, démocratique et écologiste. Nous sommes des « altereuropéens » ; l’Europe que nous souhaitons commence à se construire à travers des luttes : euromarchés contre le chômage, marche des femmes ou euroluttes comme celle des Alstom. Elle devrait pouvoir converger autour d’une charte des droits démocratiques et sociaux harmonisant par le haut les acquis et rompant avec la logique capitaliste.
Le développement du mouvement altermondialisation témoigne de la vitalité d’une autre Europe en train de se construire. Refusons de choisir entre la peste et le choléra, entre Nice et Rome. Notre choix, c’est l’Europe des travailleurs et des peuples.