Table ronde

L’émancipation humaine au prisme du XXe siècle. La fin de l’Histoire ?

, par BARROWS Susanna, COULAND Jacques, DRWESKI Bruno, HABEL Janette, LEMARCHAND Laurent

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Table ronde
I

Laurent Lemarchand
Nous avons constitué une table à peu près complète, puisqu’elle va recéler en quelque sorte une ampleur géographique digne de ce « siècle de la mondialisation ». En effet, nous pouvons accueillir :

  • Suzanna Barrows, de l’Université de Berkeley, et spécialisée dans le XIXe siècle français
  • Marianne Debouzy qui est de l’Université de Paris VIII et qui est américaniste
  • Jacques Couland, qui est également de l’Université de Paris VIII et qui a dirigé un groupe de recherches sur le monde arabe (GREMAMA, CNRS Paris VII)
  • Bruno Drweski, de l’INALCO, qui est spécialiste des pays de l’Europe de l’Est
  • Jeanette Habel, de l’université de Paris III, qui, elle, est une spécialiste de l’Amérique latine et qui travaille en plus sur des comparaisons avec la Chine et le Vietnam.

Vous voyez ainsi que l’on pourra accomplir à peu près le tour du monde, sauf, comme souvent, l’Afrique.

La table ronde va se dérouler en quatre temps, que je vais décliner de façon simple ou simpliste. Pour bien fixer les choses, je les ai appelés :

  • Affirmation
  • négation
  • qualification ou disqualification
  • et contraditions

Ils donneront lieu donc à une entrée en « bouche » en quelque sorte, de ma part, de cinq, six minutes, puis à des interventions de la part des cinq participants de la table.

Premier thème, celui que j’ai appelé : « affirmation », ou alors celui qui va consister à supposer que le XXe siècle serait le siècle de l’émancipation humaine.

C’est le XVIIIe siècle qui a inventé ou qui a mis au point la notion d’émancipation humaine telle qu’on la pense aujourd’hui de façon dominante avec, notamment, la pensée des Lumières. Elle fournit d’ailleurs la notion centrale d’un texte on ne peut plus hautement symbolique de cette pensée des Lumières, à savoir le Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant de 1784, totalement basé sur cette notion d’émancipation. Ce texte montre que l’émancipation conjugue cinq sous-notions en quelque sorte ou se compose de cinq notions fondamentales : liberté-libération, progrès, égalité, raison et dignité. Et cette alliance de cinq notions permet en quelque sorte la promotion de deux nouveautés essentielles par rapport aux conceptions anciennes qui existaient avant le siècle des Lumières :

  • primo, donner un sens à l’histoire. Pour aller vite c’est le progrès par la libération, vers la dignité de l’homme, de la condition humaine,
  • et, secondo, en conséquence, l’émancipation humaine est une catégorie universelle, une notion collective et non plus un élément de sort individuel comme l’était l’émancipation au sens ancien et classique du terme qui a dominé jusqu’au XVIIe siècle compris, l’émancipation à la romaine en quelque sorte, l’émancipation de l’enfant vers l’adulte.

Mais cette notion a peu été mise en pratique par le XVIIIe siècle qui a constitué, aux dires mêmes de Kant d’ailleurs, « non un siècle éclairé mais un siècle en marche vers les Lumières ». Il a été peu mis en pratique par le XIXe siècle, qui a continué cette progression en en faisant une des références fortes du mouvement ouvrier et de son combat notamment, puisque, par exemple, on retrouve le terme d’émancipation dans le premier mot d’ordre de l’Association Internationale des Travailleurs des années 1860. Mais, en fait, les lendemains qui chantent, c’est plutôt le XXe siècle qui semble les avoir mis le plus en œuvre, avec une aspiration d’ailleurs devenue générale qui s’est réalisée à travers les révolutions sociales et culturelles dont Hobsbawm parle, par exemple, pour les années 1945-1990 ; au point peut-être de voir la fin de l’histoire de cette émancipation. C’est le premier sens qu’on peut donner à l’expression « la fin de l’histoire » célèbre depuis Fukuyama ou d’autres. Si on se place dans le domaine de l’émancipation humaine, celle-ci serait en quelque sorte réalisée.

Alors, le XXe siècle est-il le siècle de l’émancipation ? Il est sûr que l’on peut facilement produire des matériaux qui soutiennent cette thèse. Trois exemples très rapides :

  • au sens premier du terme, l’émancipation caractérise l’affranchissement de l’homme vis-à-vis des conditions naturelles, qu’il maîtrise et adapte de plus en plus au lieu d’en subir les contraintes. Or, à ce sujet, le XXe siècle a réalisé des progrès sans aucune commune mesure avec ceux des siècles passés, ne serait-ce qu’avec la géniale invention du réfrigérateur, auxquelles l’on peut additionner les diverses révolutions techniques et scientifiques (industrielles, agricoles, des transports...).
  • si l’on repart de Kant et de sa définition dans le Qu’est-ce que les Lumières ?, être émancipé, écrit-il, « c’est se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». C’est donc sortir des ténèbres, grâce aux Lumières. C’est l’émancipation du sujet rationnel par la connaissance, la culture. Or, le XXe siècle a constitué le siècle d’un formidable recul de l’analphabétisme, d’un formidable mouvement de scolarisation et d’acquisition des connaissances et ce, dans la plupart des régions du globe. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, s’il y a là par exemple le fleuron, mis le plus en avant par l’État cubain, puisque c’est l’œuvre certaine des pays révolutionnaires sous les régimes communistes qui se conforment au moins en ce domaine à leurs discours émancipateurs. Mais c’est aussi un mouvement qu’on trouve dans beaucoup d’autres pays, et, par exemple, en Europe développée, avec l’explosion notamment des effectifs universitaires aussi, auxquels on peut se référer. Ainsi en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, les étudiants représentaient moins de 0,1 % de la population en 1939, et plus de 1,5 % dans les années 1980.
  • troisième exemple : le XXe siècle c’est aussi, et peut-être surtout, le siècle de l’émancipation des femmes. Ceci se produit de façon visible surtout à partir de 1945 et, là encore, dans le monde entier, à tel point d’ailleurs que l’expression d’émancipation humaine équivaut souvent à celle d’émancipation des femmes dans de nombreux pays du tiers monde comme par exemple dans les pays de l’Indochine. L’émancipation, c’est la promotion de la femme dans tous les domaines de la vie, que ce soit le domaine public ou privé, avec le recul des rapports de domination masculins, c’est l’accès au travail rénuméré notamment des femmes mariées, ou c’est le vote et, plus récemment en Occident, l’accès aux postes dirigeants.

Donc on peut dire avec les émancipations des femmes, des colonisés, des peuples dominés ou encore du savoir, des droits de l’homme, que la palette des références de l’émancipation au XXe siècle semble très vaste. Quels sont donc les éléments positifs à évoquer pour ce XXe siècle dans différents domaines ?

Je crois que deux ordres d’idées peuvent être déployés dans cette optique :

  • primo, les éléments objectifs du ou des processus d’émancipation, c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler les processus réels. Quels sont ces processus d’émancipation au XXe siècle ?
  • et deuxièmement, l’universalisation qui a marqué le XXe siècle de cette notion et du combat pour l’émancipation au monde entier.

Marianne Debouzy
La première question que je me poserais, c’est de savoir pourquoi l’émancipation est un mot qui est revenu à la mode, et en particulier dans les discours des communistes. Je vous dis tout de suite que je n’ai pas la réponse et que j’espère que vous allez me la donner. Car ce n’était pas un terme qui faisait partie des discours habituels et, aujourd’hui, si on lit la presse communiste, il est rare qu’une journée passe sans que le mot n’apparaisse dans les discours. Je donne un exemple qui, moi, m’a frappé, c’est que quand le pape a exprimé quelques regrets quant à ce qui s’était passé dans une partie du XXe siècle, j’ai lu dans L’Humanité que c’était un grand pas dans le processus d’émancipation. J’en suis restée assez baba, mais bon ! Je livre cet exemple.

Il me semble que la façon d’aborder le concept d’émancipation est un peu globale. Parce que les modalités de l’émancipation posent problème. Vous avez donné l’exemple de l’émancipation des femmes. Dans ce cas, il y a des modalités très diverses dont on doit tenir compte. Ce n’est pas la même chose quand la pilule est commercialisée en 1962, ce que je pense être un progrès technique extraordinaire et qui donne évidemment à un grand nombre de femmes la maîtrise de leurs corps, mais c’est une émancipation qui est liée à un progrès technique dans lequel elles n’ont pratiquement aucune part. Entre l’émancipation qui est octroyée à la faveur d’un progrès technique et l’émancipation qui est le produit de luttes dans lesquelles les gens concernés par l’émancipation sont parties prenantes, il existe une grande différence. C’est quelque chose qui devrait être vu de plus près. Il faudrait parler davantage de la nature de cette émancipation. Vous avez évoqué la décolonisation, naturellement c’est un exemple d’émancipation au XXe siècle qui est très important. Mais je trouve qu’il faudrait aller voir de plus près ce qui a suivi la décolonisation et se poser la question de savoir aussi comment elle est perçue par les individus ou les peuples qui ont été l’objet de cette émancipation. Être décolonisé pour tomber sous le joug d’une oppression d’un autre type, qui vient de l’intérieur de son propre pays : quel est le contenu de l’émancipation dans ce cas ? Et, surtout, quelle perception en ont les gens qui sont concernés par cette émancipation ?

Si l’on parle d’émancipation, il faut se poser la question de savoir par rapport à quel type d’autorité l’émancipation s’est effectuée. Et, là encore, il me semble qu’il faut aller plus avant dans le questionnement. Enfin, une des choses qui caractérisent le XXe siècle, peut-être par rapport au siècle précédent, c’est qu’il y a des nouvelles formes d’oppression dont je dirai qu’elles sont soft et qu’elles ne sont peut-être pas perçues comme des régressions ou des conditionnements qui vont contre l’émancipation. Il se trouve que je travaille sur les États-Unis, qui sont des champions pour ce que le sociologue américain Benjamin Barber appelle la soft hegemony, pratiquée, par exemple, par tout ce qui relève de l’industrie du divertissement, du loisir, etc. Bon, naturellement, ce n’est peut-être pas le même type d’oppression que l’oppression sous la forme de la répression brutale mais je pense qu’il y a des formes d’oppression qui, aujourd’hui, sont très séduisantes. Et j’en donnerai naturellement un autre exemple : l’asservissement par le crédit. Pour moi, ce n’est pas évidemment une oppression du type « recevoir un coup de matraque sur la tête » mais, d’une certaine façon, ça lui ressemble à bien des égards. Tout ce qui va contre l’émancipation au XXe siècle n’a pas des formes catastrophiques en apparence, ou des formes brutales, mais il faudrait aller voir ça de plus près. On vit en même temps une période de progrès technique extraordinaire et de régressions sociales considérables et il n’y a pas que ce type de contradictions. Il y a des contradictions à l’intérieur aussi de l’émancipation elle-même et il y a, par ailleurs, des formes d’oppression qui n’auraient peut-être pas été identifiées avant comme des formes anti-émancipatrices.

Suzanne Barrows
Spécialiste américaine de l’histoire de France et plutôt du XIXe au lieu du XXe siècle, j’aimerais évoquer quelques points qui ne sont peut-être pas tout à fait centrés sur le sujet du XXe siècle. Mais d’une autre façon, j’ai peut-être le penchant de voir l’époque contemporaine dans la longue durée, c’est-à-dire de voir le XIXe siècle comme l’époque d’une vraie émancipation de certains groupes et de l’apparition très claire des contradictions de ces victoires légales des droits.

Le mot émancipation, comme nous le savons bien, dérive du latin et veut dire, je cite : « acte par lequel le père affranchit son fils de la puissance paternelle ». C’est un acte du paternalisme dans le sens le plus strict du terme. L’action des mœurs est toujours entre hommes. L’acte classique de l’émancipation exclut la vaste majorité de la population, c’est-à-dire au moins les femmes et les enfants.

Au début du XIXe siècle le mot émancipation était plus cité. D’après mes recherches modestes, il me semble qu’il est employé d’abord en Angleterre pour désigner le mouvement des notables protestants afin d’inclure les catholiques dans le suffrage et au Parlement. Bientôt le mot glisse et commence à être employé pour décrire la proposition d’admettre aussi les juifs au scrutin. En Allemagne, le premier usage du terme que j’ai trouvé date, d’après des gens qui sont infiniment plus savants que moi, d’après 1828. Toujours concernant le suffrage des juifs aisés en Allemagne. Aux États-Unis, il y a aussi des filiations assez compliquées : ainsi les personnes exclues des droits soi-disant inaliénables ont demandé à être émancipées, c’est-à-dire les Noirs et les femmes. Il s’agit quand même d’une lutte sociale, mais aussi parlementaire parce qu’il y a énormément de points de conjoncture entre les abolitionnistes et les femmes qui voulaient bien le suffrage.

Et puis il y a les dates clés : 1848 en France et aux États-Unis. Ce serait très intéressant, de discuter un peu la liaison, l’inspiration ou le transfert qui se produit dans les moments révolutionnaires de la lutte pour les droits d’un groupe à d’autres, à voir le caractère parallèle des réformes prises alors. Mais l’action d’émancipation au XIXe siècle, et c’est cela que j’aimerais bien souligner, reste la prérogative des hommes de la race dominante. C’est le pouvoir établi et légitime qui émancipe un groupe, soit le tsar en Russie en 1861 pour les serfs, soit le président Lincoln pour les esclaves, soit le Parlement au XXe siècle pour les femmes. Avec ce dernier élément, je sais très bien que je glisse du XIXe au XXe siècle mais c’est pour suggérer qu’il y a peut-être deux chronologies qui œuvrent avec ces changements de lois et de droits : le sort des femmes se joue presque partout mais toujours en dernier, il me semble, sauf l’exception qui peut être l’Afrique du Sud : les femmes y ont acquis le droit de voter avant les Noirs.

Mais l’exemple des femmes mis à part, je vois le XXe siècle moins comme le siècle de l’émancipation et plutôt comme le siècle, disons, de la libération dans toutes ses complexités. La lutte pour les droits civils et politiques, pour le suffrage universel, pour la liberté de mouvement et pour l’indépendance économique ou politique devient dans beaucoup de cas révolutionnaire et c’est à ce sujet que je me joins à Marianne Debouzy pour considérer que se pose dès lors la question de l’engagement populaire dans une révolution. D’en bas, on n’accepte plus, il me semble, la légitimité des pouvoirs établis. On remet tout en question. Si au XIXe siècle les abolitionnistes, par exemple, voulaient convaincre les notables et les parlements de la justice de réformes, au XXe siècle on nie carrément l’autorité des autorités. J’admets aussi que les révolutions à partir de 1789 peuvent émanciper certains groupes. Je pense ici aux esclaves dans les colonies françaises en 1794, aux hommes tout court en France en 48, mais il faut rappeler en même temps que les émancipations révolutionnaires du fin XVIIIe-XIXe siècles étaient souvent précaires. L’esclavage bien sûr retourne en 1804 aux colonies françaises et la Seconde République n’hésite pas à abroger le suffrage universel des hommes. Alors, pour conclure, puisqu’on lançait quelques idées au début, j’aimerais bien poser la question : est-ce qu’il y a une progression classique de l’émancipation en Europe et aux États-Unis ? Je vais essayer de la formuler, avec les acteurs par exemple : soit les hommes blancs, les notables de la religion dominante puis le confrère aussi aisé de n’importe quelle religion, puis toutes les classes sociales, éventuellement les hommes de toutes les races, et enfin longtemps après, les femmes. Mais il existe tellement d’exceptions que je risque ici de catégoriser à outrance des cas spécifiques.

Jacques Couland
Quand j’ai reçu les documents préparatoires à cette table ronde, je me suis dit que cela risquait de poser un problème de définition. Je partage donc les remarques qui viennent d’être faites. Parler d’émancipation peut donner l’impression qu’on traite le problème globalement. Cela ne manquerait pas de rappeler la fameuse distinction que Marx faisait entre l’émancipation politique, incomplète, et l’émancipation sociale humaine, plus achevée, équivalent du socialisme, voire du communisme pour certains. De ce point de vue, le débat qui est le nôtre — qui traite du XXe siècle et même du « court XXe siècle » par référence à Eric Hobsbawm —, ne pourrait être mené ; la réponse serait non tout de suite, sauf, à la rigueur, pour une expérience très limitée dans le temps et l’espace. Répondre à la question posée suppose qu’on considère les divers domaines, champs, types, formes que les aspirations à l’émancipation ont pu recouvrir, recouvrent, et d’en peser les résultats. C’est ce que je m’efforcerai de faire pour le secteur que je connais le mieux, c’est-à-dire le monde arabe, le monde arabo-musulman.

Dans le « court XXe siècle », on ne peut pas dire que la Première Guerre mondiale ait ouvert, de leur point de vue, des effets positifs. Elle achève le partage impérialiste de tout ce qui, dans cette aire, restait indépendant ou semi-indépendant, y compris sous la forme déguisée des mandats de la Société des Nations. Il faudra attendre la longue montée d’un mouvement de libération... Remarquons au passage qu’à l’exception la plus notable du leader nationaliste marocain Allal El-Fassi, le terme d’émancipation (In‘itâq en arabe) n’est pas utilisé pour désigner cette aspiration, ce mouvement. Très tôt, ce sont les dérivés de « liberté », libération au sens actif (Tahrîr) ou réfléchi (Taharrur) qui sont privilégiés.

Il faudra attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour que ce mouvement arrive à concrétiser des résultats. Si je m’en tiens strictement au premier thème de notre débat, qui est de mesurer les éléments de positivité, sans préjuger d’éléments de négativité qui seront traités dans le deuxième temps, je dirai que c’est une avancée considérable pour l’ensemble des pays de cette région. Sur les 25 pays du monde arabe et du Moyen-Orient, seuls 2, la Palestine et le Sahara ex-espagnol, n’ont pas encore accédé à l’indépendance. C’est une avancée considérable, au sens que cela signifie pour les peuples concernés la possibilité d’être maîtres de leur destin. Certes cela n’exclut pas des éléments de contradiction, de négativité, que j’évoquerai le moment venu. Mais cette avancée demeure un élément important qui participe de la qualification de ce « court XXe siècle » comme étant celui de l’émancipation. Y contribue, plus encore, le mouvement engagé, sous l’impulsion des pays les plus avancés, pour contrôler les richesses nationales — hydrocarbures notamment — et les mettre au service du développement. Il s’agit tout autant d’une expression du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc de leurs richesses nationales et de les gérer comme ils l’entendent. Il faudra apprécier tout à l’heure la nature des régimes concernés. Je rappelle pour mémoire qu’un seul des pays classés d’avancés, le Yémen du Sud, se sera réclamé de la « voie socialiste », les autres d’une « voie non capitaliste », sur la lancée des mouvements qui ont contribué à la libération, souvent des partis uniques, la plupart du temps issus de fronts.

Quelque chose aussi m’a frappé en lisant ces documents préparatoires : la continuité qui est posée du mouvement d’émancipation humaine, entre le siècle des Lumières, le XVIIIe, puis le XIXe siècle, marqués par un certain nombre de repères, la séparation de la religion, la laïcité, pour se parachever dans le XXe. Je le ressens bien sûr ainsi, pour être dans cette tradition, vivre dans cet espace géo-culturel. Mais les Arabes, musulmans, minoritaires chrétiens et juifs, ou laïcs, ne participent pas de ce courant. Le XIXe siècle, pour eux, c’est la continuation du colonialisme de type classique, puis le passage à l’impérialisme qui aboutit au partage. Non pas qu’il n’y ait pas eu de revendications qu’on pourrait classer comme relevant d’aspirations à l’émancipation. Par exemple, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en Égypte, des négociants, des docteurs de la loi, ainsi que des fermiers d’impôts (pour l’essentiel anciens maîtres mamelouks de l’Égypte, maintenant défaits par les Ottomans), cherchent en relisant les textes des traditions musulmanes tout ce qui peut justifier l’entreprise privée en matière commerciale et marchande en particulier. Cette aspiration à l’émancipation individuelle des cloisonnements des communautés de statut et de fonction est porteuse d’un renouvellement des modes de pensée arabo-islamiques. Peter Gran y a consacré une excellente thèse (Islamic Roots of Capitalism — Egypt, 1760-1840, Austin, 1979). Donc, cette tradition existait avant le contact avec la campagne de Napoléon Bonaparte. L’intérêt qu’ils portent à la présence française — qui dure peu, trois ans à peine — vient de ce qu’ils découvrent un certain nombre de choses à quoi ils aspiraient déjà. Le rapport entre les besoins et les emprunts qu’on fait à des apports étrangers méritera, je pense, de faire l’objet d’un débat tout à l’heure.

Cela débouche sur l’expérience de Muhammad Ali, et l’Égypte devient une puissance formidable, au détriment de l’Empire ottoman. Il faudra pour la réduire la coalition des États européens, pour rétablir, au seuil des années quarante, le pouvoir ottoman sur la Syrie et rejeter l’Égypte en Afrique. Ils feront d’elle, progressivement, le pays dominé que l’on connaît déjà lors de la Première Guerre mondiale.

Je crois donc qu’il faut tenir compte de ces réalités. Cet ensemble géo-culturel ne participe pas des mêmes continuités. Son point de départ n’est pas le XVIIIe européen. Le XIXe s’est toutefois traduit par un intérêt pour l’exemple que donnait l’Europe en matière d’institutions : laïcité, régimes constitutionnels, monarchiques ou républicains, institutions représentatives... Dans la seconde partie du siècle, l’Égypte, la Tunisie, l’Empire ottoman vont expérimenter des constitutions pendant des périodes plus ou moins durables. Mais, très vite, le discours, jusque-là positif, sur l’exemple européen va changer, à partir du moment où la domination de l’Europe s’impose et où les pays les plus avancés se voient opposer des blocages, préparant, à l’encontre des valeurs proclamées, des implantations coloniales.

Pour s’en tenir à ce premier thème, celui de la positivité, je crois que l’on peut affirmer que, du fait des luttes de libération nationale, des conquêtes des indépendances politiques, parfois économiques, l’ensemble arabe et moyen-oriental participe de la positivité du XXe siècle en matière d’émancipation. Il y a aussi, si l’on veut, des progrès en ce qui concerne l’attitude à l’égard des femmes, mais c’est inégal et limité ; c’est sur le plan de la scolarisation des filles qu’il y a les avancées les plus visibles depuis le XIXe où cela ne concernait que les filles des hautes couches de la société ; mais c’est loin d’être généralisé.

Bruno Drweski
Pour reprendre ce qui a déjà été dit sur le thème : ce que le XXe siècle a donné en termes d’émancipation, il me semble que ce siècle a effectivement apporté un certain nombre d’émancipations dont on a parlé mais chacune d’entre elles a souvent produit aussi des effets pervers et c’est là-dessus qu’il faudra réfléchir. Deux exemples me viennent à l’esprit, qui sont d’ordre très différent : il y a, par exemple, une forme d’émancipation dont on n’a pas vraiment parlé, c’est celle de l’amélioration de la santé publique. Or, pour des populations très nombreuses au XXe siècle cette forme d’émancipation a été fondamentale. Mais, il faut aussi voir que l’amélioration de la santé publique a amené à l’explosion démographique qui a produit d’autres problèmes auxquels il faut répondre et auxquels, dans beaucoup de pays, on n’a pas pu ou su répondre.

Autre type d’émancipation qui s’est produit au XXe siècle : parmi les différents droits qui ont été mis en l’avant, il y a un droit qui me semble fondamental, c’est le droit à l’autodétermination, droit à l’autodétermination des peuples bien sûr, mais aussi des groupes sociaux et plus tard aussi des individus au sein de ces groupes. Mais là aussi, il y a des conséquences qui n’ont pas été prévues ou maîtrisées. Le grand moment des droits à l’autodétermination, c’est en particulier la révolution d’Octobre au début du XXe siècle, avec la déclaration sur les droits des peuples de Russie, proclamation qui a eu une conséquence planétaire parce que c’est dans une large mesure à partir de cette déclaration que les mouvements de décolonisation vont se légitimer. Mais cette déclaration des droits des peuples à l’autodétermination a aussi amené à ce qu’on a pu considérer comme un danger de fragmentation de l’espace politique et économique de la Russie, un danger réel de régression qui en retour a entraîné un effet pervers, à savoir la constitution de l’Union soviétique comme État de fait centralisé, puis plus tard du bloc soviétique. Or, ce bloc était caractérisé par la souveraineté limitée des peuples, et donc par le contraire de ce qui avait été mis de l’avant en octobre 1917. On peut donc, et on doit, se poser la question de savoir en quoi est-ce que ces processus affirmant le droit à l’autodétermination ont apporté des éléments d’émancipation ?

Je pense que pour la très grande majorité des habitants de la planète, mais aussi pour les pays dont je m’occupe plus particulièrement, à savoir les pays de l’Est, il y a eu au cours de ce processus une généralisation de la mobilité sociale et de la mobilité spatiale qui constituent incontestablement une forme d’émancipation dont les effets sont restés durables.

Une autre forme d’émancipation, qui en Europe occidentale n’était peut-être pas directement issue du XXe siècle mais plutôt du XIXe siècle, mais qui a été mise en l’avant surtout au XXe siècle en Europe de l’Est, ce sont les avancées dans le domaine de la généralisation de la culture.

Enfin, il y a eu aussi des avancées dans ce qu’on pourrait appeler les légitimités : le droit, au moins théorique, de remettre en cause un certain nombre de pouvoirs, un certain nombre d’oppressions. Que cela n’ait souvent été que théorique ne remet pas en cause cette avancée car elle a sans doute servi de base indispensable à la poursuite des processus de démocratisation. Les régimes autoritaires, voire totalitaires, de l’Est ont pu être contestés en effet au nom même de leurs principes fondateurs, ce qui explique sans doute pourquoi les crises se sont succédé et les espaces de liberté ont été progressivement et en fin de compte assez rapidement élargis. Sur ce plan-là on peut émettre l’hypothèse que, vu sous un certain angle, le plus grand succès de la révolution d’Octobre, hormis la chute du colonialisme, c’est la disparition de l’Union soviétique, la disparition d’un carcan qui fonctionnait en contradiction avec ses principes fondateurs et dont le démantèlement a sans doute été facilité à cause de ces principes fondateurs. C’est en effet le seul « empire » dans l’histoire qui se soit dissous sans un seul coup de feu.

Le XXe siècle, ce sont donc des acquis : généralisation de la culture, droit à l’autodétermination, collective et individuelle, droit des peuples, droits sociaux mais aussi droits individuels. Tout cela a permis la généralisation de la mobilité avec tous les effets pervers que cela a entraîné.

Mais toutes ces avancées ont abouti aussi à ce que l’on assiste à la fin du XXe siècle, à des régressions, en particulier dans les pays de l’Est : régressions ethnocentriques, régressions économiques et sociales massives pour la quasi-totalité de ces pays au cours des dix dernières années. On peut donc se reposer la question de Kant pour les pays de l’Est, mais aussi pour une grande partie de l’humanité : à la fin du XXe siècle, est-ce que les pays de l’Est, par exemple, grâce au processus d’émancipation du XXe siècle, ne seraient pas aujourd’hui en marche vers les Lumières mais désormais cela concernerait la masse de la population qui peut désormais percevoir ces Lumières alors qu’au début du siècle elle n’était peut-être pas en état de percevoir que l’on pouvait réellement remettre en cause les pouvoirs établis. Il a peut-être fallu d’abord cet exercice théorique avant de pouvoir l’envisager en pratique, mais à quels coûts ?

Janette Habel
Quand j’ai pris connaissance du thème proposé — l’émancipation au prisme du XXe siècle — j’ai eu immédiatement un sentiment de réticence : comment penser le XXe siècle comme le siècle de l’émancipation humaine ? Ma première réaction a été négative. En réfléchissant bien j’ai été amenée à moduler ce sentiment révélateur de l’air du temps, de la pression ambiante. Certes on ne peut affirmer en positif le XXe siècle comme un siècle d’émancipation et de progrès pour l’humanité comme on l’a fait souvent dans le passé. Mais aujourd’hui on risque de donner de l’émancipation une définition strictement subjective, politique ou philosophique, euro-centriste, en oubliant sa dimension sociale. Les différences d’approche concernant les « droits de l’homme » et la démocratie sont à cet égard révélatrices.

Le bilan du siècle concerne d’abord le tiers monde où des mouvements de libération ont touché des centaines de millions de personnes souvent libérées d’une oppression coloniale barbare. Cette émancipation humaine, par ses dimensions économiques et sociales, a été un facteur absolument décisif à l’échelle de la planète. La contradiction réside dans le fait que cette émancipation, cette libération démocratique des peuples opprimés, des peuples dominés qui ont conquis alors leur indépendance nationale, a souvent été dévoyée par la suite. Ce fut un premier pas, capital pour l’émancipation des hommes mais seulement un premier pas. Sur le plan social, l’apprentissage de la lecture, l’alphabétisation, l’accès à la culture, même élémentaire, ont représenté un progrès humain gigantesque pour une très large majorité de l’humanité au XXe siècle mais qui n’ont pas ou peu concerné les autres. On constate déjà qu’il y a là une première difficulté dans l’analyse, compte tenu de l’inégalité du progrès humain sur une planète profondément divisée et dont la majorité était exclue des progrès déjà conquis par une minorité qui aujourd’hui relativise, sous-estime ces progrès. C’est un premier élément qui explique la difficulté à laquelle on est confronté.

Je voudrais faire une deuxième remarque. Cette émancipation apparaît comme une émancipation restrictive, un processus contradictoire et précaire caractérisé par la dissociation des droits sociaux et des droits démocratiques. Cette dissociation perverse, souvent assumée dans le tiers monde, est devenue une arme idéologique. Elle permet d’escamoter la dimension économique et sociale de l’émancipation au nom des déviations que les processus d’émancipation ont connues par la suite. Parce que les mouvements de libération ont été dévoyés, on conteste leur légitimité initiale. C’est l’implosion de l’Union soviétique et l’échec de ce que l’on a appelé le « socialisme réel » qui ont favorisé cette interprétation. C’est un des fondements essentiels des lectures révisionnistes de l’histoire. La vraie difficulté est d’analyser des évolutions historiques complexes. Il y a eu dans la dynamique de la révolution d’Octobre — Bruno en parlait même à propos des pays de l’Est — des éléments d’émancipation, bien que ce soit aujourd’hui suspect de le dire. Même si, ensuite, une partie d’entre eux ont été détruits et je dirais une partie d’entre eux seulement, pas tous. L’existence même de ces États, en dépit de leur évolution totalitaire, a permis d’autres processus d’émancipation. Dans les pays opprimés, sans l’existence de l’Union soviétique et malgré le goulag, la victoire de certains mouvements de libération nationale n’aurait pas été possible. Je pense à la révolution cubaine qui n’aurait pas survécu sans l’aide de l’URSS, une aide à double tranchant par ailleurs. Dire cela ce n’est pas atténuer la gravité de l’évolution criminelle de ces régimes. Mais il y a des processus sociaux extrêmement contradictoires dont l’analyse est à poursuivre. Il faut faire attention à l’unilatéralisme de la pensée environnante.

II

Laurent Lemarchand
Pour faire naître justement la contradiction, nous allons maintenant examiner le deuxième thème de cette table ronde, qui est, de façon arbitraire, le contraire de celui que nous abandonnons : la négation. « Le court XXe siècle » peut-il être le synonyme de siècle d’anti-émancipation, voire, en reprenant une distinction qui est maintenant faite pour la Révolution française, de la contre-émancipation ? Aux dires mêmes d’Eric Hobsbawm, le théoricien de l’expression « court XXe siècle », et alors qu’il a été un combattant ferme de l’émancipation durant ce siècle, « le court XXe siècle » débute par ce que des militants de l’émancipation, justement, ont appelé le grand massacre de 14-18, dont l’ampleur barbare accuse d’ailleurs la faillite de la civilisation occidentale issue des Lumières. Et il se clôt, comme on l’a rappelé, en 1989, par l’autodésintégration qui a pris aussi signification de faillite d’un monde socialiste qui se voulait, lui aussi, précisément né de la Première Guerre mondiale, instrument de rédemption émancipateur. Le XXe siècle, le siècle du génocide, n’a-t-il pas été marqué alors par ce qu’on peut appeler les succès des forces et des processus opposés à l’émancipation ou la niant du moins ? Quelles conclusions négatives du siècle peut-on établir, à l’opposé du thème précédent ? En particulier n’a-t-on pas éprouvé, comme Marianne Debouzy le disait tout à l’heure, une régression réelle nouvelle à la dimension, en fait, des avancées que ce siècle a pu connaître ? Servons-nous de deux exemples :

  • les guerres et les types de guerres. Le XXe siècle a connu les deux guerres mondiales de l’histoire de l’humanité, avec des destructions, une barbarie et un nombre de victimes d’une ampleur inégalée jusqu’àlors. Cette ampleur a été rendue possible grâce, entre autres, aux moyens nouveaux que les progrès scientifiques et techniques ont mis à la disposition des belligérants, des progrès qui devaient pourtant être instrument d’émancipation pour les Lumières et la pensée scientiste découlante. Le symbole de cette régression, toujours ressentie et dénoncée aujourd’hui, c’est Hiroshima bien sûr, d’autant que l’on peut rappeler les débats de conscience qui ont secoué les cercles des savants durant les décennies de la création de la bombe atomique. Le XXe siècle semble inverser ainsi le processus d’émancipation de l’humanité face au fléau de la guerre, face, par exemple, à un XIXe siècle qui avait élaboré (au moins sur le papier) des règles de « guerre civilisée ». Ce n’est plus le cas des régimes fascistes ou même plus récemment et, de façon renouvelée récemment, la Djihad. A la fin du XIXe siècle, la guerre avec civilité avait reconnaissance officielle : la guerre devait être le dernier recours de la part des États, et un moyen d’ailleurs plus ou moins honteux, toujours défensif. C’était la guerre dans les règles avec une déclaration qui devait précéder l’entrée en guerre, avec le traitement correct ou humain des prisonniers… Ce n’est plus le cas après 1914, dans un XXe siècle où il n’existe plus de déclaration de guerre, ainsi en Pologne en 1939. C’est surtout le symbole de Pearl Harbor, quand les Japonais présentent à Washington leur déclaration quelques heures après le bombardement de l’île. La guerre au XIXe siècle est aussi, normalement, limitée au strict minimum et ne doit concerner que les militaires. Au contraire, la guerre totale redevient la norme à partir des expériences de bombardement de la guerre civile d’Espagne et aussi de l’intrication entre guerre civile et guerre extérieure qu’a connue le XXe siècle.
  • Évoquons, en deuxième lieu un autre ordre d’idées : la marchandisation croissante y compris de la nature et du corps humain. J’ai rappelé, par exemple, le fait que l’émancipation humaine existe non seulement par rapport aux autres hommes — en quelque sorte : émancipation de l’individu dans le cadre de la société ou par rapport à la société, par rapport à des dominants —, mais aussi par rapport à la nature. Or, le XXe siècle a, par la puissance acquise par l’homme dans le domaine des sciences et des techniques, en quelque sorte inversé la donne, puisque c’est maintenant l’homme qui menacerait la nature, menace dont les risques et les catastrophes écologiques sont les éléments constituants, l’idéologie du progrès scientifique et technique justifiant et niant à la fois cette domination destructrice. On aboutit à une négation du processus d’émancipation, qui finit en impasse selon certains analystes puisque cette avancée des sciences amènerait une menace sur le sort de l’espèce future avec les biotechnologies et la mutation informationnelle. L’action sur le vivant pourrait prendre aussi pour cadre l’homme lui-même avec tout ce qu’on appelle la révolution du vivant qui doit amener ce que certains appellent déjà la post-humanité, tel Fukuyama (c’est sa nouvelle thèse). Une histoire post-humaine qui est en fait aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler une véritable interrogation éthique et qui a relayé dans les années 80-90 les enjeux que portait précédemment le problème de la contraception et de l’avortement mais en les décuplant. D’autant plus que cela se produit dans le cadre d’un capitalisme triomphant ce dont témoigne encore une fois Fukuyama, et qui implique encore une autre remise en cause de l’émancipation. L’émancipation c’est la marchandisation nouvelle, à la fois de la nature et du corps humain lui-même.

Pensons au nazisme et à l’horreur de son génocide, ou dans d’autres ordres de fait aux stigmates du colonialisme et du néo-colonialisme qui le prolonge. La fin du XXe siècle, avec ses « crises » diverses, n’a-t-elle pas constitué un temps d’involution ou tout au moins de régression, avec par exemple la remontée des idéologies de l’exclusion ? De l’anti- à la contre-émancipation ? Là encore la palette semble vaste : asservissement, aliénation, domination…, quels sont les processus et forces adverses, les théories et idéologies dénigrantes ou négatrices de l’émancipation ? Où se place alors l’émancipation dans ce cadre ? Est-ce que le XXe siècle n’est pas plutôt le siècle de l’anti-émancipation ou même de la contre-émancipation ?

Jacques Couland
Je m’étais efforcé, pour ma part, de rester dans les limites du thème 1. Je souhaiterais maintenant intervenir en premier sur ce second thème, puisqu’il faut traiter du négatif et l’appliquer au domaine sur lequel je travaille. Il faut, bien sûr, distinguer les périodes, distinguer aussi les acteurs. Si « le court XXe siècle » a des aspects négatifs, un des aspects importants de cette négativité l’aura été du fait des guerres coloniales, si longues, si négatives pour les peuples concernés, si coûteuses en destruction de vies humaines et matérielles. Pour ce qui nous concerne, il est à peine besoin de rappeler la guerre d’Indochine, suivie de celle — américaine — du Vietnam, les événements de Madagascar, les conflits peut-être moins graves de Tunisie et du Maroc, et puis, surtout, la longue, très longue guerre d’Algérie. Mais il y a aussi, si l’on oriente le regard vers les pratiques du monde occidental, un certain nombre d’autres éléments négatifs, les entraves apportées aux acquis des peuples en matière d’indépendance et de contrôle des richesses naturelles. Les forces d’intervention rapides sont anciennes, beaucoup plus anciennes que leur utilisation actuelle, sous prétexte de droit d’ingérence, alors même que rien n’obligeait d’y recourir — par exemple après l’annexion du Koweit par l’Irak ou, plus récemment, au Kosovo et plus généralement en Yougoslavie. Il y a aussi l’utilisation des conflits régionaux pour les maintenir vivants, justifier ainsi un droit d’arbitrage hégémonique. Le conflit israélo-arabe serait terminé depuis longtemps sans l’aide privilégiée des États-Unis d’Amérique à Israël. La guerre Irak-Iran avait fourni l’occasion de les pousser l’un contre l’autre, selon le camp, voire le clan, auquel on appartenait. Depuis la désintégration du socialisme, on remarque une généralisation du droit d’ingérence, l’utilisation de la force pour dicter des solutions à des peuples qui ont des difficultés.

Regardons maintenant du côté des peuples des pays du Sud. Du côté des pays du Sud, il y a de nouveaux champs de luttes qui sont apparus, outre le champ de la libération nationale. Ils concernent les problèmes de la démocratie politique et sociale. Ils concernent les problèmes des minorités : je pense aux Kurdes, écartelés entre plusieurs États ; les Berbères en Algérie en sont un autre exemple, mais plus gravement, le Sud du Soudan avec ses populations non musulmanes, animistes ou chrétiennes.

Cela concerne aussi la condition féminine. Ce problème a été abordé dès le XIXe, mais de façon limitée, parfois contradictoire, sans faire toujours l’objet de luttes. Les premières associations féministes au sens strict datent en Iran, en Irak, en Égypte, des années 30. Mais actuellement le mouvement se développe particulièrement. Pour m’en tenir à une récente soutenance de thèse d’histoire comparée sur la condition féminine dans les trois pays du Maghreb, c’est vrai pour ces pays, avec une avancée relative de la Tunisie par rapport aux deux autres. Toutefois, on s’aperçoit que l’implication des femmes dans les luttes n’est pas la même, elle n’est pas de même ampleur et pas aussi généralisée. Les plus actives sont évidemment les femmes algériennes. Pour lutter, comme la télévision et la radio nous l’apprennent aujourd’hui, contre la loi sur la famille, une véritable catastrophe, parce qu’elle a été mise en force presque vingt ans après l’indépendance, c’est-à-dire après deux décennies où les pratiques avaient petit à petit imposé des mentalités différentes. Et puis il y a des contradictions internes aux États qui conduisent à des blocages.

Autour de chacune de ces catégories de luttes (démocratiques, voir la Tunisie récemment ; minorités, j’ai évoqué les Kurdes ; femmes, surtout connues chez nous à travers les femmes algériennes, très militantes sur notre propre sol), autour de chacune se créent des phénomènes de convergence internationale solidaire. Et là, il faudrait nous interroger sur la part des « modèles ».

Pour revenir au mouvement de libération nationale au sud et à l’est de la Méditerranée, c’est un mouvement qui, dans sa formation, s’inspire du succès de certaines formes d’organisation attestées ailleurs.

La défaite de la Russie devant le Japon au début du siècle joue un rôle important. Le fait que tel peuple arrive à se libérer joue un rôle important. La révolution d’Octobre joue un rôle incitateur, parce que même sans comprendre qu’il s’agit du communisme, la plupart de ceux qui ont popularisé dans les pays arabes cette expérience l’ont vue simplement comme un exemple de révolution qui entraîne la masse populaire et permet de renverser un despotisme. De plus, ils ont constaté que la coalition des États européens était incapable de la renverser. Ceux qui ont popularisé, de façon parfois tronquée, déformée, les premiers textes du marxisme sont souvent des gens qui n’ont pas suivi le mouvement. Ou alors qui l’ayant suivi étaient partis de points de vue faux. Par exemple, c’est à l’occasion de la mort d’Anatole France, en 1924, qu’un journaliste libanais, déjà connu par ses références à l’Internationale, qu’il datait alors de 1917, rend hommage à l’Union soviétique, au communisme, parce que, admirateur francophone d’Anatole France, il retient de lui son engagement socialiste, puis communiste. Évidemment, cela attire autour de lui un certain nombre de gens qui s’engagent. La plupart des partis communistes d’ailleurs se créent sur ces bases : entraîner le mouvement ouvrier pour être le dynamiseur du mouvement de libération nationale, ce qu’ils n’ont pas toujours été, sauf au Yémen du Sud mais plus tard, et assurer déjà les intérêts de la classe ouvrière en prévision de l’indépendance conquise.

La période est marquée par des conquêtes syndicales importantes, avec de plus en plus une affirmation de la revendication à l’autonomie syndicale qui tranche avec l’état actuel, puisque les acquis ont été repris et que c’est exactement le contraire qui prévaut maintenant.

Constitué sur un « modèle » le mouvement de libération n’aura pas pour autant été un « calque » ; il fallait que ce modèle organisationnel et conceptuel moderne soit en inter-signification avec la société concernée. Il fallait s’efforcer d’éviter qu’il y ait contradiction. Dans le cas contraire, on n’aurait pas entraîné les paysans qui relèvent d’autres mentalités, d’autres structures. On n’aurait pas entraîné des religieux, qui relèvent d’autres modes de pensée, d’autres structures. On n’aurait pas entraîné toutes les composantes communautaires, culturelles et de classe qui constituent le mouvement national. C’est sûr qu’une fois l’indépendance conquise, chaque composante juge en fonction des résultats les revendications dont chacune était porteuse, les retombées, positives ou non, pour chaque groupe de la part des gens qu’ils ont porté au pouvoir. D’où les contradictions qui naissent, etc.

Ajoutons que les aspects négatifs peuvent aussi consister à rejeter la responsabilité sur les autres. Quand, par exemple on crée un droit confucéen des hommes pour l’opposer aux droits de l’homme, quand on crée un droit islamique pour l’opposer au droit occidental, on rentre, on met le doigt dans ce type d’engrenage-là avec toutes les conséquences que l’on sait pour certains pays — bien que maintenant le danger ne soit pas aussi grand qu’il le fut, il y a encore jusqu’à deux ans en Algérie, pour ne prendre qu’un exemple.

On assiste donc à une série de contradictions qui font que le négatif semble maintenant l’emporter. Il y a tout de même toute une série d’acquis qui font que des bases pour les résistances existent, à condition de trouver les voies d’organisation pour ces résistances-là, ce qui est cherché par les uns et par les autres, et je dirais même par les mouvements féministes, quand ils s’adressent à l’Europe, au monde, pour des soutiens solidaires. Ces acquis-là demeurent malgré tout dans la période de négativité que nous vivons.

Janette Habel
Je voudrais me faire un peu l’avocat du diable. Que disent les porte-parole du Sud ? Que l’émancipation a une dimension quantifiable et qu’on l’oublie, surtout quand on est au Nord et qu’on regarde le Sud. On a tendance à sous-estimer cet aspect des choses. Observons ce qui a été réalisé au XXe siècle, en matière de santé, d’éducation avec l’alphabétisation de populations entières d’une part, et la conquête de la souveraineté d’autre part ; comparons avec le XIXe siècle et la colonisation, le bilan est impressionnant. Néanmoins tous les processus de libération nationale sans aucune exception, je dis bien sans aucune exception, ont donné lieu à des systèmes politiques différents mais autoritaires, oppresseurs et répressifs à des degrés divers. En Asie le système chinois en est un exemple, de même que le régime vietnamien, dont les conquêtes sociales « quantifiables » sont par ailleurs en déclin très marqué. Si vous regardez ce qui se passe en Chine du point de vue de l’emploi, le fameux bol de riz en fer — Autrement dit la garantie de l’emploi — est remis en cause et le pays connaît un chômage croissant. Le pire aura été le Cambodge, avec le polpotisme. Mentionnons aussi l’Afrique et l’évolution des mouvements de libération nationale, les régimes qu’ils ont contribué à mettre en place en Afrique noire ou au Maghreb. Enfin pour parler d’un continent que je connais mieux, l’Amérique latine, qui est aussi le continent le plus proche du nôtre par ses racines européennes, le sort que connaît la grande révolution cubaine et à une autre échelle celui qu’a connu le Sandinisme ne sont guère enthousiasmants !

Il est donc indispensable de réfléchir. Ces processus révolutionnaires exceptionnels ont eu lieu dans un contexte où les rapports de force étaient très difficiles ; on ne peut pas mettre en doute, pour un certain nombre d’entre eux, les objectifs émancipateurs qui les ont inspirés. Citons à ce propos la Révolution cubaine ou le Nicaragua qui comme d’autres mouvements de libération d’Amérique latine, ont été inspirés par une volonté émancipatrice. Or, ceux-là mêmes qui ont porté cette volonté d’émancipation, quarante ans après, se retrouvent dans une position d’oppresseurs à l’égard de ceux-là mêmes qu’ils ont voulu libérer. Dans le texte de Laurent Lemarchand la question est posée : quelles sont les forces adverses de l’émancipation que l’on peut identifier ? Vous connaissez l’argument de nombreux militants du tiers monde : le sous-développement et la misère sont incompatibles avec la conception de la démocratie représentative préconisée par les pays industrialisés dominants (et qui est par ailleurs en crise). Les contraintes du développement imposeraient au début un « modèle » de société autoritaire, renforcé par l’émergence de la contre-révolution armée que l’on oublie de mentionner. Si vous analysez ce qui s’est passé au Nicaragua pour prendre le plus petit de tous ces pays, la « contra », l’agression militaire ont joué un rôle déterminant. Or l’émancipation humaine n’est pas compatible avec la violence. C’est un lieu commun, mais à l’échelle d’un processus social, on ne peut pas faire l’économie de cette dimension. Au Nicaragua, c’est l’agression militaire qu’on oublie souvent qui est à l’origine de l’involution du processus puis de la défaite après les accords Bush-Gorbatchev et l’arrêt de l’aide de Moscou. Au Vietnam, on pourrait faire la même analyse. La guerre ne suffit pas à expliquer cependant la corruption postérieure des dirigeants sandinistes. Il est fascinant d’observer comment l’héritage du passé, les traditions historiques marquent de leurs empreintes le nouveau pouvoir : du tsarisme au stalinisme en URSS, du caudillisme au castrisme en Amérique latine.

Il faut donc examiner la structuration du pouvoir d’État et les mécanismes de domination. Expliquer les mécanismes de corruption des élites, des anciennes avant-gardes, comment ils ont joué un rôle très important dans la perversion du processus d’émancipation initial. Il est vrai que l’agression extérieure est souvent instrumentalisée pour alimenter parfois le pire des nationalismes ou justifier la répression. De là découle la nécessité d’une réflexion sur « les dangers professionnels du pouvoir », sur le pouvoir d’état, sur la difficulté de changer les rapports sociaux, sur les obstacles y compris psychologiques qu’une société désaliénée doit prendre en compte pour les changer. Il y a eu quelque chose de restrictif dans la vision héritée des Lumières, dans la conception du progrès, il y a eu une absence de réflexion suffisante sur le rôle de la violence, sur l’oppression, sur ce que la guerre implique. Les stigmates de ces agressions et de ces guerres ne se sont jamais effacés, ils ont toujours laissé leur empreinte sur les pouvoirs qui en sont issus.

Suzanna Barrows
Voici encore la dix-neuvièmiste qui s’exprime. Hobsbawm est une référence de rigueur pour chaque étudiant spécialiste de l’Europe, et même des États-Unis, à travers une préparation pour le doctorat. Mais afin d’esquisser un autre bilan et en examinant ces problèmes et les contradictions de l’émancipation, je me demande si nous devons adopter la chronologie qu’il a proposée, notamment le grand point de départ de la guerre de 14 pour le « court XXe siècle ». Bien sûr cette date est très importante, mais si on voulait bien essayer de voir un peu autrement, il me semble qu’il y avait beaucoup de guerres qui n’étaient pas très civilisées au XIXe siècle, de même que, à la fin du XIXe siècle, la supposée « apogée » de la civilisation. Prenons comme illustration la guerre civile, la guerre de Sécession aux États-Unis qui a été, à une échelle horrifiante, la guerre la plus meurtrière dans l’histoire du pays. Ou les guerres qu’on qualifie souvent de génocide contre les Indiens aux États-Unis, contre les indigènes aux Antilles, et puis la guerre très meurtrière en Indochine fin XIXe siècle. Retenons surtout les années 70 et, après, la guerre des Boers qui utilise les tranchées. Et puis la Commune : la Semaine Sanglante, n’est-ce pas un modèle de guerre de libération et une répression terrifiante et très efficace qui se passait dans la France civilisée ? Alors, considérant tout cela, ne peut-on penser que ce sont les historiens qui imaginent toujours un point de départ ? On prétend qu’avant c’était différent, mais je me demande ce qui était différent. Bien sûr, la guerre de 14, l’échelle des atrocités, le nombre des morts, sont impressionnants. Mais joue peut-être et surtout la durée la guerre : ce n’était pas une semaine sanglante, c’était quatre ans et demi ! Et à part cela, je ne vois pas de grande différence : aussi pourrait-on imaginer une histoire non d’un « court XXe siècle » mais d’un très long XIXe siècle, dont nous ne sommes peut-être pas encore sortis aujourd’hui...

Si l’on aborde maintenant le plan intellectuel, et à cet égard je parle comme historienne de la France, il y avait peut-être dans ce pays une connaissance et une conscience collective des contradictions qui se sont développées avant les autres pays européens. Les expériences, les événements de la première révolution ont créé des cyniques ou bien des gens qui étaient désabusés de l’idéal de la révolution facile. Deuxièmement, a joué le déclin de la stature de la France sur le plan international tout le long du XIXe siècle. Troisièmement, il faut prendre en compte les incidents révolutionnaires ou bien les révolutions qui n’ont pas profité aux gens ayant lutté le plus ardemment en faveur de la cause. Si l’on s’en tient à cette association : Toussaint Louverture, plus Joseph de Maistre, Tocqueville, Hippolyte Taine, Flora Tristan, Louise Michel, les frères Goncourt, la liste critique de l’émancipation est très longue et traverse tous les points de vue politique. Il me semble ainsi que le scepticisme français en ce qui concerne le mouvement progressiste linéaire de l’émancipation est précoce. Et c’est encore en France que survint la crise nationale de l’affaire Dreyfus, qui démontra à tout l’Ouest les limites de l’émancipation et l’écart entre un statut légal et un statut d’acceptance. Et l’antisémitisme dans la France de la fin du XIXe siècle n’est pas lié à ce qui est arrivé au XXe siècle. Règne alors et aussi un antiféminisme assez virulent. Il y a un siècle se sont levés une peur et une détestation du mouvement ouvrier, et un développement d’un racisme soi-disant scientifique dont on va malheureusement voir la floraison dans beaucoup d’autres mondes, beaucoup de milieux politiques au XXe siècle. Alors pourquoi « le court XXe siècle » ?

Bruno Drweski
Je voudrais revenir sur cette question, à savoir que les guerres au XIXe siècle n’étaient pas très civilisées, en prenant les deux moments importants du XXe siècle, à savoir la guerre de 1914-1918 et l’auto-désintégration du bloc de l’Est.

Ce qui a fait que la guerre de 1914 a été vue comme une faillite de la civilisation occidentale, ce n’est pas parce que les guerres précédentes n’avaient pas été violentes car, enfin, les guerres coloniales ont été une plongée dans l’horreur pour la majorité de l’humanité et pour la majorité de la terre. Mais ce qui est apparu en 1914, c’est que l’Europe a « rapatrié » sa violence incontrôlée sur son propre territoire. Les comportements irrationnels qui étaient en quelque sorte considérés jusque-là comme acceptables à l’égard des non-Européens, des non-héritiers du siècle des Lumières, ont été appliqués à ceux-là mêmes qui étaient ou qui se prétendaient être les héritiers du siècle des Lumières. L’irrationalisme et les contradictions de la civilisation européenne sont alors apparus au monde entier de façon tout à fait claire. Il s’agit là bien entendu d’une faillite de la civilisation occidentale, mais d’une forme de civilisation occidentale qui était libérale et bourgeoise. C’est cette civilisation occidentale là qui, en 1914, a semblé faire faillite, je dis a semblé parce qu’on est aujourd’hui à la fin du XXe siècle et elle existe toujours cette civilisation occidentale, libérale et bourgeoise. D’une certaine façon, il y donc eu faillite en 1914 mais ce n’était pas une faillite finale, tout au moins si on prend le XXe siècle pour limite.

Cet aspect des choses interpelle toute l’humanité, autant celle qui est occidentale et bourgeoise que celle qui a refusé ce modèle et n’a pas su ou pu élaborer d’alternative immédiatement réussie à la faillite de 1914. Il y a eu néanmoins cet élément de faillite qui a entraîné la révolution russe. Pourquoi la révolution russe ? Parce que la civilisation occidentale libérale et bourgeoise n’a pas réussi à enclencher un processus de développement efficace et capitaliste en Russie. Et l’échec du rattrapage de l’Occident par la Russie par le biais du capitalisme l’a amenée à chercher autre chose, le socialisme, qui, dans les faits, est moins apparu comme une alternative au système dominant comme la voie permettant ce fameux rattrapage de l’Occident réel et toujours aussi fascinant qu’avant 1914. C’est cette tentative de rattrapage qui a ouvert en quelque sorte le XXe siècle. Et ce qui l’a fermé, c’est l’autodésintégration du bloc de l’Est, ce qu’on a appelé la « faillite » ou « l’échec » du bloc de l’Est.

Mais autant on peut dire que la guerre de 1914 a été perçue comme un échec de la civilisation occidentale parce que cette civilisation n’a pas été au bout du processus d’émancipation qu’elle avait porté à partir du XIXe siècle, autant on peut se poser la question pour le bloc de l’Est des causes de son auto-désintégration. Il y a plusieurs éléments de réponse possibles : une réponse conservatrice et une réponse « gauchiste ». Toutes ces différentes réponses doivent être comparées, creusées, approfondies.

La réponse conservatrice a tendance à expliquer, implicitement au moins, que le bloc de l’Est a « échoué » justement parce qu’il a voulu aller au bout de ce processus d’émancipation, qu’il a voulu aller plus loin que la démocratie libérale et bourgeoise, ce que les conservateurs considèrent comme un désir « artificiel ». En conséquence, les pays de l’Est ont échoué, ce qui implique un retour de leur part à la « normalité », normalité bourgeoise qui avait été condamnée dans la foulée de la Première Guerre mondiale. Mais on peut donner une autre réponse sur la désintégration du « socialisme réel » : c’est parce que le processus d’émancipation mis en place à partir de 1917 n’a pas été au bout de sa logique, qu’il n’a pas été assez loin, qu’il y a eu enlisement et finalement régression. Il faudra à l’avenir réfléchir sur ces deux éléments de réponse.

Je terminerai par des questions un peu plus pratiques, plus concrètes, mais qui amènent à poursuivre la réflexion. En ce moment, il y a débat chez les historiens polonais, plutôt d’ailleurs chez ceux qui sont conservateurs et qui n’arrivent pas à donner une réponse satisfaisante à un phénomène qu’ils ont remarqué et qui me semble devoir nous interpeller sur cette question de la définition de ce fameux XXe siècle. On a donc fait des recherches en Pologne sur beaucoup d’opposants anti-communistes de l’immédiat après-guerre et qui avaient été des résistants pendant la guerre, donc des gens qui a priori ne peuvent pas être considérés comme des gens sans courage, des gens qui ont lutté contre l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui, après la guerre, se sont opposés à la prise en main de la Pologne par les tenants du modèle soviétique. Ils ont été arrêtés puis ont été réprimés pendant la période stalinienne et, en 1956, au moment de la déstalinisation, les survivants sont sortis de prison. Or, ces gens qui avaient une pensée politique, qui ont démontré leur courage, qui ont joué un rôle dans la résistance contre Hitler, qui ont ensuite résisté au régime soviétique après 1945, n’ont que très rarement joué un rôle politique après leur libération en 1956.

Ceux qui ont joué un rôle dans la contestation du fonctionnement du système, ce ne sont pas ceux qui ont fait la résistance contre les communistes après 1945, mais au contraire ce sont des communistes ou des enfants de communistes qui ont rompu progressivement avec le régime à partir de 1956. Les historiens plutôt conservateurs n’arrivent pas à donner de réponse satisfaisante à cette question qui gêne leur propre camp politique. Ils ont tendance à se concentrer sur l’aspect moral de la chose mais ils constatent que les opposants au communisme d’avant 1956 avaient le sentiment d’avoir bonne conscience quand ils luttaient contre le nazisme mais qu’ils avaient quelque chose comme une mauvaise conscience après 1945, lorsqu’ils luttaient contre ce qui était la représentation réellement existante du communisme.

Pourquoi ces résistants avaient-ils mauvaise conscience devant le NKVD et ses agents et avaient-ils eu bonne conscience devant la Gestapo ? Cette question n’est sans doute pas que morale comme pensent pouvoir l’expliquer les conservateurs. il me semble qu’un élément de réponse provient du fait que ces anticommunistes n’avaient pas de légitimité progressiste. Et aussi perverti que fussent le stalinisme, le NKVD, etc., ce système restait malgré tout porteur de la légitimité pervertie mais néanmoins progressiste. Et en conséquence ceux qui étaient à l’intérieur de ce système mais en rejetaient les perversions ont pu plus facilement, psychologiquement, prendre leurs distances et résister au bout d’un certain temps à ce système, en allant vers la dissidence, une dissidence qui allait parfois les amener vers le camp conservateur, et parfois vers une dissidence plus à gauche. Il est également probable que la formation politique et la pratique organisationnelle marxiste aient aidé ces dissidents à réfléchir politiquement, à s’organiser dans la dissidence et à conquérir une base populaire. Malgré les divergences qui se développeront entre les dissidents de gauche et de droite, la matrice fondamentale de tous semble avoir été l’intériorisation du discours légitimateur émancipateur issu des Lumières et propagé par le marxisme. Vu sous cet angle, là encore, la dissolution du bloc de l’Est peut être considérée comme une victoire du siècle des Lumières et du marxisme. La grande victoire du processus issu de la révolution d’Octobre a donc été la remise en cause du processus même issu de cette Révolution en reprenant la légitimité de l’émancipation. Donc, le XXe siècle a-t-il été un siècle d’anti-émancipation : oui et non, d’autant plus que les dissidents n’ont pas réussi à assurer une réelle émancipation de leurs sociétés après 1989. Mais ces sociétés sont aujourd’hui plus expérimentées.

Marianne Debouzy
Je voudrais revenir sur un aspect de la présentation de Laurent Lemarchand sur la fin du siècle comme moment de régression et, compte tenu du fait que tout le monde a insisté sur l’importance des guerres au XXe siècle, il y a une chose qui est, quand même, assez frappante : c’est que depuis trente ans, on ne nous parle que de guerre économique. Et c’est cela qui est devenu le prisme à travers lequel on analyse tout ce qui se passe dans le monde occidental face aux autres parties du monde et cette façon de voir les choses s’accompagne de la réification de l’économie qui devient le seul élément déterminant et, à mon avis, entraîne une sorte de fatalisme dans la vision que les gens ont de la possibilité de changer le monde ou de changer certains éléments du monde. Cette toute-puissance de l’économie qui est sans cesse décrite à travers l’idéologie dominante s’accompagne de l’effacement du politique, du rôle du politique. Il me semble que dans cette fin du XXe siècle, ce sont des éléments idéologiques qui vont contre toute tentative de poursuivre un processus d’émancipation sous quelque forme que ce soit parce que cette émancipation n’apparaît plus comme possible, vu le poids absolument incontrôlable, et contre lequel personne ne peut rien, de l’économique, sans que jamais on ne dise, ou sans qu’on ne dise suffisamment que, naturellement, l’économique ce sont des choix politiques aussi.

Laurent Lemarchand
Pour rester dans le temps imparti, je vais essayer de regrouper la présentation des deux thèmes qui restent à discuter.

A la tournure que prennent les interventions, on peut se demander, après ce qu’on a vu et l’opposition simpliste que j’avais initiée entre affirmation et négation, si le concept d’émancipation humaine, s’il faut d’ailleurs l’appeler concept, n’a pas terminé son histoire, puisqu’il semble tomber parfaitement sous le coup des condamnations des « nouveaux penseurs » tel Fukuyama, et des « nouvelles philosophies » : tous annoncent, en matière d’idéologie, la fin de l’histoire. Ainsi Fukuyama écrit en juin 1999 : « la période ouverte par la Révolution française a vu fleurir diverses doctrines qui souhaitaient triompher des limites de la nature humaine en créant un nouveau type d’être qui ne fût pas soumis aux préjugés et limitations du passé. L’échec de ces expériences à la fin du XXe siècle nous a montré les limites du constructivisme social en confirmant à contrario un ordre libéral fondé sur le marché, établi sur des vérités manifestes tenant à la Nature et aux dieux de la Nature. » Voici qui condamne donc la catégorie d’émancipation humaine, du fait de son histoire même d’ailleurs, une catégorie qui se trouve en quelque sorte dépouillée de toute valeur scientifique ou objective, alors qu’elle l’avait reçue comme symbole ou comme donnée essentielle au XIXe siècle ou même avec Kant. Ces prises de position contre les idées d’émancipation se veulent, elles, objectives, et, tirant leçon des évolutions du XXe siècle. Et celui-ci ne constituerait d’ailleurs plus seulement un contretemps où le processus d’émancipation se serait en quelque sorte suspendu, mais un scénario véritable de disqualification (ainsi pour F. Lyotard, dans La condition postmoderne, Paris, éditions de Minuit, 1979) de ce qu’on pourrait appeler ou de ce qui apparaît comme un mythe idéologique.

Quels sont les aspects de cette radicale remise en question de l’émancipation ? On peut reprendre ici un autre titre célèbre : le passé d’une illusion de François Furet qui, à travers l’exemple du communisme, de l’histoire du camp communiste, montre que le XXe siècle a universalisé cette notion mais l’a vidée de sens et d’efficacité puisqu’elle aurait servi en quelque sorte de simple référence, voire, pire, de morale passe-partout et de caution éthique délétère qui a fonctionné comme un leurre idéologique d’une pratique, en fait, au moins autre et même souvent contraire. Je fais ici référence, bien sûr, à ce qui s’est passé dans les pays socialistes, notamment, où il y a eu de nouvelles aliénations, plus fortes que celles qui existaient précédemment et qui, même si ces pays socialistes ont amené un certain nombre d’avancées dans certains domaines de l’émancipation, ont connu aussi des blocages : c’est le cas par exemple et en utilisant une comparaison entre la RDA et la RFA, de l’émancipation des femmes après un certain nombre d’avancées initiales mais partielles — Hobsbawm remarquant d’ailleurs que les pays socialistes ont été absolument de tout mouvement féministe spécifique.

D’autre part, le XXe siècle n’a-t-il pas produit aussi des avancées théoriques ou intellectuelles qui pointent les faiblesses et les contradictions des concepts de la philosophie des Lumières, incluses plus ou moins d’ailleurs dans leur énonciation première ? L’émancipation humaine, par exemple, sous-entend comme composante essentielle l’idée de progrès. Mais bien des éléments du siècle ont montré qu’on ne pouvait plus concevoir ce progrès comme un processus linéaire à la manière des héritiers des Lumières du premier XIXe siècle. Des sciences comme la psychanalyse ont révélé une nouvelle dialectique de l’aliénation et de l’émancipation comme élément constitutif de la personne, dialectique qui ne peut pas se concevoir par l’usage de la logique formelle qui animait la philosophie des Lumières.

D’un autre côté, la critique libérale qui est aujourd’hui plus ou moins dominante disqualifie-t-elle véritablement et irrémédiablement cette catégorie et le combat progressiste qu’elle sous-tend puisque ce libéralisme n’arrive pas souvent à concevoir lui-même l’idée de progrès comme une généralité du genre humain, et l’homme comme un être historique ? La citation que j’ai faite de Fukuyama le montre, qui prend l’homme comme un être naturel, sans histoire, comme un invariant. Comment concilier les aspects contradictoires de l’histoire de l’émancipation au XXe siècle, dimensions que nous avons établi précédemment ?

Une des thèses fortes du court XXe siècle de Hobsbawm, c’est aussi le constat que la régression nazie a été battue par l’alliance de forces opposées mais de forces finalement progressistes c’est-à-dire de forces qui sont issues ou descendantes des Lumières contre la réaction — ce qui est le contraire d’ailleurs de la thèse de Furet. L’émancipation n’est-elle pas liée à la contradiction ? Génératrice elle-même, d’ailleurs, de contradictions internes ? Si l’on considère par exemple le concept : ne peut-on dire que par son contenu même, notamment la connexion entre liberté et progrès, la notion d’émancipation humaine, comme une bonne partie des concepts des Lumières, a autorisé, en fait, justifié des émancipations qui n’en furent pas ? C’est le cas par exemple, pour prendre un exemple complètement autre que le domaine politique qui domine souvent dans nos interventions, de l’urbanisation industrielle des années 1960 qui ont donné la décennie sans doute la plus désastreuse de toute l’histoire de l’urbanisation, mais qui se sont ainsi déroulées parce que les dirigeants ont découvert la possibilité de construire des logements industriels ou de façon industrielle, de façon rapide et peu chère ; on a donc rempli les banlieues de grands immeubles sinistres qui sont aujourd’hui synonymes d’exclusion et de ségrégation et dont la destruction est devenue récemment un élément d’émancipation.

On peut multiplier en fait les références aux contradictions et montrer qu’on est en face d’un processus contradictoire. Que dire, par exemple aussi, des révolutions, des révolutions prolétariennes, des guerres paysannes, des révolutions nationalistes, des révolutions islamiques ? Ces révolutions participent-elles des dimorphismes géopolitiques dont on a parlé tout à l’heure, des inégalités d’ordre géopolitique ou d’ordre géographique que le monde a continué de générer au XXe siècle ? Que représente la généralisation de l’État nation et l’apparition de nouvelles générations de ces États ? Est-ce que c’est une émancipation ? Quid des mouvements de libération nationale, nationalismes, racismes, crise de l’État-nation sous l’effet de la globalisation et de l’imposition des modèles de structures politiques... ?

Dans un des autres domaines qui me semblent essentiel pour interroger la catégorie d’émancipation, le XXe siècle n’a-t-il pas changé la donne dans les relations entre individu et société ? A la suite, par exemple, de ce que Weber appelait « le désenchantement du monde » par le capitalisme, y a-t-il eu véritablement promotion de l’individu, ou promotion de l’individualisme ? Et quels sont donc les rapports entre émancipation individuelle et émancipation collective ? Ne se profile-t-il pas d’ailleurs de nouvelles menaces ? Ainsi une sorte de mondialisation qui est productrice d’universalisation, d’uniformisation et non de diversité en matière d’émancipation humaine. L’émancipation est-elle une valeur universelle ?

Finalement, ce qu’a démontré surtout l’expérience contradictoire du XXe siècle, n’est-ce pas que l’émancipation n’a pas atteint sa fin, la fin de l’histoire, parce que justement elle n’est pas un invariant historique mais, qu’au contraire, objet d’histoire, elle serait un processus sans fin dont l’histoire renouvelle les termes ? Trois exemples brefs à l’appui de cette appréciation :
— il est facile d’imaginer que les aspirations émancipatrices des individus du début du XXe siècle ne sont pas ceux de la fin du XXe siècle. Aujourd’hui le mot en Occident n’a plus tellement pour antithèse l’exploitation mais la domination et il renvoie à des questions de pouvoir, avant tout.
— un pays comme le Vietnam, où la notion d’émancipation fut apportée par le colonisateur français, ce qui a impliqué la disqualification de cette notion puisque, liée à l’impérialisme, elle a été quand même reprise par les Vietnamiens révolutionnaires, mais sans le dire ou sans claire conscience en quelque sorte, dans un combat qui se livre contre ces mêmes Français impérialistes occidentaux.
— on peut remarquer la relativité, par exemple en France et en Occident, des acquis de l’émancipation dans des domaines non encore évoqués de l’alimentation ou de l’éducation. L’acquisition d’un niveau d’éducation au moins élémentaire et souvent secondaire, par exemple, est devenue une norme et même une nécessité dans le monde socio-économique d’aujourd’hui et elle engendre à son tour d’autres aspirations émancipatrices prolongeant donc le processus, comme l’a montré d’une certaine manière mai 68 avec l’intervention d’une catégorie sociale nouvelle : les étudiants et le monde universitaire. « Sous les pavés… » l’émancipation. Mais en même temps, et c’est un autre sens de l’universel, ce renouvellement n’implique pas, à mon sens, une disparition au cours du XXe siècle du combat pour l’émancipation tel que le XVIIIe siècle et le XIXe siècle l’ont conçu. Alors quels sont les rapports entre émancipation et contradiction et est-ce qu’on peut encore garder, utiliser ce terme d’émancipation ?

Bruno Drweski
Peut-on garder le terme d’émancipation ? Je vais essayer d’y répondre à travers différents questionnements. Si on regarde ce qu’a été le XXe siècle, on constate souvent que les mêmes mots, les mêmes avancées produisent souvent leur contraire. Il faudrait parfois poser des questions qui sont extrêmement douloureuses en termes d’émancipation. Si on veut, par exemple, faire le bilan du socialisme à l’Est, on peut utiliser la notion de dimension quantifiable, c’est un terrain important, intéressant, mais dangereux parce que, si on se met à quantifier, cela nous mène à des bilans globalement ceci ou globalement cela, ce qui est tout de même très hasardeux. Si on regarde les pays de l’Est, on peut se dire combien de vies humaines ont été sauvées grâce à l’amélioration de la santé publique ? Mais on peut aussi dire que, grâce l’amélioration des techniques, leur police a pu tuer plus de gens innocents. Est-ce que la vie humaine sauvée grâce à l’amélioration de la santé publique peut rentrer dans le bilan avec la vie humaine prise grâce à l’amélioration des techniques policières ? Cette question ne se limite d’ailleurs pas seulement aux pays de l’Est. Elle est valable ailleurs, y compris dans les pays libéraux qui ont su pratiquer des guerres coloniales.

Une des autres grandes avancées de la dernière moitié du XXe siècle, pour l’Europe tout au moins, semble avoir été le traité d’Helsinki. Traité d’Helsinki qui a été un compromis entre l’Est et l’Ouest, un compromis négocié par les deux partenaires, peut-être avec des arrière-pensées, mais enfin un compromis quand même accepté par tous et dont un des éléments fondamental était, je le rappelle parce qu’on a tendance à l’oublier, la libre circulation des hommes et des idées. Or, la victoire en apparence totale d’Helsinki fut le démantèlement du mur de Berlin. Mais qu’est-ce que cela a entraîné ? Schengen et l’instauration du verrouillage des frontières de l’Union européenne avec ceux des pays de l’Est qui ne seront pas admis dans cette « union ». Bien entendu, les pays qui seront admis dans l’Union européenne entreront dans Schengen mais ceux qui ne seront pas admis ont déjà reçu des hélicoptères furtifs produits en Allemagne pour verrouiller les frontières de l’Est et empêcher les gens de passer. Là encore, il faut réfléchir sur l’aspect pervers et contradictoire du processus. Il y a des valeurs légitimatrices d’un côté et il y a des retours en arrière s’appuyant sur l’hypocrisie de l’autre.

Il y a encore un autre point qui me semble important. C’est l’utilisation d’un terme qui est ambigu et sur lequel on devrait peut-être réfléchir, c’est le terme de sécurité. Sécurité, cela veut dire beaucoup de choses, et au cours du XXe siècle cela a voulu dire beaucoup de choses. Il est clair que la désagrégation de l’ordre féodal, de l’ordre traditionnel dans les pays, disons, de la périphérie capitaliste — c’est vrai aussi bien pour les pays de l’Est que pour les pays du Sud — a comporté un élément émancipateur qui a fait perdre une vieille sécurité, la sécurité paternaliste que l’on avait dans l’ordre féodal traditionnel. Mais cette perte a été largement compensée par la création de systèmes eux aussi assez paternalistes mais plus modernes et assurant la mobilité sociale, ce sont les systèmes qu’on a appelé socialisme réel. Ces systèmes garantissaient une sécurité de vie réelle mais construisaient aussi une sécurité d’État répressive. Face à ces systèmes, on a eu le système capitaliste occidental qui introduisait lui aussi une mobilité sociale et une certaine liberté individuelle mais qui introduisait en même temps l’insécurité, l’insécurité pour l’individu confronté aux règles d’une société de la jungle marchandisée.

L’objectif de l’émancipation n’a donc été pleinement réalisé nulle part car cet objectif devait aboutir à une sécurité dans la liberté, non pas à un retour à la sécurité paternaliste de l’ordre féodal, mais pas non plus à l’insécurité de la loi de la jungle de l’ordre capitaliste libéral actuel.

Autre point. Quand on réfléchit sur ce qu’a mis en l’avant Fukuyama avec l’idée de la fin de l’histoire, il y a là quelque chose d’intéressant parce que l’idée de la fin de l’histoire, c’est une notion des Lumières pervertie. Cela provient de l’idée qu’il y avait un processus de progrès historique, cohérent, linéaire, qui a abouti à la fin de l’histoire, à savoir la victoire du libéralisme perçu comme fin de l’histoire. Les tenants du libéralisme réel ont donc repris l’idéologie des Lumières avec la dimension libéralisme-fin de l’histoire à laquelle ils ont rajouté : retour à l’homme « naturel », le socialisme ayant été, dans cette vision, une tentative artificielle de créer un homme nouveau, ce qui aurait été une erreur. Il y là amalgame d’éléments progressistes avec des éléments statiques, ce qui démontre en quoi le libéralisme est arrivé à un stade où il entre en contradiction avec les principes des Lumières dont il est issu.

Toutes ces expériences du XXe siècle nous amènent à la question de l’émancipation pour quoi faire ? Car on a pu être individuellement ou collectivement maître de son destin, mais pour le meilleur et pour le pire. Le XXe siècle a vu beaucoup d’émancipations, de prises en main de son destin, mais pas forcément pour le meilleur, parfois pour le pire. Cela nous ramène à la prise en compte nécessaire de l’héritage des comportements oppressifs provenant des sociétés précédentes et intériorisés, y compris par beaucoup de progressistes. Sur ce point-là, les mouvements émancipateurs politiques — socialisme, communisme ou autres — ont peut-être moins innové que la psychanalyse qui a repris en compte l’idée de ce que l’homme produit en terme de pouvoir et de pulsion de pouvoir. Un courant politique de gauche a aussi été marginalisé dans la réflexion sur l’émancipation réelle, c’est l’anarchisme, qui a été le seul à essayer de prendre en compte cette question des pulsions de pouvoir. Donc pour le bilan, terme très dangereux, mais enfin pour le bilan du XXe siècle, il faut se poser la question de savoir quelle émancipation ? Pour quoi faire ? L’émancipation en tant que telle ne suffit pas. Il faut réfléchir, une fois que l’émancipation a eu lieu, à ce qu’on en fait de cette émancipation, si on ne veut pas recréer un nouveau type d’oppression. Pour réfléchir sur le XXe siècle, il faut donc se poser la question : qui a profité de l’émancipation ? Dans quelle mesure ? Et qui n’en a pas profité ? Et à cause de quoi ?

Le mot émancipation est-il est toujours valable ? Je pense que oui, mais si on va plus loin que ce que l’on a fait jusqu’à maintenant. Il y a une expression qui revient assez rarement et qui permet peut-être de creuser des sillons nouveaux — c’est une expression qu’on retrouve pourtant dans toute la mouvance de gauche depuis fort longtemps — c’est la libre association. C’est une notion qu’on retrouve dans le communisme, qu’on retrouve dans l’anarchisme, qu’on retrouve dans le coopérativisme, et qu’on retrouve dans le freudisme. Chacun l’a comprise à sa façon. Chacun comprend cette libre association autrement mais, peut-être, le drame du XXe siècle a été que chaque façon de comprendre la libre association l’a été de façon fragmentée. Elle a été portée de façon fragmentée par différents courants alors qu’il faudrait peut-être désormais réfléchir sur ce qu’est la libre association qui doit être à la fois collective mais comporter également la question de l’individu. Le « bilan » du socialisme réel, en particulier, montre qu’il y a eu association mais rarement libre association. Sur ce plan-là, on est peu sorti du féodalisme et le capitalisme lui aussi a peu évolué depuis le féodalisme puisqu’il tolère des hiérarchies quasiment « de droit divin ». Donc émancipation oui, mais si on va vers la libre association.

Jacques Couland
J’ai été frappé — je partage évidemment les remarques que Bruno Drewski vient de faire — j’ai été frappé en lisant le texte de présentation par deux points.

Le premier c’est qu’on se demande si l’émancipation ne serait pas une simple référence morale passe-partout qui fonctionnerait comme un leurre idéologique ; mais, d’un autre côté, on dit que l’émancipation humaine sous-entend comme composante l’idée de progrès. Je me suis demandé : mais comment sur le terrain que je me suis efforcé de connaître, ces choses-là fonctionnent-elles ?

Là, je rappelle ce que je disais tout à l’heure, il n’y pas d’individuation des rapports sociaux comme il y en a en Europe qui commencent à trouver quelques prémices avec le féodalisme. On est dans des structures communautaires qui se renouvellent tout en évoluant. Et les formations sociales fonctionnent sur la base « théorique », mais mythique, d’une inter-solidarité de communautés de statut et de fonction. Évidemment, c’est plus complexe que ce schéma dans la réalité de chacune des composantes.

Mais à la période moderne, prolongée jusqu’à nous, il n’y a pas de forme individualisée d’identification et de solidarité (de classe) qui ne continue à être en intersection avec des formes communautaires d’identification et de solidarité maintenues. Je prendrai un exemple extrême. Dans la littérature algérienne, ceux qui écrivent à la fois en arabe et en français, quand ils passent d’une langue à l’autre, si la trame du texte est la même, les référents, l’intertexte, changent. Ce n’est pas une simple coquetterie vis-à-vis de lecteurs différents. C’est un phénomène qui est structurel au fonctionnement de ces sociétés, qui correspond à la nécessité d’intersignifier les différentes composantes du système constitutif des cultures pour employer un terme cher aux psychosociologues.

Cela ne veut pas dire que les progrès de l’individuation des rapports sociaux n’entraînent pas des changements. Ils peuvent être considérables au détriment des formes d’identification et de solidarité communautaires. C’est en effet le mouvement auquel on assiste pendant ces décennies. Mais on constate aussi que par obligation, par sentiment d’une crise sans issue, on peut se replier sur les structures antérieures. Et le faire ne signifie pas pour autant qu’on abandonne tout espoir de trouver une issue dans l’autre type d’identification et de solidarité qui est celui de l’individuation. Exemple : il y a eu une guerre civile au Liban. Elle a opposé des partisans d’un confessionnalisme dominé par les chrétiens à des partisans de la déconfessionnalisation du Liban — non sans contradictions, puisqu’en leur sein se sera généré ce fameux Hizb Allâh qui n’est autre au départ qu’une milice de caractère confessionnel. Mais c’est autre chose que je voulais évoquer. Il y a eu dans la guerre civile des moments de convergence du mouvement syndical. Les syndicalistes du Nord et les syndicalistes du Sud appartenaient à des fédérations ou confédérations qui, pour être réunifiées depuis 1970 dans une même confédération nationale, avaient des tendances idéologiques et des affiliations internationales différentes. Entre autres, une manifestation commune aura convergé sur la ligne de démarcation. Alors que pour sauver leurs familles, pour préserver leurs chances de trouver de quoi se nourrir, dans des périodes où il n’y avait plus de salaires qui étaient versés, ils se repliaient sur les formes d’identification et de solidarité communautaires régionales.

Je prends ces deux exemples extrêmes pour souligner que ce n’est pas aussi simple que ça. L’émancipation, simple référence morale ? Il me revient, puisqu’on évoquait Hobsbawm, bien que la comparaison ne soit pas entièrement vraie, qu’il avait écrit un livre, il y a une quarantaine d’années, traduit en 1966 sous le titre « Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne ». Il insiste sur des phénomènes de révolte, archaïques dans la forme et l’expression, mais néanmoins en intersection, par leurs contenus, avec la modernité. Ce sont des phénomènes relativement comparables que j’ai évoqués, quoi qu’il en soit de la part respective de modernité et de tradition.

Mais ma remarque vaut surtout comme invitation à la réflexion. Je ne prétends pas détenir la solution, avoir raison. D’autant que les évolutions depuis une décennie ont rendu plus complexes les approches et même le type de débats que mènent entre eux les intéressés.

Autre chose ? l’émancipation, leurre idéologique, d’une part, et sous-entendant comme composante l’idée de progrès, d’autre part ? J’évoquerai une conférence de forces de la Méditerranée, en 1996, à Tunis, dans le prolongement de la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone de 1995. Une chose qui m’a beaucoup intéressé, c’est d’y retrouver l’argumentation du ministre tunisien Kheireddine, adressée à la France et aux États européens, en 1867, quelques années avant que la Tunisie perde son indépendance. J’en ferai une citation, d’après le texte arabe : « De même que la mise en œuvre de réformes est nécessaire à qui progresse, eu égard aux conditions du temps, il conviendrait aussi à ceux des États européens civilisés qui clament leur amour du bien pour le genre humain qu’ils s’y assignent, ne serait-ce qu’en s’abstenant de bloquer », sous-entendu l’Empire ottoman et le mouvement des réformes de la Tunisie. Or, la plupart des interventions que j’ai entendues, venant de pays du Sud, allaient dans le même sens. De la Syrie à la Mauritanie, la quasi-totalité des pays concernés par le processus de Barcelone étaient représentés.

En privilégiant pour la démonstration le discours des Maghrébins, la substance de ces interventions peut être résumée ainsi : à Barcelone on est rentré dans un processus qui n’est plus celui de l’association avec la France, puis la CEE, d’après les indépendances. Des conventions nous assuraient pendant plusieurs années la garantie qu’en produisant telle chose, on avait des marchés, des débouchés. On est sorti aussi de la période de l’élargissement européen et du marché unique, qui avait exigé de nous qu’on procède à des coups de sonde, qu’on révise ou restreigne ce qu’on était autorisé à produire, sous peine de perdre des débouchés. Maintenant avec Barcelone, on amorce l’entrée dans une zone de libre-échange que vous nous présentez comme ouvrant la voie à ce que vous qualifiez de coparticipation. Nous sommes l’année d’après et nous n’en avons pas encore vu les effets. Au nom des principes qui sont les vôtres, avancez donc dans ce que vous nous avez proposé et qu’on a admis.

Cela fonctionne de cette façon, me semble-t-il, à l’intérieur — pour employer encore une catégorie de sociologue — des ensembles, des réseaux dans lesquels se réunissent chacun des États constitués ou qui mettent en relation des groupes d’États. A l’intérieur de chaque État, bien sûr, nous avons des mouvements de contestation et de lutte, qui continuent à poser les problèmes liés à l’émancipation sociale, citoyenne, au passage du communautarisme à l’individuation sur des bases de classe. Mais la crise actuelle contribue à en freiner l’efficacité, d’où sous les effets de la mondialisation, de l’hégémonie, de la privatisation, le recours à ces formes quelquefois aberrantes de lutte qu’on connaît. Mais, comme je le disais tout à l’heure, il y a, à mon avis, une expérience qui a été acquise pendant ce siècle-là, qui fait que les voies de la résistance, catégorielle ou de classe, sont prêtes. Elles sont d’ailleurs en train d’être exercées. Quand bien même un problème demeure, mérite d’être débattu : c’est de trouver les formes de convergence pour créer des rapports de force, soit localisés, soit plus larges, qui permettent de s’en sortir, d’ouvrir des issues allant dans le sens d’une émancipation qui corresponde aux aspirations multiformes des hommes, des sociétés.

Suzanna Barrows
A la suite des réflexions de très grande importante émises à ce sujet, un sujet qui me dépasse car je suis une Américaine empirique, j’aimerais juste essayer de vous poser quelques questions.

Est-ce qu’on peut imaginer une idéologie de l’émancipation qui n’engendre pas une idéologie de l’exclusion ? Est-ce qu’on peut imaginer un rêve de libération qui ne mène pas à un labyrinthe de restrictions légales ? On peut interpréter ce phénomène par une métaphore newtonienne d’action-réaction ou bien on peut le considérer comme un processus de plus en plus long. Mais malheureusement, de nos jours, il me semble que chaque acte d’émancipation, de libération, a tendance à créer des conséquences qui ne sont pas très optimistes. Il y a belle lurette qu’on nous a enseigné que c’était l’enseignement qui ferait changer les hommes et les femmes. Est-ce qu’on peut imaginer ici une éducation, un système d’éducation qui va profondément encourager les jeunes à respecter la tolérance et d’être curieux d’apprécier la différence des uns et des autres ? C’est tout.

Janette Habel
Le totalitarisme de l’universel est quand même une des grandes leçons de ce siècle. L’émancipation ne peut être conçue comme une démarche homogène, uniforme, obéissant à des normes universelles. Il s’agit d’un processus complexe qui en aucun cas ne peut être une nouvelle recette répétant les erreurs passées. C’est pourquoi il faut approfondir nos analyses et notre réflexion sur le pouvoir, sur les mécanismes du pouvoir et faire appel pour cela à toutes les disciplines. Foucault parlait de la microphysique du pouvoir, Adorno, de ses voiles idéologiques. C’est la question la plus préoccupante, la plus fascinante. On est jusqu’à présent dans l’échec, du point de vue des propositions, du point de vue des solutions.

Je voudrais donner un exemple particulièrement incompris, celui de Che Guevara. Dirigeant d’une révolution victorieuse, Argentin ayant accédé au pouvoir à Cuba, il en critiqua les mécanismes et l’abandonna après avoir tenté de l’exercer autrement, ce qui lui valut une campagne de dénigrement et de sarcasmes. Cette expérience personnelle exceptionnelle s’est terminée par un échec. Or « l’homme nouveau » évoqué par Che Guevara a donné lieu à des contresens absolus parce qu’on en a fait également une tentative totalitaire. Alors que dans l’esprit de Guevara, il s’agit d’une interrogation politique tout à fait incomprise, une réflexion sur ce que devrait être un révolutionnaire, un dirigeant révolutionnaire, ses motivations. Une réflexion sur le sens de l’émancipation socialiste. N’oublions pas qu’il vivait sur un continent où le chef, le caudillo restent des figures dominantes acceptées et légitimées par les peuples.

Pour Guevara les dirigeants, les politiques, doivent donner l’exemple, ils sont une matrice de « l’homme nouveau », émancipé, désaliéné. Le pouvoir implique des devoirs et non des droits. On a souvent dénoncé les limites de cette conception éthique du pouvoir ; l’exemplarisme de la vertu sans démocratie est voué à l’échec. Mais aucun parti, aucune organisation politique n’a réglé ce problème.

On comprend très bien que cette réflexion sur le pouvoir implique un bilan critique de l’idée de progrès, sur une conception linéaire du progrès, l’homme naturellement bon, etc. Les apports de la psychanalyse, l’étude de l’inconscient, l’étude de l’irrationnel, permettent de mieux cerner par exemple ce qui a conduit des « hommes ordinaires » à participer au génocide, à l’holocauste, et qui n’est pas explicable seulement en termes de classe ou d’appartenance sociale. Les rapports identitaires, la psychologie de masse, le rôle des différentes instances de la personnalité doivent aussi être approfondis. Les progrès de la psychologie sont des apports indispensables pour penser l’émancipation humaine, comme l’anthropologie et l’ethnologie l’ont été pour comprendre l’évolution des sociétés. Mais il y a quand même un grand trou noir parce que l’on évoque de nouveaux rapports sociaux, le renversement des mécanismes d’oppression et de domination, l’analyse permet de progresser, mais les réponses restent encore théoriques.

On a constaté le caractère contradictoire de l’émancipation tout au long du XXe siècle. L’émancipation doit être conçue avant tout comme un processus, comme un processus sans fin. Comment articuler un processus d’émancipation humaine et la nécessité de modifier des rapports de force sociaux ? Je ne conclurai pas. Je pense que les contradictions inhérentes à tout processus d’émancipation humaine ne sont pas près d’être résolues, notamment la contradiction entre émancipation individuelle et collective.

Il faut apprendre à gérer la tolérance et tout pouvoir, tout pouvoir socialiste entre guillemets — on ne sait plus très bien comment dire car le vocabulaire est usé — devra nécessairement être équilibré par des contre-pouvoirs organisés à tous les niveaux, et c’est peut-être dans cette dialectique, de pouvoirs et de contre-pouvoirs que l’émancipation humaine des hommes et des femmes pourra progresser, évitant l’amertume des révolutions confisquées.

Anne Jollet
Je voulais juste faire une réflexion. C’est quelque chose qui me frappe dans tout ce débat sur cette notion d’émancipation et aussi un peu à travers ce que j’ai entendu là. C’est la façon dont on passe d’une histoire de l’émancipation, disons centrée sur l’Europe, avec, notamment, cet historique que tu as fait à partir du XVIIIe, de Kant, avec ensuite une valorisation très forte des mouvements dits émancipateurs en Europe au XIXe siècle, à une vision au XXe siècle qui se détourne de ce centre européen pour regarder l’émancipation ailleurs ; alors, notamment avec ce phénomène majeur de la révolution d’Octobre, les phénomènes de mouvements d’indépendance, puis de décolonisation donc en Afrique, en Asie au cours du XXe siècle. Et j’étais contente d’entendre Madame parler pour finir de la psychanalyse, etc. ; en me disant que finalement, peut-être, à la fin de ce XXe siècle, au niveau intellectuel, ce qui est nouveau c’est le retour des Européens et de leur réflexion, des Européens, disons des Occidentaux des pays les plus riches, et des pays qui ont été les premiers producteurs de ces discours sur l’émancipation, à un regard sur leur propre société et une analyse sur les fonctionnements émancipateurs, les discours, aussi, porteurs d’émancipation produits dans leurs propres sociétés. Parce qu’il y a vraiment là, je trouve, quelque chose qui est constamment éludé. Ce qui se passe dans ces pays est particulier, il me semble qu’il y a quelque chose qu’on minimise beaucoup quant aux transformations dans le sens de l’émancipation dans ce cœur de l’Europe occidentale et de ces pays les plus avancés dans l’industrialisation. Il me semble que c’est en ce sens que je trouvais que la proposition de Madame sur un long XIXe siècle est intéressante parce je crois qu’elle nous amènerait effectivement à repenser le XXe siècle plus dans un moment long et peut-être plus justement la continuité de ces cheminements idéologiques mais aussi de transformation sociale dans ce cœur ancien qui a produit ces premiers discours. Et dans le fond, en revenant un petit peu à ce point de vue là, à la vision de Marx quant au centre et à la périphérie, donc, et notamment en ce qui concerne l’émancipation, moi je suis quand même très heurtée, mais alors là c’est peut-être pas vraiment une position d’historienne, par la faible place qui est faite à l’émancipation des femmes, à la transformation de la place des femmes dans les sociétés, notamment occidentales, au cours du XXe siècle, qui est somme toute considérée comme un phénomène marginal, comme quelque chose dont on parle rapidement comme si ça allait de soi mais qui n’est pas du tout valorisée dans notre discours sur l’émancipation comme quelque chose de fondamental dans le sens de l’émancipation de la personne humaine et dans cette affirmation de la liberté des individus. Et là je pense vraiment que c’est parce que les femmes restent néanmoins en position dominée que justement cette transformation, à mon avis, n’a pas dans nos discours la place qu’elle devrait avoir.

P.-S.

Intervention parue dans Cahiers d’Histoire (revue d’histoire critique) en partenariat avec Espaces Marx n°80-81.

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