Après une présidentielle 2002 marquée par la question sécuritaire, des thèmes traditionnels de la gauche – logement, fiscalité, écologie – sont très présents cette année.
Daniel Bensaïd : Pour un début de campagne, c’est un changement très important ! La question du logement a permis de placer le débat sur le terrain des droits sociaux et de la justice. C’est une bonne chose. Et je pense que cela va se maintenir, car se conjuguent aujourd’hui à la fois la gravité de la crise sociale et les nécessités de stratégie électorale des candidats. Les sondages montrent que les préoccupations sociales – notamment l’emploi – sont passées devant la sécurité. Quant aux enquêtes sociologiques, elle révèlent une fragilisation et une relative paupérisation des dites classes moyennes – qui en fait regroupent nombre d’employés au statut plus proche de l’ouvrier que du cadre.
Tous les candidats se sont donc lancés dans une concurrence effrénée pour reconquérir l’électorat populaire perdu notamment en 2002 au profit du Front national et dans une certaine mesure de la gauche radicale (lire ci-dessous).
Ce n’est donc pas un hasard si on a entendu Ségolène Royal invoquer Rosa Luxembourg et radicaliser son discours, y compris contre la Banque centrale européenne. Ou si Sarkozy a parlé de Zola et de Jaurès lors de son discours d’investiture.
Quels autres thèmes devraient, selon vous, occuper la campagne ?
D’abord, il serait heureux qu’il y ait des thèmes... Pour le moment, on parle davantage des gaffes des candidats. Malheureusement, je crains que la question européenne ne soit escamotée des deux côtés. Or celle-ci est non seulement cruciale mais elle est déjà à l’ordre du jour, Angela Merkel (chancelière allemande, ndlr) annonçant un vote constitutionnel pour 2009 ! La question de la guerre – et du rôle de la France en Afrique, dans l’économie d’armement ou dans l’OTAN – est aussi oubliée d’un commun accord. C’est pourtant un élément fondamental de la situation mondiale aujourd’hui.
Enfin, je pense que les candidats éviteront de trop aborder la question institutionnelle. C’est pourtant un débat important. On mesure mal la crise actuelle du régime, aggravée par l’introduction du quinquennat, qui a encore renforcé la logique présidentialiste. Or celle-ci pourrit l’ensemble de la vie politique française. Son caractère plébiscitaire rend difficile tout débat sur des programmes. Et ce, à tous les niveaux, puisque les campagnes axées sur l’image et la personnalité se reproduisent désormais au niveau des régions, ou de n’importe quelle institution.
Il faudrait également se pencher sur le mode de scrutin majoritaire. Personnellement, je suis favorable à injecter une bonne dose de proportionnelle. Rendez-vous compte : lors des législatives de 2002, on a exclu 30% des électeurs de toute représentation politique. En ajoutant les abstentionnistes, c’est la moitié de la population qui n’est pas représentée à l’Assemblée. Et après on vient se plaindre de la crise politique...
Face à cette bipolarité brouillée, certains à gauche sont tentés de dire qu’il n’y a pas de différence entre Royal et Sarkozy. D’autres, en revanche, sont prêts à tout pour éviter la victoire du candidat de la droite.
Il s’agit là, selon moi, de deux écueils à éviter. Quand Ségolène Royal fait de la surenchère sur un certain ordre moral, sur la politique familiale, sur la sécurité, elle flirte en effet avec des thèmes sarkosiens. De même, sa campagne pour l’investiture – en sautant en partie par dessus l’institution PS – a marqué la victoire de la démocratie d’opinion sur les partis. Tout cela souligne le tournant « blairiste » des socialistes. L’intention et le discours y sont. Et pourtant, dans les faits, les choses sont plus complexes. Ségolène Royal a dû s’employer à colmater la brèche ouverte par le référendum sur le Traité constitutionnel. Les ralliements de Montebourg et de Chevènement (partisans du non, contrairement à la majorité des socialistes, ndlr) ont montré sa capacité à reléguer – au moins symboliquement – cette fracture au second plan. Ce n’est pas rien. Aveuglée par le discours « Tout sauf Sarkozy », une partie de la gauche critique s’est finalement ralliée sans combattre. La grosse différence entre Sarkozy et Royal, c’est que celle-ci ne peut s’affranchir des réalités sociales et électorales de la gauche ! Elle se trouve dans un champ de forces qu’elle ne peut éluder, surtout depuis la victoire du non au référendum... Les socialistes savent qu’ils ne sont pas à l’abri d’une explosion sociale.
Pensez-vous que Nicolas Sarkozy incarne une rupture à droite ?
Je crois que oui. Sa candidature tourne la page du gaullisme, cette bizarrerie française. Depuis la guerre, la France a été marquée par le rôle en partie jumeau du gaullisme et du Parti communiste. C’était deux discours à préoccupation populaire, deux formes de nationalisme, avec une connotation anti-américaine. Avec Nicolas Sarkozy, on est dans un tout autre registre. Même si la mort du gaullisme était inscrite dans l’évolution du monde et de la construction de l’Europe en particulier, sa victoire scellerait cette disparition et donnerait le coup d’envoi à une offensive d’une grande violence contre les services publics, les retraites et le code du travail.
Vers une « gauche plurielle bis » ?
La présidentielle de 2002, le rejet du Traité constitutionnel européen (TCE), puis la victoire du mouvement anti-CPE [2] montrent le poids de la gauche radicale en France. N’est-il pas paradoxal que les socialistes n’en tiennent pas compte en choisissant Royal et qu’aucune offre réellement alternative au PS n’émerge ?
Le paradoxe tient peut-être dans la lecture de la dynamique politique. En 2002, la gauche critique à l’égard du PS avait pleinement rempli son potentiel électoral, que j’estime à 10%-13% [3]. C’était un vote sanction contre une législature socialiste qui n’avait pas changé grand-chose à la politique sociale, ni à l’Europe, et qui s’était spectaculairement rallié aux privatisations. Aujourd’hui, le réflexe électoral n’est pas le même. On sort d’un gouvernement de droite et la crainte d’une nouvelle présence de Le Pen au second tour favorise l’idée du vote utile dès le premier tour. Je pense, par ailleurs, que l’on sous-estime l’effet démoralisateur de la défaite du mouvement social de 2003 sur les retraites et l’éducation. C’était une lutte beaucoup plus enracinée que celle contre le CPE, dont il ne reste presque rien douze mois plus tard.
Tout cela pèse et explique que le potentiel de votes à la gauche du PS soit moins important aujourd’hui. Et cela, que l’extrême gauche présente une candidature unique ou pas. Dire, comme certains l’ont fait, qu’on pouvait obtenir un score à deux chiffres, c’est de la rigolade ! Les votes dits de gauche radicale ne s’additionnent pas nécessairement. D’un point de vue comptable, une candidature unique de José Bové ou de Clémentine Autain [4] est moins intéressante qu’un éclatement de l’offre, car Bové aurait perdu une grande partie de l’électorat PC, tandis que Autain est absolument inconnue dans l’électorat ouvrier.
Cela explique-t-il l’échec de la démarche unitaire antilibérale ?
Non. Une candidature unique était malgré cela souhaitable. Pour sa dynamique et pour consolider l’espace politique ouvert lors de la campagne de gauche contre le TCE en 2005. Il était néanmoins illusoire de croire que l’importante dynamique du non de gauche puisse se prolonger de manière linéaire à l’élection présidentielle. Un référendum, c’est oui ou non, ce n’est pas un programme ou des orientations politiques bien définies. Bien sûr, une plate-forme avait été élaborée par les collectifs [antilibéraux, ex-collectif du non au TCE, ndlr]. Malgré quelques points de désaccords, inévitables dans ce type de démarche unitaire, on aurait pu mener sur cette base une campagne pluraliste mais commune.
Mais, selon nous, il y avait une question incontournable – qui deviendra de plus en plus présente à mesure qu’on se rapprochera du vote – c’est celle de la future majorité gouvernementale et parlementaire [les élections législatives sont prévues un mois après le second tour de la présidentielle, ndlr]. Y aura-t-il une « nouvelle majorité à gauche », comme le dit Marie George Buffet [candidate du PC, ndlr], sous la domination d’un Parti socialiste, dont on connaît et le programme et la candidate ?
La LCR fera en sorte de faire battre Sarkozy mais nous refusons de voir le projet unitaire alternatif se dissoudre immédiatement dans une coalition « gauche plurielle bis », dont on connaît à l’avance les résultats. Nous avons la responsabilité de ne pas faire miroiter des promesses que l’on sait être obligés de trahir.
Je peux comprendre que les animateurs des collectifs aient choisi de temporiser sur cette question en attendant de voir si Laurent Fabius était choisi pour la candidature socialiste. Mais à partir du choix de Ségolène Royal, il n’y avait plus de raison de ne pas trancher : oui ou non, une telle alliance était-elle envisageable ? Pour nous elle est exclue. Pour le PC, elle ne l’est pas, pour deux raisons : il a besoin des socialistes pour sauver son groupe parlementaire en juin prochain et parce qu’une partie des communistes misent sur leur retour au gouvernement. Des négociations ont d’ailleurs commencé.
Il n’y a pas eu de malentendu. Mais un désaccord politique. Si des convergences existent entre nous, il n’y a pas d’accord quant à une stratégie de reconstruction d’une gauche digne de ce nom.
« Une alternative indépendante du PS »
L’échec des collectifs antilibéraux ferme-t-il la porte à une union ?
C’est un handicap, car cela a créé beaucoup de frustration. Mais le paysage politique ne s’arrête pas à l’élection de 2007. La question d’une unité de la gauche antilibérale – ou anticapitaliste, je ne vois pas de frontière étanche entre les deux – est posée depuis une vingtaine d’années, depuis la candidature Juquin [5]. Selon nous, cette union ne sera pas possible autour d’une seule force politique, mais pas non plus en dehors des partis. Quoi qu’en dise la démagogie antiparti, on ne les fait pas disparaître comme ça. Il n’y a pas d’autre choix que de rassembler avec patience et conviction un faisceau de forces politiques. En outre, l’union ne doit pas être tactique et ponctuelle, mais bâtie autour d’un vrai projet de reconstruction. Avant même le référendum, la LCR avait contacté le PC en ce sens.
Quelles sont les autres forces en mesure de se rassembler ?
Il y aurait la gauche des Verts et Lutte ouvrière. Même s’il y a peu d’espoir de la convaincre de mettre le petit doigt dans ce processus, il faut continuer à l’interpeller !
Dans un tel contexte, quel est le sens de la candidature d’Olivier Besancenot ?
D’abord de défendre un programme, un projet d’alternative à la gauche du PS – et indépendante du PS – qui ne transige pas sur le fond à la première échéance électorale. C’est un projet à long terme. Nous voulons aussi mettre au centre de la campagne les questions sociales et faire vivre le désaccord sur la campagne électorale : ce n’était pas un mouvement d’humeur, mais un argumentaire sérieux sur les droits sociaux, les services publics, etc. Le but est aussi de s’adresser à la jeunesse, Olivier Besancenot est l’un des seuls à s’être fait entendre durant la crise des banlieues. Sa force, c’est de parler à de nombreuses catégories sociales, car il dispose d’un discours politique élaboré mais aussi d’une image sociale.