L’exigence de reconnaissance dans les luttes des salariés

, par MATHIEU Lilian

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La notion de « lutte pour la reconnaissance » est née au sein de la philosophie morale, et sert avant tout à rendre compte de mobilisations exigeant la reconnaissance d’identités que ceux qui les portent considèrent comme injustement dépréciées ou opprimées. Pour Charles Taylor, par exemple, c’est l’exigence moderne d’authenticité, comme forme de fidélité à soi-même, alliée au principe d’égalité universelle, qui conduit certains groupes (minorités sexuelles et ethniques, par exemple) à dénoncer comme une oppression le fait que « les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes » (Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1992, p. 41).

Pour sa part, Axel Honneth envisage l’exigence de reconnaissance à la fois dans sa dimension singulière -– la reconnaissance d’autrui comme fondement de l’individualisation et de l’autonomie du sujet par consolidation de l’estime de soi -– et dans sa dimension proprement sociale. Ce que Honneth appelle « lutte sociale » découle ainsi « du non-respect d’attentes de reconnaissance profondément enracinées », et se constitue dans un « processus pratique au cours duquel des expériences individuelles de mépris sont interprétées comme des expériences typiques d’un groupe tout entier, de manière à motiver la revendication collective de plus larges relations de reconnaissance » [1]. Un courant d’analyse des mouvements sociaux avait, avant ces philosophes, lui aussi pointé les enjeux de reconnaissance portés par certains mouvements sociaux. Selon les auteurs qui s’y rattachent, et parmi lesquels on peut citer Alberto Melucci et Alain Touraine, les « nouveaux mouvements sociaux » (c’est-à-dire ceux apparus dans le sillage de la contestation soixante-huitarde, comme les mouvements écologistes, féministes, homosexuels ou régionalistes) se caractériseraient particulièrement par la défense d’identités minorisées ou stigmatisées. Mais c’est sous la plume de Ronald Inglehart [2] que cette idée a été formulée de la manière la plus explicite. Selon ce sociologue, dans des sociétés occidentales en voie de passer au stade « post-industriel » et où les besoins matériels immédiats seraient désormais satisfaits, les revendications se déplaceraient d’enjeux « matérialistes » vers des enjeux « post-matérialistes », c’est-à-dire avant tout moraux, et spécialement relatifs à la défense de l’autonomie et de l’identité personnelles. Ces exigences « post-matérialistes » de reconnaissance identitaire seraient le propre des mouvements sociaux portés par la petite bourgeoisie nouvelle, tandis que celles d’ordre « matérialiste » seraient la marque d’un mouvement ouvrier destiné à dépérir.

Ces thèses ont fait l’objet de nombreuses critiques, qui ont notamment relevé leur inadéquation à la réalité de la contestation, au sein de laquelle les enjeux relatifs au monde du travail occupent toujours le premier rang [3]. Mais a surtout été pointé leur caractère normatif (les causes post-matérialistes, plus « générales » et « désintéressées », sont d’évidence plus légitimes que celles économiquement « intéressées »), que redouble le vocabulaire, fréquemment employé pour désigner les « nouveaux mouvements sociaux », du « militantisme moral ». C’est d’une ringardisation des revendications du monde du travail et de ses formes collectives de lutte que participe ce discours, qui relève plus globalement d’une disqualification et d’une invisibilisation politiques des classes populaires [4].

Une enquête récemment menée auprès de jeunes salariés flexibles et précaires [5], travaillant dans des grandes surfaces culturelles ou des centres d’appel, syndiqués et/ou ayant participé à des mouvements de grève, apporte un éclairage concret sur cette question, en soulignant l’intrication, bien plus que l’opposition, entre revendications salariales et de reconnaissance. Un regard sur les motivations de l’engagement syndical de ces salariés ou de leur participation à des protestations collectives indique en effet que le mécontentement qui s’y exprime ne peut se résumer à de simples revendications d’amélioration du niveau de vie mesurables en termes seulement économiques.

Les exigences d’amélioration de la situation de travail, tout d’abord, n’existent pas « en soi », indépendamment de la situation des salariés, et spécialement de l’état de leur carrière professionnelle. En effet, le mécontentement devant l’emploi s’exprime le plus souvent non pas à la découverte du monde du travail, mais après plusieurs années de salariat. La précarité et le faible niveau de rémunération ne sont en effet pas nécessairement vécus en début de carrière sur le mode de la contrainte, mais sur le mode davantage positif du « boulot d’étudiant » ou du « petit boulot » temporaire. Les horaires atypiques offrent l’avantage de permettre de concilier le travail avec d’autres activités (les études, mais aussi les loisirs et la sociabilité juvénile), et le souvent bas niveau de salaire et de qualification ne constitue pas un stigmate quand il peut être surmonté par le statut, davantage valorisant, d’étudiant. Ce jeu sur les identités n’est cependant plus possible au moment de l’entrée dans la « vraie » vie active, lorsque les études sont interrompues et que l’emploi devient le cœur de l’identité sociale – et cela d’autant plus fortement qu’elle peut être concomitante de l’entrée en couple et de la naissance d’un enfant. Au détachement se substitue alors une « loyauté forcée » au monde du travail, dans laquelle la prise de parole apparaît comme une solution aux tensions ressenties entre la nécessité d’en « rabattre » et la volonté de continuer d’exister en échappant à l’enfermement dans une identité professionnelle peu valorisante. Le mécontentement se nourrit également de la déception devant les conditions d’exercice de l’emploi. Les employés de grandes surfaces culturelles rencontrés au cours de l’enquête en présentent des expressions exemplaires. L’écart entre les tâches qui leur sont confiées et leur qualification (beaucoup ont suivi une formation de libraire) ou leurs compétences (plusieurs sont passés par les Beaux-arts et exercent en amateurs ou de manière semi-professionnelle des activités artistiques, et c’est au titre de leurs compétences dans le domaine artistique qu’ils ont été recrutés) entraîne une vive frustration. Sentiment de routine, répétition de tâches « robotisées », limitation des initiatives, salaire réduit, absence de perspective d’avancement, surveillance et mépris de l’encadrement qui leur répète qu’ils sont « juste bons à ranger les livres sur les rayons »… se conjuguent pour nourrir leur amertume. La plupart de ces salariés ressentent durement les contradictions entre ce qu’ils rêvent d’être (souvent des artistes), leur emploi dans un univers culturel (et qu’ils investissent sur un mode culturel) et la réalité d’une activité quotidienne prosaïque et dépourvue de toutes les promesses d’enrichissement personnel qu’elle pouvait initialement revêtir à leurs yeux.

Dans le cas des centres d’appels, ces contradictions entre les espoirs et la réalité de l’univers professionnel sont liées au système de relations dans lequel les employées se trouvent placées et qui déçoit leurs aspirations à une revalorisation d’elles-mêmes. Pensant s’insérer dans une véritable équipe dont la solidarité compenserait leur isolement ou leur solitude nés d’une trajectoire souvent heurtée, elles se retrouvent dans un cadre de travail qui individualise et rend impersonnels leur place et les rapports aux autres (poste de travail séparé des autres, enfermé dans des appels téléphoniques répétitifs ne laissant aucun temps pour la discussion ou les échanges, pauses limitées et fort turn-over qui empêche des amitiés de se nouer, horaires changeant d’un jour à l’autre et désaffiliant les employées entre elles…). Voyant en outre dans leur activité d’appels téléphoniques des actes qui engagent leur personne et leur personnalité et faisant de cette « relation aux clients » le support d’une possible reconnaissance de leurs compétences, elles se retrouvent harassées par ces appels qui leur deviennent souvent insupportables ; elles découvrent également que toute la maîtrise technique dont elles peuvent faire preuve (trouver d’emblée les « bons termes », « positiver leur réponse », bien savoir relancer, etc.) ne suffit pas à leur épargner le mécontentement de leurs interlocuteurs. Alors même que ces employées espèrent gagner une forme de dignité sociale dans et grâce à leur activité relationnelle, celle-ci ne cesse de les remettre à une place dévaluée ou de les déstabiliser.

De ce fait, les mobilisations de ces salariés, si elles affichent le plus souvent des revendications d’augmentation salariale et d’amélioration des conditions de travail, ne se laissent pas réduire à des exigences purement matérielles. Ce qui s’exprime dans ces revendications est aussi, et parfois surtout, une revendication de dignité, celle que l’on est en droit d’attendre en reconnaissance de sa contribution à la vie, et à la rentabilité, de l’entreprise, celle que l’on mérite pour avoir accompli consciencieusement un travail de qualité et pour lequel on a mis en œuvre des compétences spécialisées. Une formulation exemplaire de ce type d’attente est fournie par une hôtesse d’accueil d’une grande surface culturelle qui, en participant à une grève pour une revalorisation des salaires (dont on peut remarquer qu’elle la présente en recourant au registre de la « considération »), tenait également à exprimer à son encadrement son mécontentement de n’avoir pas obtenu une promotion qu’elle estimait mériter en reconnaissance de la qualité de son travail : « On me laissait espérer que je passe donc à un échelon supérieur, en tant qu’hôtesse, que je passe donc à l’échelon de polyvalent. Et ça faisait plusieurs mois qu’on me laissait espérer, à chaque fois on me disait “oui, oui, oui”. [...] Je voyais toujours rien, et donc je me suis dit “ben mince, voilà, je vais pas me laisser faire”, et donc j’ai participé à la grève. Oui, c’était un mélange de ras-le-bol, de ras-le-bol parce que nous ne sommes pas considérés, comme je l’ai déjà dit. Et puis parce que donc ça faisait un an et demi que j’étais dans la société, je faisais exactement les mêmes tâches que mes collègues qui sont polyvalentes, et je n’avais pas tout à fait la même rémunération ». Pour cette salariée, « ne pas se laisser faire », c’est-à-dire montrer que l’on n’est pas dupe devant des promesses non tenues, participe de toute évidence de la construction et de la préservation de l’estime de soi.

Deux conclusions s’imposent au terme de cette brève contribution. La première est qu’il est erroné d’opposer, comme le faisaient les tenants de l’analyse des « nouveaux mouvements sociaux », luttes « matérialistes » et luttes « identitaires » ou « morales ». Tout mouvement social étant, peu ou prou, porteur d’une conception d’un ordre social harmonieux – soit déjà réalisé et qu’il convient de défendre contre ce qui le menace, soit encore à atteindre et dans l’horizon duquel il faut lutter –, il n’est pas de mobilisation collective, même la plus « matérialiste » qui soit en apparence, qui ne puisse se targuer d’une composante morale au moins implicite (sous forme, par exemple, d’une conception plus ou moins élaborée de ce qu’est la juste rémunération d’un travail donné). Axel Honneth et Nancy Fraser en sont d’ailleurs bien conscients, le premier lorsqu’il pointe que les revendications matérielles ne sont pas exemptes d’exigences de reconnaissance quand « l’estime sociale d’une personne ou d’un groupe est si clairement liée à leur pouvoir de disposer de certains biens que seule l’acquisition de ces derniers leur apporte la reconnaissance qui leur est due » [6], et la seconde lorsqu’elle cherche dans sa théorie de la justice à « conceptualiser la reconnaissance culturelle et l’égalité sociale dans des termes tels qu’elles puissent se renforcer l’une l’autre au lieu de s’entraver mutuellement » [7]. La seconde conclusion est que les entreprises de mobilisation des salariés précaires font fausse route lorsqu’elles ne visent qu’à la défense d’une catégorie homogène de « précariat » et quand elles revendiquent la mise en place de dispositifs destinés à faciliter, sur le modèle de l’intermittence, la transition d’un emploi ou d’un statut professionnel à un autre. En poursuivant une démarche d’unification et de convergence à partir du seul critère de l’emploi discontinu et mal payé, ils tendent à nier ce qui pourtant assure un fondement à l’identité des travailleurs, à savoir la valorisation de leur « métier » et des compétences qu’il appelle – et dont l’exigence de reconnaissance est au principe de bien des luttes. En témoignent l’accueil pour le moins tiède qu’ont réservé les salariés de certaines grandes surfaces culturelles aux animateurs de collectifs de précaires souhaitant faire « converger » leurs luttes, et leur refus de s’identifier à l’image du « salarié McDo », jetable et dépourvu de qualification, que ceux-ci leur proposaient [8]. Le faible écho que rencontre la figure de « précariat » auprès de ces salariés pourtant les premiers concernés par la flexibilité imposée témoigne que, dans le monde du travail, la fierté professionnelle n’est pas une valeur caduque.

P.-S.

Savoir/Agir, n° 3, mars 2008.

Notes

[1Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000, p. 194.

[2Ronald Inglehart, The Silent Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1977.

[3Cf. Olivier Fillieule, Stratégies de la rue, Paris, Presses de Sciences-po, 1997 ; Lilian Mathieu, « Les nouvelles formes de la contestation sociale », Regards sur l’actualité, n° 251, 1999.

[4Cf. Annie Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants », in A. Collovald (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, PUR, 2002.

[5Annie Collovald, Lilian Mathieu, Les retournements de l’improbable. Enquête sur des salariés de grandes librairies et de centres d’appels et sur les intermittents du spectacle, rapport de recherche pour la DARES, 2007.

[6Op. cit., p. 198.

[7Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005, p. 14.

[8C’est bien une exigence de reconnaissance d’une identité de travailleur doté de compétences professionnelles qu’exprime cette libraire lorsqu’elle se distancie de l’image dégradée que, selon elle, diffusent les collectifs de précaires qui avaient manifesté leur soutien à une grève à laquelle elle participait : « C’est bien qu’ils [les collectifs de précaires] viennent nous soutenir, je dis pas ça, c’est bien, ça fait plus de monde, ça fait plus de bruit, machin. Mais je ne suis pas forcément d’accord avec ça. Tu vois, ou sinon les étudiants de l’UNEF, eux ils viennent donner leurs tracts... Pff... Qu’est-ce qu’on s’en fout, nous ? Enfin tu vois, on n’est pas non plus une bande d’étudiants. Et qu’ils arrêtent de nous considérer aussi comme des étudiants, parce qu’on n’est plus étudiants. Y’a des pères de famille, y’a des mères de famille. Tu vois ? Donc déjà qu’on est vus comme des boulots d’étudiants par la plupart des clients, qui pensent qu’on habite tous chez papa et maman et que on fait ça simplement pour avoir notre argent de poche, non ».

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