Idées

L’actualité de Mandel

, par MAISSIN Gabriel

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Il y a deux ans disparaissait l’auteur du Troisième âge du capitalisme.

Dans ces colonnes, Jacques Drèze reprochait récemment aux économistes de négliger la demande. « Je leur en veux, disait-il, de ne pas chanter en choeur : il n’y a pas de croissance de l’activité et de l’emploi s’il n’y a pas un soutien de cette croissance par la demande ». La critique, reconnaissons-le, n’est pas sans pertinence. Mais elle ne s’adresse de toute évidence pas à ce grand économiste belge qu’était Ernest Mandel disparu en 1995 à l’âge de 72 ans [1]. Ceux — et ils doivent être rarissimes — qui ont gardé en mémoire l’interview qu’il donna au début des années 80 au supplément économique du Soir se souviendront, en effet, qu’un de ses credos était alors de dénoncer le fait que les chefs d’entreprise — en pleine offensive salariale — raisonnent toujours en tant que producteurs et jamais ou presque en tant que vendeurs. S’ils le faisaient, ajoutait Mandel, ils se rendraient compte que les salaires qu’ils paient aujourd’hui représentent le pouvoir d’achat dont ils auront besoin demain pour vendre leurs produits.

C’est pour rappeler — entre autres — ce type de message, et voir dans quelle mesure l’immense travail théorique de Mandel peut nous aider à comprendre le monde contemporain, qu’un carré de fidèles a créé récemment la Fondation Ernest Mandel [2]. Complémentaire aux activités de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam qui a recueilli ses manuscrits — où ils reposent à côté de ceux de Marx —, ce travail « national » de recherche et d’animation, souhaité par de nombreuses personnalités académiques de réputation internationale comme Immanuel Wallerstein, s’est concrétisé par un colloque consacré à « l’actualité du marxisme d’Ernest Mandel ». L’économiste Gabriel Maissin nous commente quelques thèmes abordés lors de cette manifestation...

  • Gabriel Maissin, y a-t-il une spécificité de la pensée d’Ernest Mandel ?

Mandel était un marxiste classique : son premier objectif était de bien connaître la pensée de Marx. Mais « classique » n’est pas orthodoxe : il s’opposait au mouvement communiste international tel qu’il s’incarnait dans les pays du socialisme « réel ».

  • Pour quelle raison ?

Mandel croyait à la force de la raison et de la démarche scientifique. Avec Marx, il pensait que « rien n’est plus méprisable que le pseudo-scientifique qui, pour prouver une thèse, dissimule des données importantes ou nie les faits ». Ses analyses non-dogmatiques l’avaient ainsi conduit à considérer que la nature de ces pays n’avait rien de socialiste. Que ni leur régime politique, ni leur régime économique ne pouvaient être considérés comme tels. Il regardait notamment leur système de planification centrale comme une manifestation du caractère autoritaire de leur mode de gouvernement, alors que, dans un pays authentiquement socialiste et autogestionnaire, le Plan doit être le fruit des besoins démocratiquement exprimés par la collectivité.

  • Mandel ne s’est pas intéressé qu’aux pays socialistes ?

Il s’est, effectivement — et c’est là un autre trait spécifique qui fonde l’actualité de sa pensée — attaché à comprendre le capitalisme contemporain. Cet effort de réflexion originale s’est concrétisé notamment dans son célèbre Traité d’économie marxiste paru en 1963. Ce livre n’a rien d’un guide de lecture de l’oeuvre de Marx. C’est un travail théorique au sens fort du terme où Mandel propose sa lecture de la croissance de l’après-guerre.

  • Cette longue et forte période d’expansion l’interpellait ?

On peut même dire qu’elle le troublait. C’est dans Le troisième âge du capitalisme paru en 1972 qu’il va en donner une explication complète.

  • Mandel considérait cet ouvrage comme son chef-d’oeuvre ?

C’est un livre novateur à plusieurs égards. Notamment par son actualisation et son affinement de la théorie des « ondes longues », sa théorie des crises, ainsi que par son analyse de l’articulation entre troisième révolution technologique, tendance à l’innovation permanente et course aux armements, d’une part. Et par ses réflexions sur les transformations structurelles du capitalisme — lesquelles prolongent les lois du développement capitaliste mises au jours par Marx —, d’autre part.

  • Un livre à lire ?

Comme le rappelait naguère le journal La Gauche — fondé par Mandel en 1957 —, cette oeuvre est « la première tentative sérieuse — et la seule jusqu’à présent — de brosser un tableau synthétique du capitalisme contemporain intégrant les différentes dimensions que l’auteur du Capital se proposait de couvrir, y compris des questions telles que les classes sociales, l’Etat et le marché mondial que Marx n’avait pas eu le temps de traiter »...

La question des débouchés

  • Que nous dit Mandel sur l’impasse actuelle des économies européennes ?

Un message clair est que la baisse des salaires et le développement de la flexibilité ne suffiront pas et que nous ne pourrons relancer l’économie que si nous solutionnons préalablement la question des débouchés.

  • Le colloque s’est interrogé sur la manière de relayer la force apparemment montante du mouvement social ?

Aucun point de vue unanime ne s’est dégagé, mais certains intervenants ont insisté à cet égard sur l’utilité d’un retour du politique sur le lieu de travail.

  • De nos jours, des pensées « transformatrices » comme celle de Mandel ne regardent-elles pas trop le monde du travail sous l’angle de la production ? D’autres types de contradictions capitalistes — comme la montée en force des problèmes environnementaux ou la commercialisation de produits dangereux pour la santé humaine type « vache folle » — émergent actuellement. Ces questions interpellent aussi le travailleur. Mais en tant que consommateur de valeurs d’usage. Le « mouvement ouvrier » peut-il dès lors prendre de telles contradictions en compte à partir de théories ou d’analyses élaborées à une époque où des problèmes de ce type étaient moins évidents ?

Il est clair qu’une remise en perspective de la pensée de Mandel est indispensable. C’est là un des objectifs de notre Fondation : mettre en débat son travail théorique en relation avec des questions contemporaines. Nous sommes cependant convaincus que relire Mandel aujourd’hui, c’est se donner le moyen de prendre du champ par rapport à des problèmes d’actualité comme la mondialisation ou « l’Europe sociale ».

P.-S.

Propos recueillis par Jean Sloover.

© Le Soir, 28 mars 1997. URL : https://www.lesoir.be/art/l-actualite-de-mandel-_t-19970328-Z0DHFQ.html

Notes

[1Né en 1923, à Francfort, de parents juifs allemands communistes et révolutionnaires, Ernest Mandel émigre à Anvers où il milite au sein du mouvement lié à la Quatrième internationale fondée par Trotsky. Entré plus tard au PSB où il devient journaliste au Peuple, il est remarqué par le leader syndicaliste André Renard qui l’engage dans le « brain trust » de la FGTB. C’est à ce titre que Mandel prend une part active à la rédaction d’un des programmes historiques du mouvement ouvrier belge, le fameux rapport « Holdings et démocratie économique ». La gauche anticapitaliste expulsée du parti socialiste au milieu des années 60, Mandel déplace ses activités vers le milieu international où il exerce rapidement une influence marquée sur l’intelligentsia de gauche. Il est notamment invité personnellement à Cuba par Che Guevara. Cette intense activité militante lui vaut d’être interdit de séjour aussi bien en Chine qu’aux USA, en URSS, en France, en Allemagne, etc. Professeur d’économie à la VUB de 1972 à 1988, il est néanmoins invité à donner cours dans de nombreuses universités étrangères. Il expose notamment sa théorie des ondes longues à la chaire Alfred Marshall de Cambridge.

[2126, rue Jos Impens, 1030 Bruxelles.

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