Cuba est à la fois l’objet d’une surmédiatisation et d’une sous-analyse. Les événements qui surviennent dans l’île sont souvent grossis, mais le zoom ne permet pas d’y voir plus clair tant l’émotion brouille la vision. « Totalitarisme tropical » : le diagnostic est toujours le même et c’est lui qui a dominé les commentaires lors de la passation des pouvoirs de Fidel Castro à son frère Raul. « “Castro succède à Castro.” “Bonnet blanc et blanc bonnet !” »
Le gouvernement cubain s’engage à rendre des comptes et à se soumettre pour la première fois, en mars 2009, au mécanisme de révision périodique universel établi par le nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU, il ratifie (28 février) deux traités internationaux des Nations unies, le Pacte international sur les droits civils et politiques, et celui sur les droits économiques, sociaux et culturels. Rien ne change ! Pourquoi pareil refus d’analyse ? Certes l’Etat cubain est articulé sur un parti unique et parti d’Etat, dirigé par un homme disposant de pouvoirs considérables depuis près d’un demi-siècle. Certes il n’y a pas de véritable séparation des pouvoirs et pas de pluralisme politique. L’institutionnalisation du régime dans les années 1970 a été de pair avec sa « soviétisation ».
Et les agressions de Washington aidant, Fidel Castro justifiera le verticalisme autoritaire par les contraintes d’une forteresse assiégée. Il défend depuis lors une conception des droits de l’homme réduite aux droits sociaux qui évacue les libertés politiques. Selon la Commission cubaine des droits de l’homme, Cuba compte 234 prisonniers politiques.
Une analyse rigoureuse devrait se demander si la menace qui pesait sur Cuba était fictive ? Instauré depuis plus de quatre décennies, l’embargo, qualifié d’« injuste et (d’)inacceptable » (Le Monde du 28 février) par le cardinal Tarcisio Bertone, numéro deux du Vatican, a-t-il été sans conséquences ? Quelles étaient les marges de manoeuvre de la direction cubaine, en pleine guerre froide, dans une île de 6 millions d’habitants située à 160 km au sud des Etats-Unis ?
Pourquoi une révolution issue d’une insurrection populaire qui ne devait rien à Moscou s’est-elle rapprochée d’un « modèle » bureaucratique en crise ? Comme l’indiquent les travaux des historiens nord-américains, les préparatifs destinés à renverser la direction castriste commencent en mars 1959. Cinq ans auparavant, en 1954, au Guatemala, le président Jacobo Arbenz venait d’être renversé par une intervention organisée par la CIA (comme le sera dix-neuf ans plus tard le président chilien Salvador Allende).
Dans ce contexte géopolitique, le rapprochement avec l’URSS apparaîtra très vite comme la seule chance de survie. L’invasion de la baie des Cochons (1961) confirmera ces craintes. Pour prévenir une nouvelle intervention, des missiles seront installés dans l’île. Ce sera la crise des fusées (1962). Puis les accords économiques et le rapprochement avec l’Union soviétique, contestés par Guevara. Les classifications binaires — totalitarisme contre démocratie représentative — ne permettent pas de comprendre des phénomènes politiques sui generis tels que la révolution cubaine, son retentissement, son histoire, la survie du castrisme après l’effondrement de l’URSS et l’évolution actuelle. Comment analyser la passation des pouvoirs qui vient d’avoir lieu à La Havane ? Comment ne pas voir que la conjoncture actuelle résulte d’une alchimie particulière ?
Mutations sociales, renouvellement générationnel, épuisement de l’économie de commandement, débats idéologiques, retour critique sur les années de plomb et bilan du socialisme réel, tout indique que nous sommes à un moment charnière de l’histoire. Une société civile est en train d’émerger : protestations des intellectuels en 2007 contre la présentation flatteuse à la télévision du responsable de la censure dans les années 1970, débats véhéments entre des étudiants et le président de l’Assemblée nationale, opposition de salariés à un projet de fiscalisation des primes payées en devises...
Ces manifestations traduisent l’ambivalence des rapports que les Cubains entretiennent avec le pouvoir castriste, leur attachement à la révolution, mais aussi leur fatigue et leurs désirs de changements, même si la crise qui a suivi l’effondrement de l’URSS a provoqué des différenciations sociales et politiques. Quel est le message envoyé par le nouveau président ? « Tout est négociable, sauf la souveraineté », a déclaré à trois reprises Raul Castro. Il a annoncé des « changements structurels », une plus grande tolérance, la levée d’un certain nombre d’interdits, tout en réaffirmant le « rôle dirigeant » du Parti communiste.
Fidel Castro reste premier secrétaire jusqu’au prochain congrès, dont la date n’est pas encore fixée. Des réformes importantes sont envisagées dans l’agriculture, et l’administration centrale de l’Etat devrait être restructurée. La dualité monétaire est à l’étude. La réévaluation graduelle du peso annoncée par le nouveau président aura des conséquences sur les salaires, les prix et les subventions étatiques jugées « irrationnelles et insoutenables ».
« Les défis sont nombreux et difficiles », reconnaît Raul Castro. Mettre en oeuvre des réformes économiques marchandes risque d’entraîner des tensions sociales et politiques. Il va essayer de chevaucher le tigre. L’évolution de Cuba dépendra aussi du résultat de l’élection américaine. Le retrait de Fidel Castro pourrait faciliter une normalisation progressive des relations en cas d’élection de Barack Obama, mais le lobby cubain de Miami pèsera à nouveau de tout son poids pour l’empêcher.
Pourquoi la plupart des commentaires sont-ils déconnectés de la réalité historique et oublient-ils la problématique insulaire face à la puissance impériale ? Il s’agit en réalité d’une campagne idéologique visant à condamner toute tentative de construire des voies de développement autonome s’opposant à l’hégémonie des Etats-Unis, comme au Venezuela, en Bolivie ou en Equateur.
Les dirigeants de ces pays, démocratiquement élus, sont d’ailleurs confrontés à la même campagne les accusant de menacer la démocratie. Dans un article signé par Martin Hutchinson (Breakingviews.com), Le Monde du 23 février), on peut lire : plusieurs pays victimes de « l’influence maléfique de Castro » ont vu leur PIB par habitant « reculer entre 1980 et 2000. Et trois d’entre eux — Haïti, le Nicaragua, et le Venezuela pourtant riche en pétrole — se sont appauvris sur cette période » (l’auteur ne sait visiblement pas que les sandinistes n’étaient plus au pouvoir au Nicaragua depuis 1990 et qu’au Venezuela Hugo Chavez n’a été élu qu’en 1998).
Martin Hutchinson poursuit : « L’influence du socialisme anti-yankee de Fidel Castro, si elle a été indirecte, n’en a pas moins été énorme. On a vu fleurir dans la région des mesures aussi destructrices que la réforme agraire ou l’expropriation des investissements étrangers. Conséquence, la propriété privée dans cette zone n’est jamais acquise. » L’idéologie l’emporte sur l’analyse. Les croisés du néolibéralisme font l’impasse sur l’échec cinglant de leurs politiques en Amérique latine.