Les projets de réforme des systèmes de retraite aujourd’hui discutés en France s’inscrivent dans une orientation codifiée pour l’ensemble du globe par la Banque Mondiale, dans un rapport [1] qui propose la mise en place de trois « piliers ». Le premier pilier, obligatoire, est constitué par un système public d’assistance, financé par l’impôt, et chargé de verser un minimum vieillesse fixé à un bas niveau, puisque le rapport avance le chiffre de 20 % du salaire moyen . Le second pilier est lui aussi obligatoire et constitue le coeur du système : il repose sur des comptes d’épargne financés par des cotisations obligatoires et gérés par des institutions au choix du salarié. Le dernier pilier est facultatif et correspond à l’épargne individuelle qui permet à chacun de compléter comme il l’entend, les piliers obligatoires.
Il faut bien voir que ce projet d’ensemble articule de manière assez cohérente des intérêts divers et définit ainsi une alliance durable entre les assureurs, le patronat et la droite.
Les sociétés d’assurance sont évidemment intéressées au premier chef puisque tout nouveau « produit » d’épargne constitue un élargissement de leurs marchés. Il n’est donc pas étonnant que l’un des plus vibrants plaidoyers en faveur de la capitalisation ait été lancé en 1984 par Michel Albert, alors PDG des Assurances Générales de France. On trouve à l’époque de nombreux groupes de pression comme cette « Association de Genève » qui avait notamment commandité en 1982 le livre, déjà cité, de Kessler et Strauss-Kahn. En 1990, le même Kessler squatte un numéro spécial de la revue de l’INSEE avant d’être nommé à la tête de la Fédération Française des Sociétés d’Assurance. Celle-ci - nous sommes en septembre 1992 - remet au Premier Ministre un « projet pour le développement de régimes de retraites par capitalisation » qui entre largement en résonance avec les programmes de la droite. Ce texte est rédigé en commun avec l’Association des entreprises privées qui regroupe les grands groupes sous la houlette d’Ambroise Roux. Ces positions prendront appui sur le Livre blanc de Rocard de 1991 pour inspirer la réforme Balladur de 1993. Pour le patronat, les « réformes » représentent à l’évidence un moyen de limiter la progression des charges sociales ; il a également intérêt à développer une forme nouvelle d’association capital-travail qui aurait l’avantage de développer une source de financement captive.
C’est peut-être la trajectoire de Denis Kessler qui résume le mieux la constitution de cet arc de forces : de la recherche sur la patrimoine il est passé aux assurances, avant d’entrer en 1994 au CNPF, dont il est devenu l’idéologue en chef. Sous sa férule, le MEDEF défend aujourd’hui des positions sans équivoque : retraite à 65 ans, 45 annuités pour avoir un taux plein, gel de la répartition et développement de la capitalisation. La droite accompagne avec, par exemple, un livre de Douste-Blazy, Pour sauver nos retraites, plaidoyer absurde pour des fonds de pension à la taille démesurée. Quant au gouvernement actuel, il reprend à son compte l’antienne d’un blocage voire d’un recul des prélèvements obligatoires, qui s’inscrit clairement dans la logique d’austérité européenne du Pacte de stabilité et s’aligne par avance au programme revendicatif du patronat.
Malheureusement pour les tenants de ce genre de réforme, le système français est très éloigné d’un tel « idéal ». Pour s’en rapprocher, il faut mener une politique des petits pas, qui mobilise plusieurs procédés. Le premier revient à tirer la sonnette d’alarme afin de préparer le terrain dans l’opinion. Le rapport Charpin a servi à enfoncer ce clou, à partir d’un tableau catastrophiste visant à établir que le poids des retraites par répartition va s’alourdir démesurément en fonction des évolutions démographiques. La nécessité de réformer le système en y introduisant une « dose » de capitalisation est fortement suggérée, mais sous la forme d’un fonds de réserve plutôt que celle des fonds de pension. Le débat sur les fonds de pension est ainsi entré dans une phase nouvelle. Leur création comme solution au problème des retraites face au « choc démographique » annoncé, si elle n’a pas totalement disparu, est aujourd’hui relativisée, et le mérite principal du rapport Teulade est de montrer qu’il y a d’autres façons d’aborder le problème que de se laisser enfermer dans une logique de régression sociale qui était celle du rapport Charpin. Il s’agit d’une première victoire, partielle, qui conduit à un renversement de la charge de la preuve : au lieu de partir du postulat d’une crise inéluctable de la retraite par répartition, les avocats des fonds de pension doivent désormais démontrer l’intérêt de leurs propositions.
Pour contourner l’obstacle des résistances, on déplace la question vers un thème nouveau, celui de l’épargne salariale. Un avant projet de loi a été proposé en ce sens par Laurent Fabius. Il est le fruit d’une longue gestation, depuis la note de juillet 1998 du député socialiste Jérôme Cahuzac, en passant par le rapport de Foucauld-Balligand [2]. En même temps, on présente l’âge de la retraite comme la principale variable d’ajustement du système par répartition, en excluant toute progression supplémentaire du taux de cotisation. Pour l’instant, il est seulement question d’aligner tout le monde sur les 40 annuités imposées en 1993 par Balladur aux salariés du privé.
Ce retournement a conduit à un renouvellement de l’argumentaire : on ne parle plus de fonds de pension, mais on vante les mérites d’une épargne salariale qui permettrait de faire d’une pierre deux coups, en améliorant le financement des entreprises tout en procurant aux salariés des droits nouveaux. Il nous semble pourtant qu’on a seulement changé l’ordre des plats : on met en place des fonds de pension présentés autrement, et on prépare les conditions d’un gel des retraites par répartition.
Pour mieux éclairer cette analyse, il faut commencer par s’y retrouver parmi tous ces fonds : on parle de fonds de pension, de réserve, d’épargne salariale. Leur point commun est d’introduire une dose de capitalisation dans la rémunération des salariés, mais on peut néanmoins distinguer trois grandes catégories :
- les fonds de pension stricto sensu correspondent à des plans individuels de financement de la retraite qui peuvent être gérés par une institution financière ou dans le cadre d’un plan d’entreprise ;
- les fonds d’épargne salariale sont des produits financiers dotés d’avantages spécifiques, qui s’inscrivent dans des plans d’entreprise.
- les fonds provisionnés (ou de réserve) ajoutent une source complémentaire de financement des caisses de retraite à côté des cotisations.
Les fonds dans la répartition
Les fonds de provision consistent à incorporer dans les régimes par répartition un fonds par capitalisation, dont les revenus viendront compléter les ressources liées à la cotisation. Ils peuvent viser différents objectifs.
Un fonds de lissage vise à mieux étaler dans le temps la progression du taux de cotisation. Selon les projections du rapport Charpin, ce taux devrait passer grosso modo de 24% aujourd’hui à 40% en 2040, mais sa progression ne serait pas linéaire : il y aurait une augmentation rapide à partir de 2005-2010, suivie d’une moindre croissance quelques années plus tard. Le fonds de lissage ne prétend pas éviter cette hausse mais entend mieux répartir cette progression sur l’ensemble de la période en anticipant la marche d’escalier 2005-2010.
La répartition provisionnée est plus ambitieuse puisqu’elle vise à stabiliser à terme le taux de cotisation à un niveau inférieur à son évolution spontanée, moyennant là encore une hausse plus rapide de la cotisation dans les premières années. Dans les deux cas, les caisses ont besoin au départ de ressources plus élevées que ce qui est nécessaire pour payer les retraites : la constitution de provisions suppose une ressource supplémentaire qui se ramène au fond à une sur-cotisation.
Ce choix peut paraître absurde : si la hausse du taux de cotisation est supposée insupportable, est-ce une bonne idée de l’anticiper ? Oui, répondent les partisans de la provision, parce que cette sur-cotisation va pouvoir profiter du « différentiel de rendement » entre le rendement des actifs financiers et le taux de croissance de la masse salariale qui représente le « rendement » de la répartition.
Si cette différence est faible, le recours à la capitalisation présente peu de justification, et, réciproquement le fonds de réserve sera d’autant plus efficace que ce différentiel est élevé. C’est ce que souligne Olivier Davanne, dans un rapport [3] où il propose cette formule d’épargne : « cette constitution de réserves est d’autant plus facile et bénéfique que le rendement du capital est élevé relativement au taux de croissance de la masse salariale ». Mais deux critiques peuvent être adressées au chiffrage qu’il propose.
Un différentiel élevé n’est pas soutenable. Le rapport Davanne envisage une fourchette allant de 4 à 6% pour le différentiel finance/salaire. Pour une progression de 2% par an de la masse salariale, cela revient à supposer pendant 40 ans des taux de rendement réel du capital de 6 à 8%. C’est difficilement compatible avec un taux de croissance de l’ordre de 2% par an, et ce n’est pas souhaitable non plus.
Cette configuration pèse depuis quinze ans sur la croissance et l’emploi et ne représente donc pas un idéal. La retraite par capitalisation pourrait fonctionner mais au prix d’un enlisement de la croissance. Même dans ces conditions, la répartition provisionnée suppose une sur-cotisation importante au cours des sept premières années. Elle s’étage en effet entre 1,3 point et 0,8 point de cotisation supplémentaire chaque année, selon que le fameux différentiel capital-travail est de 4 ou 6 %.
On a là un paradoxe d’importance : pour viser à une stabilisation ultérieure du taux de cotisation, il faut commencer par des sur-cotisations très élevées par rapport à l’évolution spontanée. Est-il bien raisonnable de ponctionner ainsi la masse salariale et de risquer de freiner un peu plus la croissance ? On peut ici reprendre l’image d’Henri Sterdyniak [4] : « le cycliste qui monte un sommet à bicyclette sait qu’il devra freiner dans la descente, ce n’est pas pour autant qu’il anticipe la descente en freinant dans la montée ».
Les salariés vont-ils au nom de bienfaits à venir « tolérer » une hausse de cotisations deux à quatre fois plus élevée (en point de cotisation) que l’évolution spontanée ? Nous pensons en tout cas que cet arbitrage n’est pas souhaitable.
Ce scénario revient à réaliser tout de suite une ponction au profit de la finance sous prétexte d’une moindre élévation des prélèvements dans vingt ans. Mais c’est un projet qui s’auto-détruit pour une raison évidente : plus le fonds grossit plus il vient peser sur la rentabilité financière. On retrouve ainsi une des objections classiques à la répartition, qui est cet effet de composition : si des capitaux importants sont réalisés au moment où la grosse vague des baby boomers part à la retraite, alors on ne peut postuler le maintien des taux de rendement. L’hypothèse implicite de Davanne est que cette rétroaction n’existe pas : le rendement financier serait le même quelle que soit la taille des fonds de retraite. Cette hypothèse ne peut être décemment soutenue et elle est récusée par les meilleurs spécialistes, que ce soit Artus à la Caisse des Dépôts ou Sterdyniak à l’OFCE. L’absence de réflexion confine ici à la duperie publicitaire.
Les modestes ambitions du fonds de réserve
Le fonds de réserve existe et, d’ailleurs, il est né dans des circonstances qui sont un démenti conjoncturel à la dramaturgie ambiante, puisqu’il correspond à un excédent non programmé de 2 milliards de francs de la caisse vieillesse. Cet effet d’aubaine a conduit à la création d’un « fonds de réserve des retraites » institutionnalisé par la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 : il est doté des « excédents de la branche vieillesse et d’une part des excédents du Fonds de solidarité vieillesse ». Le fonds est reconduit dans le projet de loi de finances et devrait atteindre 15 à 20 milliards de francs au début de l’année 2001, selon la ministre Martine Aubry. Il serait notamment alimenté par une partie des excédents de la branche vieillesse (2,9 milliards sur les 6,5 prévus), et par 4 des 18 milliards que devrait rapporter la privatisation des caisses d’épargne (il faut dire « cession des parts sociales »).
La consolidation du fonds de réserve a constitué la pièce maîtresse du discours de Lionel Jospin du 21 mars dernier sur les retraites. Il y fait un éloge appuyé du système par répartition et refuse une remise en cause frontale : « Certains nous disent que le système par répartition, ébranlé par le vieillissement démographique, doit laisser la place à des fonds de pension, inspirés de certains pays anglo-saxons. Ce n’est en rien notre approche ». Le Premier Ministre annonce ensuite que le fonds de réserve va être porté à 1000 milliards en 2020. Toute la question est de savoir où trouver les 980 milliards qui manquent. Pour y arriver, il faut postuler un progressif retour au plein emploi (avec 4,5 % de chômage). Ce sont alors principalement les excédents de la CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse) et surtout de la CSSS (contribution sociale de solidarité des sociétés) qui alimenteraient le fonds, pour 500 milliards. Il faut y ajouter un prélèvement de 2 % sur les revenus du patrimoine (de l’Etat) pour 150 milliards. Cela fait 650 milliards qui, ajoutés aux 20 déjà disponibles, seront placés et produiront, au taux supposé de 4 %, des revenus dont le cumul représenta 330 milliards de francs supplémentaires à l’horizon 2020.
Le compte n’y est pas. Pour obtenir un capital de 1000 milliards à partir d’un capital placé pendant 20 ans à 4 %, il faut une mise initiale de 456 milliards. On ne voit pas comment on peut condenser les versements en quelques années, sans freiner la consommation et donc la croissance, autrement dit sans obérer le supposé retour au plein-emploi. Ou alors, il faut envisager des montages financiers grotesques qui ont donné lieu à un véritable concours Lépine. Dès son retour à l’Assemblée, Henri Emmanuelli s’est ainsi fait remarquer en suggérant que la Banque de France mette sur le marché pour 150 milliards de francs de ses réserves d’or, afin de financer les retraites. Laurent Fabius imaginait de nouvelles privatisations et parle aujourd’hui de la vente des réseaux téléphoniques de la nouvelle génération.
Ces projets fumeux révèlent un véritable fétichisme et une incompréhension profonde du problème posé. Admettons par exemple que la banque de France vende son or, à des industriels ou à d’autres banques centrales. Dans le premier cas, cela risque de faire chuter le cours de l’or et les recettes attendues. Dans le second cas, cela fera entrer des devises étrangères dans les avoirs de la Banque de France, mais les contreparties de la masse monétaire française n’auront globalement pas varié puisqu’il y aura d’autant plus de devises qu’il y a d’or en moins. Ensuite, ces devises affectées au fonds de réserve pour les retraites serviront à acheter des titres financiers, et nous voilà revenus à la case capitalisation. On pourrait envisager un autre cas de figure où la Banque de France vendrait son or à des particuliers - on se demande bien ce que ceux-ci feraient des lingots, mais sait-on jamais - ou à des investisseurs institutionnels pour le compte de ceux-ci. Si une somme équivalente en francs allait dormir dans les caves de la Banque de France à la place chaude laissée par l’or, elle serait retirée de la circulation : il s’agirait alors d’une destruction de monnaie, le contraire d’une création pourtant indispensable à toute croissance macro-économique, et l’on mesurerait l’ampleur de la catastrophe. Si cette somme provenait d’un supplément d’épargne - de résidents ou non -, ce serait autant de moins pour la consommation et l’investissement ; l’activité économique serait donc pénalisée par cette thésaurisation. Si cette somme n’était qu’une fraction de l’épargne déjà existante et si elle était recyclée dans l’économie par le biais du fonds de réserve, l’économie ne s’en trouverait pas affectée d’un iota, ni améliorée, sauf à supposer que, pour une fois, des fonds transitant par le public seraient plus efficaces que ceux du privé, mais au moins qu’on nous explique cette soudaine conversion et ce reniement du dogme du marché. Tout ce qui brille n’est pas or, dit-on, et la conclusion est ici que tout ce qui est or n’est pas richesse réelle.
Allons plus loin : l’idée même d’un fonds de réserve pour garantir les retraites est totalement et irrémédiablement absurde. Cette idée ne peut germer que dans la tête de ceux qui croient encore, comme les mercantilistes au XVII° siècle, que la richesse est constituée de la quantité de monnaie disponible, voire entreposée dans un bas de laine, ou encore que la richesse globale a sa source dans la finance qui serait génératrice en elle-même d’un surplus. Or, l’accumulation financière, macro-économiquement parlant, n’existe pas sans activité économique réelle. Ce qui donne l’apparence et l’illusion d’un découplage global entre les sphères productive et financière, c’est que peuvent exister des accumulations privées, individuelles, résultant d’un rapport de forces favorable dans la société ou d’une position dominante sur le marché, permettant de capter la valeur créée. Mais, toutes les classes sociales, tous les êtres humains ne peuvent vivre simultanément de la rente du capital : si certains se l’approprient, d’autres doivent la produire.
Si un fonds de réserve est constitué pour prévoir le paiement des retraites futures, l’argent ne sera pas entreposé de façon inerte. S’il est placé comme capital, il ne grossira que parce qu’un travail productif sera réalisé quelque part dans le monde. C’est ce dernier, et lui seul, qui sera générateur de revenus supplémentaires. Le stock d’argent - ou d’or - n’engendre rien en lui-même. Dès lors, un rendement financier qui serait obtenu du placement des sommes affectées au fonds ne pourrait provenir que de la participation à la gigantesque entreprise de spoliation mondiale que constitue l’activité boursière dont les propriétaires de titres financiers profitent parce que l’emploi est comprimé et que les salaires progressent moins vite que la productivité. Dira-t-on qu’un fonds de réserve est de nature à favoriser l’investissement qui représente une promesse de croissance à venir ? On n’ose pas penser que les promoteurs du fonds de réserve se sont convertis à l’idée de socialiser - collectiviser ! - l’investissement. Malheureusement, il faut craindre, qu’ils en soient encore à l’époque pré-newtonniene de la pensée économique. En ces temps où la “ cagnotte ” fait jaser, l’idée d’un “ magot ” transmissible dans le temps fait rêver. Il faut le redire : “ la richesse n’a pas sa source dans l’accumulation inter-générationnelle mais dans le flux permanent du travail vivant ” [5].
Les calculs avancés dans le dossier de presse du discours de Jospin sont d’ailleurs erronés pour une autre raison, très simple à comprendre, c’est que le fonds dit de réserve devra bien finir par verser des pensions. Or, le fameux « choc » démographique survient autour de 2010. A quoi servira alors de mettre de l’argent de côté pendant 20 ans si c’est dans 10 ans que doit intervenir le « lissage » ?
Bref, de deux choses l’une : ou bien, les fantastiques besoins de financement qui doivent mettre en péril les retraites par répartition ne sont qu’un gigantesque bluff, ou bien un fonds de 1000 milliards ne changera pas significativement l’ampleur du financement à trouver. Sa fonction principale est sans doute ailleurs. Quelle que soit sa portée réelle, sa mise en oeuvre aura en tout état de cause modifié subrepticement le mode de financement des retraites, puisque rien n’empêche qu’une fois le fonds en place, il se substitue à la progression des cotisations. C’est la logique dite de la « cannibalisation », mais on pourrait aussi bien parler d’un effet « cheval de Troie ». Le rapport Charpin faisait expressément apparaître un tel glissement. Le « lissage » n’est au fond qu’un prétexte et le rapport Charpin passe immédiatement aux affaires sérieuses en envisageant un fonds qui apporterait des revenus « de manière permanente » et permettrait de faire carrément baisser les taux de cotisation. Dans ce cas, le montant devrait être encore plus important « au moins 10 points de PIB » et on voit qu’il s’agit bien de faire passer en contrebande un tout autre projet consistant à faire reculer la cotisation (et donc la répartition) au profit d’une capitalisation qui n’ose pas dire son nom.
Nous maintenons par conséquent notre analyse : le recours à une dose de capitalisation est soit inutile, soit dangereuse, même sous cette forme. La logique de l’introduction de la capitalisation suppose en effet une sur-cotisation, autrement dit un prélèvement sans contrepartie sous forme de prestations qui vient alors peser sur la demande globale, alors que dans un système par répartition, « l’augmentation des cotisations interviendra seulement au moment du décollage des prestations, sans effet sur la demande globale » [6]. La véritable fonction des fonds de réserve est au fond pédagogique : il s’agit de légitimer la capitalisation et le recours à d’autres ressources que la cotisation. C’est une manière de miner de l’intérieur un les retraites par répartition qui vont être mises en concurrence avec les fonds de pension rebaptisés « épargne salariale ».
L’épargne salariale, ou les fonds de pension sans le dire
Le développement de l’épargne salariale est semble devoir être l’une des priorités de la seconde phase du gouvernement Jospin, marquée par l’arrivée de Laurent Fabius à Bercy. La gestation du projet de loi aura pourtant été longue et difficile ; il devait être intégré à la loi sur les régulations économiques, mais en a été retiré au dernier moment. C’est finalement un avant-projet que le nouveau ministre de l’Economie a soumis aux « partenaires sociaux ». Dans la prudence avec laquelle sont avancés les projets gouvernementaux, il faut évidemment voir le souci de ne pas déclencher une réaction de rejet semblable à celle de novembre-décembre 1995. Mais ce n’est pas le seul facteur : le processus baptisé « refondation sociale » par le patronat comprend un volet retraite et le gouvernement ne veut pas s’immiscer, pour l’instant, dans ce face à face entre « partenaires sociaux », d’autant plus qu’ils discutent à partir des propositions provocatrices du Medef : 45 annuités pour avoir accès à une retraite à taux plein, et création de fonds de pension largement dotés d’exonérations sociales et fiscales.
Dans ce contexte, le recours à l’épargne salariale poursuit deux objectifs. Il s’agit en premier lieu de mettre en place ou d’étendre subrepticement des fonds de pension « à la française » sous une appellation plus « correcte », par exemple de fonds partenariaux. Mais il s’agit aussi de se prévaloir d’autres arguments que la menace du « choc démographique » : face aux mouvements de restructurations et de fusions, l’existence d’un fort actionnariat salarié serait censé être une protection contre les OPA hostiles ; il permettrait en outre aux travailleurs d’exercer des droits nouveaux et de peser sur la gestion des entreprises. Pour discuter de ces arguments, il faut partir de deux questions simples : à quoi peut servir un nouveau « produit » puisque l’épargne salariale existe déjà ? Et quelle différence existe-t-il au fond entre salaire et épargne salariale ?
Le terme d’épargne salariale englobe une gamme de dispositifs d’ores et déjà disponibles. Le plus ancien est l’intéressement, qui remonte à 1959. Il s’agit d’une prime distribuée en fonction de critères comme l’évolution du chiffre d’affaires ou progrès de productivité. La mise en place de l’intéressement se fait dans le cadre d’un accord d’entreprise, qui reste facultatif. A la différence de la participation, la prime peut être versée immédiatement au salarié, si celui-ci le souhaite ; elle est soumise à la CSG mais exonérée de cotisations.
Instituée par une ordonnance de 1967, la participation est quant à elle obligatoire dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Elle est calculée en fonction des bénéfices de l’entreprise, et est proportionnelle au salaire. Cette prime est obligatoirement bloquée pour une période de 3 à 5 ans minimum. Elle peut être investie en actions de l’entreprise, sur un compte courant bloqué figurant au passif de son bilan, en SICAV ou en Fonds communs de placement d’entreprise (FCPE) investis ou non en actions de l’entreprise.
A partir de ce socle de départ, la notion d’épargne salariale s’est progressivement étendue, et d’abord à l’actionnariat des salariés. Les textes relatifs à la participation prévoyaient la possibilité que celle-ci soit payée en actions de l’entreprise, notamment on l’a vu à travers les FCPE. Ce dispositif a son importance, mais ce sont surtout les privatisations qui ont conduit à un essor de l’actionnariat salarié. Les textes sur les privatisations prévoient en effet que 10% des actions introduites en Bourse sont réservées au personnel. Les conditions très avantageuses dont elles ont été assorties (décote de 20% par rapport au prix public, facilités de paiement, etc.) contribuent [7] à expliquer leur succès, puisqu’en moyenne 50 à 80 % des salariés concernés par les privatisations ont souscrit.
On trouve ensuite les fameuses « stock options », en français plans d’options sur actions. Ce dispositif est déjà ancien, puisqu’il date de 1970, mais il a connu un essor nouveau, illustré notamment lors du départ de Jaffré d’Elf-Aquitaine, avec 200 millions de stock options. Dans la pratique, ce dispositif, extrêmement généreux, ne bénéficie qu’à quelques milliers de cadres dirigeants. Il a fait l’objet d’un débat à l’Assemblée à propose de son mode d’imposition qui demeure très avantageux par rapport aux autres formes de revenu.
Les plans d’épargne entreprise (PEE) sont à horizon de 5 ans et bénéficient d’avantages fiscaux. Plus récemment, on a vu apparaître des plans d’épargne d’entreprise à long terme (PEELT) puis divers dispositifs baptisés « article 83 » (contrats à cotisations définies), « article 82 » (contrats en sursalaires), loi Madelin, etc. La loi Thomas du 20 février 1997, votée par la droite sous le gouvernement Juppé, a été ensuite suspendue (faute de décrets d’application) par la gauche mais non abrogée. Elle attribuait des avantages sociaux et fiscaux encore plus attractifs à l’épargne salariale et ils ont sans doute été jugés un peu trop tapageurs.
Il existe donc une gamme de produits dotés d’avantages considérables, auxquels on peut ajouter la Prefon et le Cref pour les fonctionnaires, ce qui permet d’affirmer que les fonds de pension ou d’épargne salariale existent déjà. La mise en place de nouveaux produits n’a de sens que s’ils sont assortis d’avantages encore plus incitatifs. Par ailleurs, la frontière entre épargne salariale longue et épargne-retraite est ténue : il suffit que les plans d’épargne soient reconductibles pour que ce soit des fonds de pension sans le dire. Une étude récente de la COB (Commission des Opérations de Bourse) montre que les fonds investis en PEE sont en grande partie constitués en vue de la retraite. Ces avantages indus associés à l’épargne salariale pèsent sur le financement de la retraite par répartition : le « cannibalisme » fonctionne déjà, à petite échelle. Les projets plus ou moins souterrains en discussion (note Cahuzac à l’Assemblée, rapport Sapin pour le PS, rapport de Foucauld-Balligand au Plan) cherchent à unifier ces dispositifs en respectant deux conditions difficiles à satisfaire. Il faut que ces fonds de pension puissent être vendus sous l’appellation épargne salariale, par exemple sous forme de fonds bloqués par périodes de 5 à 10 ans reconductibles moyennant bonifications... jusqu’à la retraite. Il faut que ces fonds soient attractifs, mais d’une manière qui n’apparaisse ni comme un cadeau sans contrepartie au patronat, ni comme une déstabilisation trop nette de la retraite par répartition. Le dosage est difficile à réaliser, et c’est ce qui explique la difficulté à présenter un projet un peu précis. Le projet Fabius s’attache tant bien que mal à respecter ces différents critères.
Bref, l’épargne salariale existe et, de manière générale, les salariés ne sont donc pas privés d’épargne. Ils ont par exemple accès au livret A des Caisses d’épargne. Certes, la rémunération en a été baissée : mais par qui, sinon par ceux-là mêmes qui veulent revaloriser leur épargne et promettent monts et merveilles de l’introduction du salariat en Bourse ? Plus sérieusement, les salariés disposent aussi de toute une gamme de « produits » assortis d’avantages divers, de plans d’épargne-retraite, de SICAV, de plans d’épargne-logement, etc. Chacun peut donc choisir ou non de se payer le frisson du jeu à la Bourse tout en « complétant » sa retraite.
Et pourtant, malgré tout l’arsenal déjà existant, le succès n’est pas évident en ce qui concerne l’actionnariat salarié. Chez les fonctionnaires, malgré des systèmes réputés intéressants, seulement 8 % des candidats potentiels se sont laissés convaincre. Dans le privé, l’actionnariat salarié représentait à la fin 1997 un encours de 250 milliards de francs, soit une moyenne de 350 000 francs pour chacun des 700 000 salariés concernés. Il s’agit donc d’une épargne relativement concentrée mais peu diffusée. Près de la moitié du rapport de Foucauld-Balligand est d’ailleurs consacré au lancinant problème de la promotion de l’actionnariat salarié dans les PME. Il en ressort un projet assez étonnant de « plan d’épargne interentreprises » - repris dans l’avant-projet de Fabius - dont on imagine facilement l’incertaine viabilité, et dont on voit surtout l’absurdité, puisqu’il demande aux salariés d’être plus capitalistes que leurs patrons.
Tout serait sans doute plus clair si on ne mélangeait pas les genres : aux patrons de verser des salaires, aux salariés (qui le peuvent) d’épargner comme ils l’entendent. Il reviendrait ensuite à la finance de les séduire ou de les convaincre, bref de chercher à capter cette épargne dont, au demeurant, les entreprises n’ont pas vraiment besoin. Et s’il s’agit de favoriser l’épargne populaire, il est toujours possible de relever les avantages accordés au livret A. Bref, on voit mal à quel besoin pressant répond l’introduction des fonds patrimoniaux chers à Laurent Fabius. Leur principale vertu est sans doute de s’inscrire dans une offensive plus large contre le salaire. Epargne salariale contre salaire Le débat sur les fonds d’épargne salariale devrait en effet partir de cette question toute simple : pourquoi serait-il possible de distribuer du revenu sous forme de dividendes, alors que ce serait exclu sous forme de salaires ? C’est bien cette énigme qui se trouve au coeur d’une argumentation que résume le sénateur Jean Chérioux : « Les contraintes de compétitivité imposent aux entreprises une stricte maîtrise des coûts. Les politiques salariales sont donc plus rigoureuses. Dans ce contexte, l’actionnariat salarié - tout comme les autres systèmes de participation financière - permet de compenser en partie la plus faible évolution des salaires, en assurant au salarié un « salaire différé ». Il permet d’augmenter le revenu des salariés sans alourdir la masse salariale, ni menacer la compétitivité ». [7]
On ne voit pas très bien pourquoi cette rémunération « différée » - mais qui finira bien un jour par ne plus l’être - réaliserait la prouesse de verser un substitut de salaire tout en ne coûtant rien aux employeurs. Et par quel miracle la compétitivité imposerait la rigueur salariale, alors qu’elle pourrait s’accommoder de largesses en matière de dividendes ? Où est donc la différence ? Elle réside d’abord dans le fait que les rémunérations non salariales ne paient pas de charges sociales (du côté de ceux qui les versent) et moins d’impôts (du côté de ceux qui les reçoivent). Les produits d’épargne salariale existants bénéficient de ces avantages, et créent d’ores et déjà une concurrence déloyale entre les retraites par répartition et une épargne par capitalisation dont on nous affirme, bien entendu, qu’elle n’a aucun rapport avec la retraite. Une mesure équitable serait, à l’inverse des projets en préparation, de traiter toutes les formes de rémunération des salariés à la même enseigne du point de vue des charges sociales. Si ce n’est pas le cas, l’institution de fonds d’épargne salariale dotés de tels avantages représenterait un vecteur supplémentaire de déstabilisation des retraites publiques.
A l’échelle d’une entreprise, on peut avoir l’impression que c’est « gagnant-gagnant », puisque les employeurs acquittent moins de charges, et les salariés moins d’impôts. Mais ce gain « paritaire » oublie le troisième sommet du triangle, à savoir la protection sociale : ce que l’on paiera en moins comme impôts ou cotisations se retrouvera du côté des prestations sociales ou des services publics. On gèle les ressources des caisses de retraite en encourageant les fonds privés, et l’on pourra ensuite triompher : « On vous avait bien dit qu’il y aurait des problèmes de financement, et qu’il faut compléter avec des retraites par capitalisation ! ». C’est ce que les économistes appellent des prophéties auto-réalisatrices.
Les chiffres avancés par le rapport de Foucauld-Balligand, pourtant favorable à l’épargne salariale, méritent d’être cités car ils sont proprement hallucinants : « les 45 Mds F d’épargne salariale, au sens retenu par la mission, coûtent 20 Mds F en termes d’exonérations de charges sociales (30 Mds avec le financement des retraites) et près de 5 Mds F en termes d’exonérations fiscales ». Ainsi le manque à gagner pour la Sécurité sociale et le budget représente plus des trois quarts des sommes versés au titre de l’épargne salariale. On ne peut rêver meilleur « rendement » et l’on imagine l’effet que pourrait avoir l’élargissement de tels dispositifs.
Une autre différence importante réside dans les contreparties acceptées au niveau de l’entreprise. Tout le secret de la manoeuvre est ici d’échanger un gel - global - des salaires contre une redistribution - individualisée - de dividendes. C’est bien ainsi que Strauss-Kahn justifiait le recours à l’actionnariat salarié : « L’entreprise vous rémunère pour le travail que vous faites, mais il se pourrait que votre travail se révèle beaucoup plus productif que l’entreprise ne l’imagine aujourd’hui et, si tel est le cas, elle enregistrera des surplus considérables en termes de bénéfices. Il n’y a aucune raison pour que cet excédent aille entièrement aux actionnaires et pas aux salariés ». [8].
Mais dans ce cas, pourquoi ne pas augmenter les salaires ? Pourquoi, par exemple, ne pas adopter une norme de progression salariale parallèle aux gains de productivité, telle qu’elle a été avancée par un autre ancien ministre des finances, Oskar Lafontaine ? Cette règle - qui revient à dire que l’on maintient à niveau constant la part salariale - prévalait en Europe durant les années de plein emploi. Elle a été brisée, au nom de la lutte contre l’inflation, lors du tournant néolibéral du début des années 80. Tout se passe aujourd’hui comme si l’on devait tenir pour définitivement acquise une baisse tendancielle de cette part salariale. Dans ce cas, le seul moyen d’augmenter la rémunération des salariés est effectivement de leur ouvrir l’accès à l’actionnariat, mais de manière forcément sélective.
Dans un texte rédigé pour la défunte Fondation Saint-Simon, l’économiste Robert Boyer, l’un des théoriciens de l’école de la régulation, et Jean-Louis Beffa, PDG de Saint-Gobain, soulignent que « la création de fonds salariaux, à l’initiative des entreprises et des syndicats, puis leur gestion en fonction d’objectifs arrêtés en commun, quitte à ce qu’elle soit confiée à des professionnels, pourrait marquer une avancée, en termes de nouveaux droits sociaux ». [9]. Mais Boyer a l’honnêteté de reconnaître que cette évolution ne pourrait concerner que deux catégories qui représentent au total entre 35 % et 45 % des effectifs salariés : d’une part, « les spécialistes, aux compétences pointues, très mobiles à l’échelle internationale, et relevant du « modèle professionnel » et, d’autre part, les salariés appartenant au « modèle de la stabilité polyvalente » qui sont au coeur de la compétence des grandes entreprises [10]. Force est alors de constater que « la resegmentation est donc au coeur du modèle » et que l’unicité du droit du travail est remise en cause. Le sénateur Chérioux, déjà cité, se veut lui aussi rassurant, mais sans vraiment y parvenir : « S’il est clair que les salariés précaires ne peuvent, ne serait-ce qu’à cause des conditions d’ancienneté requises, devenir actionnaires, votre rapporteur observe que ces salariés précaires n’ont pas vocation à le rester ».
Michel Aglietta justifie de manière semblable ces nouvelles formes de rémunération [11]. Pour répondre à l’objection centrale selon laquelle cette forme de rémunération ne profiterait qu’à une minorité de salariés, il évoque la référence américaine : « Non, pas aux Etats-Unis. Il y a là-bas plusieurs dizaines de millions d’actionnaires individuels, et les formules de participation sont très répandues dans les entreprises » [12].
C’est un argument régulièrement mis en avant : l’actionnariat salarié et les fonds de pension aurait, nous dit-on, permis de faire advenir aux Etats-Unis cette démocratie actionnariale qu’il conviendrait d’inaugurer en France. Las ! Les données sur la répartition des revenus livrent un panorama beaucoup moins idyllique ! Ainsi, de 1989 à 1997, les 40 % de ménages du bas de l’échelle ont vu leur revenu stagner (-0,1 % par an), alors que les 5 % les plus aisés ont enregistré une progression annuelle de 0,9 % [13]. Sur une période encore plus longue (1979-1994), on peut 10 résumer l’évolution en disant que « les revenus de 95 % des familles américaines n’ont pas progressé » [14]. Comment réconcilier ce creusement des inégalités avec une large diffusion de l’actionnariat ? La réponse est toute simple : c’est justement la très grande concentration des actions qui a provoqué ce creusement. Selon Doug Henwood, un des meilleurs spécialistes du sujet, 10 % des ménages détiennent 86,8 % des actions [15]. Les dernières estimations disponibles montrent, par ailleurs, que 40 % seulement des ménages détiennent des actions par l’intermédiaire de fonds de pension, et 20 % directement. Bref, c’est « 200 millions pour les uns et trois francs six sous pour les autres » [16].
Des fonds à la française ?
L’un des grands arguments en faveur des fonds d’épargne renvoie à l’étroitesse de la capitalisation des grandes entreprises françaises qui apparaissent comme particulièrement vulnérables à l’égard d’OPA hostiles venant de l’étranger. Une partie importante de cette capitalisation, évaluée à 40 %, est détenue par des investisseurs institutionnels non résidents (fonds de placement et fonds de pension) qui contribuent à imposer une rentabilité des fonds propres élevée et par suite une gestion extrêmement serrée de l’emploi.
On a déjà montrés que les entreprises françaises ne souffrent pas d’un déficit d’épargne. La faiblesse de leur capitalisation est plutôt un héritage des traditions de l’économie française. Il y a 20 ans, le financement externe était plus important qu’aujourd’hui mais passait avant tout par le crédit bancaire ; puis le ralentissement de l’accumulation a permis aux entreprises de se désendetter et de renforcer leurs fonds propres. Enfin, le secteur public a constamment occupé une place importante. C’est la mise en cause de ces caractéristiques, et en particulier les privatisations massives, qui ont fragilisé la structure du capital français à l’égard d’un capital financier totalement dérégulé.
L’institution de fonds de pension français permettrait dans ces conditions de consolider le financement de nos entreprises et de mieux garantir leur « nationalité ». Une telle argumentation peut surprendre lorsqu’elle émane de groupes de pression plutôt favorables à la privatisation et à la mondialisation, et qui font preuve là d’une singulière inconséquence. Pourquoi redouter en effet les vertus des lois du marché auxquelles on a décidé de s’exposer pleinement ? Dans une économie mondialisée, cela a-t-il un sens de vouloir conserver une source de financement nationale ? S’il s’agit d’une priorité essentielle, qui serait par exemple la condition de mise en oeuvre d’une politique industrielle, alors pourquoi ne pas le dire et, surtout, pourquoi ne pas y avoir pensé avant de privatiser ? De plus, le tableau est faussé sur plusieurs points.
Pour commencer le poids des investisseurs étrangers doit être relativisé dès lors que l’on raisonne sur l’ensemble des actions (y compris les actions non cotées),. Dans la mesure où les particuliers détiennent un nombre important d’actions non cotées en Bourse, la part des investisseurs étrangers descend, selon une étude du CREP, à 13,4 % de la capitalisation boursière quand on prend en compte ces dernières, soit un taux de pénétration par l’étranger qui est peu différent de principaux pays européens.
En second lieu, les grands groupes français sont engagés dans des processus de fusion et de concentration où ils ne semblent pas handicapés par leur insuffisante capitalisation. On serait bien en peine de citer une seule absorption hostile d’une entreprise significative. Un argument voisin a beaucoup servi à justifier la privatisation de groupes publics comme France Télécom ou Air France. Le fardeau que représentait en théorie leur statut d’entreprises publiques ne les a pourtant pas empêchées d’acheter des sociétés de téléphone au Brésil ou en Argentine, ou même 11 des fragments de réseaux ferroviaires au Royaume-Uni dans le cas de la SNCF. Plus récemment, l’achat de Samsung et Nissan par Renault est venu confirmer cette aisance financière.
Il faudrait de surcroît supposer que ces fonds se tournent principalement vers le financement de leur propre entreprise ou d’entreprises françaises. Mais pourquoi des fonds de pension à la française se comporteraient de manière différente des fonds de pension anglo-saxons, et n’iraient pas chercher une rentabilité plus élevée à l’autre bout du monde ? Quand on met le doigt dans l’engrenage financier, il est difficile de faire les choses à moitié. Ne serait-il pas possible d’imposer des quotas de placements franco-français ? Non plus, parce que ce serait « illégal » par rapport aux règles de la libre concurrence : on se heurterait immédiatement à la Commission européenne et à l’OMC et il est clair que cela ne fait pas partie des intentions des promoteurs de l’épargne salariale.
Il faut ici répéter que la France dispose d’une balance commerciale largement excédentaire, ce qui veut dire qu’elle investit à l’étranger et, dans ce cas, pourquoi voudrait-elle interdire aux autres pays ce qu’elle trouve habile de faire pour son propre compte ? Comment, surtout, pourrait-on contraindre les gestionnaires de l’épargne salariale d’accorder une préférence communautaire qu’interdit de toute manière la logique libérale de la construction européenne ? Il fallait réfléchir à tout cela avant de privatiser à tour de bras. Et le comble serait d’inverser l’argumentation et de suggérer de nouvelles privatisations, afin d’alimenter des « fonds » rendus nécessaires par les privatisations antérieures ou par le dogme selon lequel les cotisations patronales sont intangibles.
De plus, le contrôle par des capitaux nationaux n’a d’intérêt que s’il induit des possibilités d’intervention publique par exemple en matière de politique industrielle ou d’orientations sociales. Quel sens cela peut-il avoir dans le capitalisme mondialisé qui tend à unifier le comportement des possesseurs de capitaux ? Quel sens cela peut-il avoir quand le gouvernement français refuse « l’intervention de l’Etat dans l’économie » ? Du point de vue des salariés, la nationalité du capital n’a plus beaucoup d’importance aujourd’hui. Des fonds de pension français, enserrés dans ce système, ne pourraient avoir d’autre comportement que la recherche de taux de profit toujours plus élevés avec les conséquences que l’on sait en matière de gestion de la main-d’oeuvre. S’il s’agit de stabiliser les structures de propriété, le plus simple serait de définir directement des règles limitant la présence du capital étranger ou encadrant les fusions-acquisitions. Et cela n’aurait de sens qu’à condition de proposer l’extension de telles mesures au niveau européen.
Reste l’idée selon laquelle les fonds salariaux représenteraient au moins une protection contre les offres publiques d’achat (OPA) hostiles. Curieusement, c’est le moins fréquemment invoqué (25 %) par les principaux intéressés, les chefs d’entreprise 17 , qui savent bien que de toute manière des fonds d’épargne salariale ne pourraient accumuler de ressources significatives avant de longues années.
On touche là un point important : l’actionnariat salarié est limité dans son développement et ne saurait dépasser quelques points du capital. Aujourd’hui une entreprise sort du lot, la Société générale, avec 7,1% du capital. Une seule autre entreprise atteint 5%, Elf-Aquitaine ; deux ont plus de 4%, douze entre 2 et 4. La majorité ont donc un actionnariat salarié inférieur à 2% ou ne communiquent pas l’information. L’épargne salariale ne peut avoir qu’un rôle accessoire dans le financement, tout simplement parce qu’il faudrait une fantastique montée en charge pour qu’elle puisse jouer un rôle qui soit autre chose qu’un bénévolat symbolique à vertu pédagogique.
Une fois que l’on s’inscrit dans la logique financière, il n’est pas possible d’y échapper, et ceci vaut également pour l’illusion selon laquelle les fonds de pension pourraient introduire d’autre critères et favoriser des projets « éthiquement corrects. » De manière générale, on ne peut attribuer à d’éventuels fonds de pension la prise en charge de fonctions qui relèvent d’autres instruments. Si certaines petites entreprises innovantes ont besoin de financement, alors il faut renforcer des [17] organes susceptibles d’offrir un crédit sélectif, leur consentir des prêts bonifiés, mais ne pas invoquer de manière hypocrite la nécessité de fonds de pension qui, de toute manière, choisiront logiquement les grandes entreprises solides et rentables.
En voulant faire jouer aux fonds de pension des rôles multiples, on en arrive d’ailleurs à des argumentations qui se neutralisent mutuellement, comme c’est le cas de deux députés socialistes, Jérôme Cahuzac et Jean-Claude Boulard. Ce dernier explique dans une tribune du Monde [18] qu’il s’était jusque là opposé aux fonds de pension parce que ceux-ci ne seraient accessibles qu’aux personnes pouvant épargner, et donc facteur d’inégalité. Mais il a depuis découvert leur véritable avantage : « les régimes de répartition s’appuient exclusivement sur la croissance intérieure. Seuls les fonds de pension permettent de prélever sur la croissance externe ». Bref, à travers la capitalisation, il y aurait une sorte de répartition mondialisée possible entre les pays du Nord (vieux) et ceux du Sud (jeunes). Jérôme Cahuzac, auteur d’un pré-projet de loi sur un fonds d’épargne salariale montre que l’épargne supplémentaire « devrait donc s’investir hors d’Europe et la récente crise asiatique démontre dans les faits les risques de tels investissements. Risques qu’il est impossible de courir dès lors qu’il s’agit des revenus des générations ne pouvant plus travailler. » Il faudrait accorder ses violons, si l’on veut s’épargner le ridicule de demander aux fonds de pension de remplir des tâches incompatibles : défendre les entreprises françaises contre les OPA, exploiter les pays émergents, tout en assurant la nécessaire solidarité inter-générationnelle.
Le pouvoir aux travailleurs ?
Le développement de l’épargne salariale et de l’actionnariat salarié est souvent présenté comme une possibilité de mieux associer les salariés à la vie de l’entreprise. Des salariés-actionnaires pourraient peser sur la stratégie de l’entreprise et lui imposer des critères de gestion alternatifs à la maximisation de la rentabilité financière. Mais ce projet idyllique se heurte d’emblée évidence aux objectifs contradictoires de l’épargne salariée :
- si l’objectif est de contrôler le capital de sa propre entreprise, il faut acheter surtout des actions de cette dernière ; mais alors, l’épargne des salariés sera soumise à un risque très important, puisqu’elle dépendra de la situation financière de cette dernière ;
- s’il faut rentabiliser l’épargne des salariés, il faudra rechercher le profit où il est, y compris à l’étranger, ce qui ne sera favorable ni à sa propre entreprise, ni même nécessairement à l’investissement en actions nationales ;
- enfin, si l’objectif est de lutter contre les investissements étrangers, rien ne dit que cela se réalisera au profit de sa propre entreprise, ni au mieux des intérêts des épargnants.
On a du mal à comprendre pourquoi le patronat se ferait le promoteur le plus actif de l’actionnariat salarié si celui-ci devait le conduire à remettre une partie de son pouvoir aux travailleurs ! C’est effectivement hors de question et l’actionnariat salarié ne représente pas une vraie menace. Il n’est en rien ce levier dont pourraient s’emparer les syndicats, contrairement à ce que leur suggère Michel Aglietta : « La montée d’un actionnariat salarié prenant le contrôle des fonds de pension pourrait modifier l’arbitrage entre les intérêts des épargnants et ceux des travailleurs. Cela pourrait être une perspective pour les syndicats d’Europe continentale [qui] trouveraient dans les fonds salariaux la médiation pour influencer les normes de rentabilité » [19]. Des salariés qui renonceraient durablement à la progression des salaires ne pourraient espérer retrouver en tant qu’actionnaires ce pouvoir perdu. Si l’on veut vraiment étendre leurs droits, il y a d’ailleurs d’autres moyens que l’actionnariat ; cela pourrait passer par le renforcement des pouvoirs économique des comités d’entreprise, par la présence d’administrateurs salariés élus par l’ensemble du personnel, par un droit de contrôle sur les emplois créés dans le cadre de la réduction du temps de travail.
Au moment du bras de fer entre la BNP et la Société générale, les salariés actionnaires n’ont pas pu faire valoir un point de vue autonome et ont joué un rôle de force d’appoint, contrairement à ce qui a pu être dit. Et pour que les choses soient bien claires, on leur refuse la présence d’un représentant au Conseil d’Administration. Ce n’est pas étonnant : la distribution d’actions a pour objectif de faire obstacle à la constitution d’un acteur collectif en atomisant les salariés au prorata de leur portefeuille, et en segmentant un peu plus le salariat. Car telle est la fonction des nouvelles formes de rémunération : à un pôle, les précaires - salariés des PME de la sous-traitance, intérimaires, femmes à temps partiel - et, de manière générale les bas salaires, n’auront que des miettes symboliques ; à l’autre pôle, les salariés les plus qualifiés, les cadres, seront transformés en porteurs des intérêts généraux de l’entreprise et en quasi-associés (jusqu’à la prochaine récession en tout cas). En découpant le salariat en tranches - par générations, par catégories d’entreprises, par niveaux de qualification - on cherche ainsi à développer cet « individualisme patrimonial » si bien analysé par André Orléan [20]. Dès lors, l’actionnariat salarié est à la précarité ce que la carotte est au bâton : tout le salariat sera ainsi écartelé entre la menace du chômage et l’appât d’une participation aux gains, forcément sélective. Ce n’est absolument pas le cadre dans lequel peut se constituer un projet alternatif à la fuite en avant du capitalisme contemporain dans la finance.
La « cannibalisation » de la répartition
La fonction principale de la capitalisation, même à petites doses, n’est pas de compléter le régime par répartition, mais au contraire de le « cannibaliser », autrement dit de légitimer son gel progressif. L’introduction de nouveaux produits d’épargne rend possible la réduction au service minimum du premier pilier : puisque chacun est libre de compléter ce régime de base, et que l’augmentation de la cotisation est insupportable socialement, le mieux est de geler sa progression. Ce dispositif a un avantage évident pour le patronat, puisqu’il revient à extraire du salaire une partie de la masse salariale : cette modification pèse donc dans le sens d’une baisse supplémentaire de la part des salaires. Dans l’abstrait, on pourrait imaginer que la non-progression de la cotisation autorise une croissance plus rapide du salaire net ainsi allégé d’un supplément de cotisations. En pratique, il est facile d’imaginer que ce report ne se fera pas et que le patronat cherchera à modifier une nouvelle fois le partage de la valeur ajoutée en sa faveur. La capitalisation représente aussi l’avantage de restructurer la distribution des intérêts sociaux : les retraités étant intéressés à une meilleure rémunération du capital, ils ne peuvent qu’appuyer des mesures visant à réduire le coût salarial. De ce point de vue, la capitalisation est évidemment une forme nouvelle d’association capital-travail.
C’est d’ailleurs ce qu’affirme sans ambages le rapport, décidément utile, du sénateur Jean Chérioux : « le salarié n’est plus seulement employé de l’entreprise, il est aussi associé ». Le même rapport cite cette enquête fort éclairante évaluant les motivations des directions d’entreprises à développer l’actionnariat salarié. Ce dernier a le mérite de stabiliser le personnel (68 % des réponses), de permettre une meilleure compréhension des entreprises et du marché (83 % des réponses). Il fait que « tous tirent dans le même sens » (86% des réponses), bref il motive les salariés : 89% des réponses.
« Tous tirent dans le même sens » ! Cette formule évoque le discours du général De Gaulle aux mineurs de Saint-Etienne, le 4 janvier 1948 : « Le progrès dans la productivité, comment l’obtenir, sinon par la coopération active du personnel tout entier ? Oui, parfaitement ! Il faut que tout le monde s’y mette et que chacun y ait intérêt. » Après l’intéressement mis en place en 1959, et la participation en 1967, les projets d’épargne salariale renouent avec l’idéologie gaulliste de la participation, elle-même fondée sur l’association du capital et du travail. Cette association aux résultats de l’entreprise est un succédané à la progression du salaire. Voilà pourquoi elle intéresse les patrons. Au lieu d’augmenter les salaires réels au même rythme que la productivité, la nouvelle formule de rémunération se décompose en deux éléments : des salaires bloqués, et une contrepartie partielle et individualisée, sous forme d’association aux résultats financiers.
Ce cannibalisme se double logiquement d’un dualisme. La dose de capitalisation ne se borne pas à déplacer l’équilibre entre cotisation et fonds de pension, elle introduit un élément de différenciation entre ceux qui pourront souscrire à un supplément d’épargne et les autres. A cause des bas salaires et de carrières de plus en plus chaotiques, un nombre croissant de salariés se contenteront du régime de base dont le rendement relatif ira évidemment en décroissant. Ce pronostic est largement partagé par des analystes aussi réputés que Kessler et Strauss-Kahn qui le développaient dans un livre datant de 1982 [21] : « La capitalisation individuelle apparaît comme réservée à certains et la volonté de préparer sa retraite comme une motivation profonde qui aboutit à des inégalités de patrimoines beaucoup plus élevées que les inégalités de revenus. » Autrement dit : « L’épargne apparaît alors comme une pièce maîtresse de la formation des inégalités. » On ne le leur fait pas dire.
L’introduction de l’épargne salariale vise principalement à institutionnaliser les nouvelles formes de stratification du salaire, en détachant une fraction du salariat dont les intérêts seraient directement associés à ceux de la finance. Un tel projet aurait des répercussions immédiates sur le système de retraites par répartition : les avantages accordés à l’épargne salariale la rendrait attractive pour les salariés concernés et leurs employeurs, au détriment du financement de la protection sociale. La différence entre les deux formes de rémunération est triple :
1. la participation financière coûte moins cher aux patrons qu’une redistribution des gains de productivité aux salariés, ne serait-ce qu’en raison des avantages sociaux et fiscaux ; comme les fonds restent bloqués plusieurs années, les entreprises bénéficient dans une première phase de liquidités abondantes qui peuvent déclencher une euphorie artificielle. Car il faudra bien en fin de compte verser réellement les rémunérations correspondantes.
2. la redistribution financière est inégalitaire et discrétionnaire ; elle est toujours fonction du revenu, les cadres en profitent plus que les travailleurs du rang, et les cadres dirigeants plus que tous les autres (notamment en ce qui concerne les stock options).
3. le risque financier est reporté sur les salariés. Alors que la rémunération sous forme de salaire est certaine, celle des actions dépend de l’évolution du cours de l’action. Or, rien n’autorise à croire que la hausse observée au cours de la dernière décennie (le CAC 40 a été multiplié par 2,4 depuis 1990) se poursuivra indéfiniment. A long terme, c’est même le contraire qui devrait se produire, par l’effet même de l’arrivée à la retraite des générations nombreuses de l’après-guerre.
Finalement, l’épargne salariale vise à étendre à l’ensemble du salaire le processus de cannibalisation que des fonds de pension auraient exercé sur la seule retraite et c’est sans doute pour cette raison qu’elle va finalement être discutée avant la réforme des retraites, qu’elle est chargée de préparer. Ce projet d’intégration différenciée, apparemment très cohérent, se heurte cependant à une contradiction d’envergure : le capital impose, à ceux qu’il entend s’attacher par aspersion financière, la même dureté et la même instabilité des rapports de travail [22]. Ainsi, en même temps qu’il cherche à fractionner le salariat, il lui fournit des motifs concrets de solidarité, et le meilleur exemple est sans doute la mobilisation des cadres sur la question du temps de travail. Enfin, comme le note Michel Aglietta lui-même : « Les crises financières ont de beaux jours devant elles » [23]. Ce qui donne à penser que le mode de dérégulation qu’il préconise n’est sans doute pas aussi « soutenable » qu’il y paraît.
Autrement dit, l’exubérance patrimoniale, dont il voudrait tant que les salariés puissent profiter, s’est transformée en une véritable démence. La question n’est plus de savoir si les marchés financiers vont se retourner, mais quand. Et plus la fuite en avant continue, plus la « correction » devra être sévère. Pour reprendre une forte formule d’Alan, Greenspan, dans son discours du 13 février dernier : « si une tendance ne peut se poursuivre, elle devra s’arrêter » [24]. Dans ces conditions, est-ce bien le moment de lier une partie de la rémunération salariale au destin très incertain des start up ?
L’hypocrisie des propositions Fabius
Il est essentiel de lever cette ambiguïté selon laquelle il existerait une différence de nature entre fonds de pension et fonds d’épargne salariale, et que l’on pourrait rejeter les premiers tout en acceptant les seconds. Cette curieuse obstination à vouloir attacher les salariés à leurs entreprises tout en prétendant que cela n’a rien à voir avec la retraite ne tient pas la route très longtemps. Comment soutenir sérieusement que des plans d’épargne à long terme (15 ans) dont les plus-values en capital seraient défiscalisées (complètement !?) ne se transformeraient, moyennant de minimes et progressifs glissements, en ces fonds de pension dont personne, en principe, ne veut plus. En fait, les plans d’épargne d’entreprise (PEE) déjà existants ont déjà tout naturellement glissé vers des plans à long terme (PEELT) et, comme l’explique la Commission des opérations de Bourse (COB) : « Il suffirait au demeurant de peu de choses pour transformer un PEE en fonds de pension : que l’échéance ne soit plus fixée en nombre d’années (cinq ou huit) mais à la date de départ à la retraite » [25]. C’est décidément un secret de Polichinelle !
D’ailleurs, au Parlement européen, on appelle un chat un chat. Ainsi, le récent rapport Kuckelkorn sur les retraites « se félicite de l’intention de la Commission de présenter au pouvoir législatif - au Conseil et au Parlement - une proposition de directive sur les retraites complémentaires qui doit essentiellement définir un cadre communautaire pour le développement d’un véritable marché unique des fonds de pension » [26]. Vous avez bien lu : un marché unique des fonds de pension !
C’est dans ce contexte qu’il faut situer les récentes propositions de Fabius, même si le ministre prend bien soin d’affirmer qu’il entend « ne porter en rien atteinte au principe de la répartition » et que « l’épargne salariale ne vise pas à remplacer du salaire par de l’épargne ou à supprimer tout conflit d’intérêt possible entre le capital et le travail ». Son PPESV (Plan partenarial d’épargne salariale volontaire) resterait bloqué pendant une durée minimale de 10 ans, et sa sortie se ferait, au choix du salarié, en rente ou en capital. Il reste donc parfaitement conforme à la logique libérale de privatisation par petits bouts des systèmes de protection sociale. Par rapport aux produits existants, le PPESV augmente le plafond d’abondement de l’employeur à 30 000 francs et prévoit des avantages fiscaux et sociaux.
D’un point de vue pratique, la question-clé reste celle des charges sociales. Les Echos écrivent dans leur numéro du 19 juin 2000 que « ces sommes seront exonérées de cotisations sociales, afin de bien montrer qu’il s’agit d’épargne salariale et non d’épargne retraite déguisée ». Notre point de vue est exactement inverse : toute forme de rémunération salariale exemptée de cotisations sociales est un coin enfoncé dans le système de répartition et doit être refusée pour cette raison.