La crise climatique, manifestation de l’impasse capitaliste. Michael Löwy était à Genève et Lausanne mercredi et jeudi pour donner deux conférences à l’invitation du groupe écosocialiste de Solidarités. Sociologue, tenant d’un marxisme humaniste et non dogmatique, il a signé des ouvrages sur des penseurs révolutionnaires comme Walter Benjamin, Rosa Luxembourg ou Che Guevara. Ses recherches l’ont aussi amené à explorer le champ religieux — notamment la théologie de la libération — ou littéraire — Kafka, ou les liens entre le courant romantique et la pensée anticapitaliste. Il est l’un des fondateurs du courant écosocialiste né dans le creuset des Forums sociaux mondiaux et s’inscrit dans un courant de pensée découlant de précurseurs tels André Gorz ou Barry Commoner.
Les grèves climatiques des collégiens ont été largement suivies en Suisse. Ces jeunes sont à la fois très méfiants, craignant une récupération politicienne, tout en se rendant compte que leurs revendications sont éminemment politiques. En quoi un courant de pensée comme l’écosocialisme peut-il constituer un débouché ?
Michael Löwy : Leurs craintes sont légitimes et saines. Un courant comme le nôtre ne doit pas rester en retrait. Nous devons participer à ce genre de mouvements, les encourager, les aider à structurer leurs revendications et les mettre en avant, tout en respectant, comme pour tout mouvement social, leur autonomie. Nous y avons toute notre place en proposant à la discussion générale des questions de fond. Par exemple de savoir si ce genre de mouvement a pour vocation de remettre en question le système lui-même. Et donc le capitalisme. Ces questions se discutent, il n’y a pas de consensus à ce sujet dans le mouvement des grèves climatiques.
Dans ces manifestations, on entend volontiers un mot d’ordre très populaire : « Changeons le système et pas le climat ». Mais chacun peut défnir la notion de système à sa guise : est-ce le système occidental industriel, est-ce le système capitaliste ? Tout est ouvert.
La crise climatique amène l’enjeu de l’urgence. Des réponses devront être trouvées, et rapidement. Est-ce un gage de radicalité ou y a-t-il un risque d’hyper-pragmatisme, toutes solutions étant bonnes à prendre ?
Des voix diront qu’on ne peut pas se payer le luxe d’attendre un autre système et qu’il faut donc se contenter de réformes dans les limites de l’économie de marché. Ce n’est pas forcement contradictoire avec une remise en question plus fondamentale de nos rapports sociaux et cela peut faire partie d’un processus de transformation systémique.
Il y a urgence à se débarrasser du capitalisme, porteur de la destruction de l’environnement et responsable du changement climatique.
Mais cela ne se fera pas d’un coup ; il s’agit d’un processus dont les premiers moments sont des gestes très concrets. Par exemple : s’attaquer à la place fnancière suisse et exiger que les banques cessent d’investir dans les énergies fossiles ou les pipelines. Voilà une lutte concrète qui n’implique pas en tant que telle la fin du capitalisme mais qui confronte les intérêts de celui-ci de manière très concrète.
Il faut se garder du tout ou rien — soit on établit l’écosocialisme, soit on ne fait rien —, qui serait absurde. Il est urgent à la fois d’imposer des mesures immédiates et de bloquer le processus de destruction de l’environnement, mais aussi d’affronter les contradictions du système.
Une telle rupture peut-elle se faire de façon démocratique et pacifique ou une rupture de nature conflictuelle est-elle programmée ?
Tout processus de changement implique des affrontements. Mais ils ne sont pas nécessairement violents, comme dans le cas des affrontements politiques avec le système et ses institutions. Cela fait partie du changement social. Il ne faut fétichiser ni la violence ni la non-violence comme principe, tout en gardant à l’esprit qu’un processus de changement démocratique doit être appuyé par la grande majorité de la population, sinon, cela n’a pas de sens. L’écosocialisme implique une stratégie démocratique, qui peut passer aussi par des élections.
Mais l’Histoire montre aussi que même quand une majorité de la population souhaite — démocratiquement — un changement, les classes dominantes ne sont pas toujours prêtes à l’accepter. On peut renvoyer à nombre d’expériences tragiques où l’oligarchie ou les élites dominantes se sont appuyées sur l’armée pour renverser des gouvernements démocratiquement élus. Cela a été le cas avec la république espagnole des années trente ou avec le coup d’Etat chilien de 1973.
Ce mouvement de contestation climatique a tendance à faire peser le poids du changement sur les comportements individuels : il faudrait devenir végétarien par exemple. Est-ce un accès à une pensée plus globale ou cela risque-t-il de détourner les militants des problèmes de fond ?
Cela fait partie du processus de transformation socio-économique. Dire qu’il faut cesser de manger de la viande ou en manger beaucoup moins, réduire les voyages en avion ou nos manières de nous déplacer est légitime et nécessaire. Mais nous ne croyons pas que cela soit suffisant. Il faut une transformation systémique de notre manière de produire et de consommer ; et cela ne peut pas se faire uniquement par un changement de comportement individuel.
« Il est urgent d’imposer des mesures immédiates et de bloquer le processus de destruction de l’environnement » (Michael Löwy)
La majorité des individus ne vont pas changer spontanément leur comportement, alors qu’ils sont sans doute prêts à accepter une réorganisation sociale impliquant de leur part un autre comportement. Pour donner un exemple, il est diffcile de renoncer à sa voiture ; mais si en parallèle les transports en commun sont réorganisés, par exemple en prévoyant leur gratuité, la plupart des gens vont accepter le changement.
Un horizon utopique plutôt qu’un modèle
Parler de « rupture systémique » reste vague. Comment concrétiser ce concept ?
Notre courant de pensée implique à la fois une vision de la transition et un horizon utopique de ce que serait une nouvelle civilisation écosocialiste fondée sur des principes de démocratie économique, d’égalité, de solidarité et de respect de l’environnement. Mais il faut se garder des recettes « clef en main ». On ne peut pas prévoir toutes les formes que pourrait prendre cette civilisation, on ne peut qu’en proposer certains principes fondamentaux. Poser, par exemple, que les grandes décisions concernant ce qu’il faut produire et ce qu’il faut consommer ne sont pas prises par les forces aveugles du marché, contrôlées par ceux qui en ont les moyens, mais bien arrêtées démocratiquement par la population elle-même, selon différentes modalités comme le référendum, les élections de délégués, etc.
L’autodécision démocratique de la population est un principe général important — comment organiser l’économie, la production, la consommation.
Ensuite, tout doit rester ouvert concernant la place de la démocratie directe, de la démocratie représentative ou de la démocratie participative.
En France, le mouvement des Gilets jaunes a été lancé en réaction à des écotaxes socialement injustes mais pouvant être écologiquement justifiées dans une optique de transition.
Pénaliser les défavorisés est une méthode néolibérale, et on comprend que les Gilets jaunes se soient révoltés. Ce qu’a mis en évidence ce mouvement, c’est que la conception néolibérale de la transition écologique, fondée sur l’idée que les pauvres doivent payer l’addition de la transition, n’est pas acceptée. Ce n’est pas la bonne méthode. Il faut commencer par s’attaquer aux grandes compagnies pétrolières et taxer les banques qui investissent dans les énergies fossiles.
On peut penser que la première réaction des Gilets n’a pas été très écologique. Assez rapidement, le mouvement a pris une orientation plus large, dépassant la question de la taxe sur le carburant. Le mouvement s’est élargi, et a voulu lutter contre l’injustice fscale et sociale et contre les politiques néolibérales.
Cela montre que l’on ne peut pas aller vers une transformation socio-écologique sans l’appui du peuple, des travailleurs, des classes populaires. Et cela pose la question de l’emploi. En Allemagne, une bataille très importante est menée pour fermer les mines de charbon. Mais pour réussir cette transition, il faudra être capable de proposer des emplois alternatifs à ces travailleurs.
L’écosocialisme vise à combiner l’écologique et le social. Lors de manifestations, il y a eu des jonctions entre Gilets jaunes et mouvement climatique. Ces questions se discutent. L’ensemble du mouvement n’est pas forcement convaincu par ces thèmes écosocialistes, mais, inversement, il serait faux de dire que le mouvement est sans conscience écologique. Il faut voir cela comme un processus.
Les gens peuvent craindre la rupture systémique que prône l’écosocialisme — on se méfie du « grand soir ».
Bien sûr. Mais ce que nous essayons d’expliquer, en nous appuyant sur les rapports du Giec (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ndlr), c’est que nous nous dirigeons de toute façon vers une rupture, et des changements catastrophiques des conditions de vie sur la planète. Ce ne sont pas les pensions qui vont être fragilisées mais notre survie. Si je sais que ma ville, côtière, va être inondée, mon petit problème du type « Est-ce que je vais pouvoir circuler avec ma voiture » s’en trouve relativisé.
Il faut sortir d’une vision punitive de l’écologie — se serrer la ceinture. Les changements impliqués sont très profonds. Le message qu’il faut faire passer est qu’on va vivre autrement mais mieux, en réalité, même si l’on ne changera pas de téléphone portable chaque mois.