Il est évident que l’on ne peut réduire l’œuvre de Kafka à une doctrine politique, quelle qu’elle soit. Kafka ne produit pas des discours, il crée des personnages et des situations, et exprime dans son oeuvre des sentiments, des attitudes, un état d’esprit. Cependant, cela n’interdit pas d’explorer les passages, les passerelles, les liens souterrains entre son esprit anti-autoritaire, sa sensibilité libertaire, ses sympathies socialistes d’un côté, et ses principaux écrits de l’autre. Ce sont là des voies d’accès privilégiées à ce qu’on pourrait appeler son paysage interne.
Kafka avait manifesté de l’intérêt pour la révolution russe : dans une lettre de septembre 1920 à son amie Milena il fait référence à un article sur le bolchevisme qui a fait forte impression, precise-t-il, « sur mon corps, mes nerfs, mon sang ». Il s’agit d’un article de Bertrand Russel, intitulé « Sur la Russie Bolcheviste », paru dans le Prager Tagblatt du 25 août 1920. Le point de vue de Kafka se précise dans une autre lettre à Milena, quelques semaines plus tard : « Je ne sais pas si tu as compris ma remarque sur le Bolchevisme. Ce que lui reproche l’auteur justifie à mes yeux la plus haute louange qu’on puisse décerner ici-bas ». À quelle critique de Bertrand Russel fait-il référence ? Le philosophe anglais trouvait beaucoup de choses à reprocher aux Communistes russes, mais ce qui lui semblait le plus dangereux c’était leur projet d’extension de la révolution à l’échelle mondiale, leur internationalisme fanatique : « Le vrai communiste est entièrement international. Lénine, par exemple [...] n‘est pas plus concerné par les intérêts de la Russie que par ceux d’autres pays ; la Russie est, en ce moment, le protagoniste dune révolution sociale, et, en tant que telle, a une valeur pour le monde, mais Lénine serait prêt à sacrifier la Russie plutôt que la révolution, si ce choix alternatif devait se présenter.» En d
autres termes : ce qui semble à Kafka digne d’éloge chez les révolutionnaires russes c’est précisément ce que leur reproche Russell, leur engagement radicalement internationaliste....
Ces commentaires témoignent d’un intérêt – critique – envers l’expérience soviétique mais, dans l’état actuel de la documentation, rien ne suggère un rapport quelconque de Kafka avec le mouvement communiste. En revanche, plusieurs témoignages de contemporains font référence à la sympathie qu’il portait aux socialistes libertaires tchèques et à sa participation à certaines de leurs activités.
Au début des années 30, Max Brod recueillit des renseignements d’un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque, Michal Kacha. Ils concernent la présence de Kafka aux réunions du Klub Mladych (Club des Jeunes), organisation libertaire, anti-militariste et anti-cléricale, fréquentée par plusieurs écrivains tchèques.
Un autre témoignage est celui de l’écrivain anarchiste Michal Mares, qui avait fait la connaissance de Kafka dans la rue (ils étaient voisins). Selon Mares, Kafka était venu, suivant son invitation, à une manifestation contre l’execution de Francisco Ferrer, l’éducateur libertaire espagnol, en octobre 1909. Au cours des années 1910-12 il aurait assisté à des conférences anarchistes sur l’amour libre, sur la Commune de Paris, sur la paix et contre l’éxécution du militant libertaire parisien Liabeuf.
Il ne s’agit nullement de démontrer une prétendue « influence » des anarchistes pragois sur les écrits de Kafka. Bien au contraire, c’est lui qui, à partir de ses propres expériences et de sa sensibilité anti-autoritaire, a choisi de fréquenter, pendant quelques années, les activités de ces milieux (et de lire certain de leurs textes). Cette sensibilité il l’a définie lui-même, non sans une certaine dureté inflexible, une sincérité impitoyable, dans une lettre à sa fiancée Félice Bauer du 19 octobre 1916 : « ... moi qui le plus souvent ai manqué d’indépendance, j’ai une soif infinie d’autonomie, d’indépendance, de liberté dans toutes les directions [...]. Tout lien que je ne crée pas moi-même, fût-ce contre des parties de mon moi, est sans valeur, il m’empêche de marcher, je le hais ou je suis bien près de le haïr ». Une soif infinie de liberté dans toutes les directions : on ne saurait mieux décrire le fil rouge qui traverse aussi bien la vie que l’œuvre de Kafka – surtout celle de la période inaugurée en 1912 – et leur donne une extraordinaire cohérence, malgré leur tragique inachèvement.
En effet, un anti-autoritarisme d’inspiration libertaire traverse l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Kafka, dans un mouvement de « dé-personnalisation » et réification croissante : de l’autorité paternelle et personnelle vers l’autorité administrative et anonyme. Il ne s’agit pas d’une quelconque doctrine politique, mais d’un état d’esprit et d’une sensibilité critique – dont la principale arme est l’ironie, l’humour, cet humour noir qui est « une révolte supérieure de l’esprit ». (André Breton).
Les prémières nouvelles de Kafka – Le Verdict et La Métamorphose – qui datent de 1912, mettent en scène l’autorité patriarcale, ou, pour reprendre un commentaire de Milan Kundera à ce sujet, le « totalitarisme familial ». Le grand tournant vers la critique des « appareils » de mort anonymes c’est la nouvelle La colonie pénitentiaire, de 1914. Il y a peu de textes dans la littérature universelle qui présentent l’autorité sous un visage aussi injuste et meurtrier. Il ne s’agit pas du pouvoir d’un individu — les Commandants (Ancien et Nouveau) de la colonie ne jouent qu’un rôle sécondaire dans le récit — mais de celui d’un mécanisme impersonnel.
Le cadre du récit est le colonialisme... français. Les officiers et commandants de la colonie pénitentiaire sont français, tandis que les humbles soldats, les dockers, les victimes devant être éxécutées sont des « indigènes » qui « ne comprennent pas un seul mot de français ». Un soldat « indigène » est condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en peu de mots la quintessence de l’abitraire : « la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! ». Son éxécution doit être accomplie par une machine à torturer qui écrit lentement sur son corps avec des aiguilles qui le transpercent : « Honore tes supérieurs ».
Le personnage centrale de la nouvelle n’est ni le voyageur qui observe les événéments avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit point, ni l’officier qui préside à l’éxécution, ni le Commandant de la colonie. C’est la Machine elle-même.
L’inspiration anti-autoritaire est inscrite au coeur des grands romans de Kafka, Le Procès et Le Château qui nous parlent de l’État — que ce soit sous la forme de l’« administration » ou de la « justice » — comme d’un système de domination impersonnel qui écrase, étouffe ou tue les individus. C’est un monde angoissant, opaque, incompréhensible, où règne la non-liberté. Il faut rappeller que Kafka ne décrit pas dans ses romans des États « d’exception » : une des plus importantes idées — dont la parenté avec l’anarchisme est évidente — suggérées par son oeuvre c’est la nature aliénée et oppressive de l’État « normal », légal et constitutionnel. Dès les prémières lignes du Procès il est dit clairement : « K. vivait bien dans un État de droit (Rechtstaat), la paix régnait partout, toutes les lois étaient en vigueur, qui osait donc l’assaillir dans sa maison ? » Comme ses amis, les libertaires pragois, il semble considérer toute forme d’État, l’État en tant que tel, comme une hiérarchie autoritaire et liberticide.