Janette Habel : une réflexion éthique sur le socialisme

, par HABEL Janette

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Spécialiste de Cuba, Janette Habel est l’auteur d’études sur le Che. Elle propose ci-dessous une définition du guévarisme.

  • Peut-on parler de guévarisme comme d’une doctrine politique ?

Une doctrine, non. Il est mort trop jeune, il n’a pas eu le temps d’élaborer une doctrine, une théorie. Sa pensée était en évolution, elle est restée inachevée. Sa réflexion portait sur les fondements éthiques du socialisme. Il s’interrogeait sur le sens de la révolution, sur ce que devait être le socle d’une société nouvelle. Quel était le moteur de ce nouvel ordre social ? C’était un questionnement presque philosophique. Ses inquiétudes étaient nées d’une analyse critique du « socialisme réel » dès lors qu’il avait constaté que l’aliénation n’avait nullement disparu dans ces sociétés.

Il réfléchit alors à la nécessité d’articuler autrement les rapports entre l’éthique et la politique. « Le socialisme économique sans la morale communiste ne m’intéresse pas », dit-il. C’est une remarque qui concerne d’abord les dirigeants dont le mode de vie et les privilèges l’ont choqué en URSS, et il va développer une conception différente du pouvoir et du dirigeant politique sous le socialisme.

D’autre part, il y a une compréhension guévariste de l’internationalisme. Il souhaite unifier les luttes du tiers-monde face à l’impérialisme US. Mais il se préoccupe aussi des sociétés soviétique et des pays de l’Est. Il suivait également ce qui se passait dans les sociétés développées, en Europe et aux Etats-Unis. C’est le moins « nationaliste » des dirigeants cubains, il avait une vision mondiale des rapports de force.

Mais sa stratégie révolutionnaire connaissait des faiblesses importantes. Sa conception de la lutte armée, de la guérilla est très marquée par la formation sociale des années antérieures. Au moment où il développe ses idées stratégiques sur la guérilla en milieu rural, l’Amérique latine devient urbanisée à 70%.

  • Revenons sur le point le plus caractéristique, semble-t-il, de sa pensée politique, sujet à controverse aussi : la conception du pouvoir.

Il reprend le débat mené en URSS dans les années vingt sur l’économie de transition au socialisme en l’adaptant aux conditions cubaines. Il cherche à comprendre quand et pourquoi le processus révolutionnaire soviétique s’est fourvoyé. La révolution cubaine est alors confrontée à des choix très difficiles quant à la stratégie de développement à suivre. Il réfléchit aux conséquences de la NEP (nouvelle économie politique) décidée sous Lénine. Il considère que la NEP a renforcé le rôle du marché dans l’économie et s’est prolongée trop longtemps alors qu’elle était initialement prévue comme un épisode assez bref. Il voit dans les relations marchandes un élément de corruption des cadres qui sape progressivement les bases du pouvoir révolutionnaire.

C’est pourquoi il s’interroge sur les rapports entre les modes de rémunération et la hiérarchie sociale. Comment réguler les salaires pour préserver une certaine égalité ? Quelle place donner au marché ? Comment faire en sorte que le pouvoir politique ne se coupe pas de la population ? Il ne dit pas que la loi de la valeur, les relations marchandes doivent être abolies, mais qu’il faut en limiter l’impact afin d’éviter que ne s’amplifient les inégalités sociales. Il propose de limiter au maximum le salaire aux pièces lié à la productivité du travail pour valoriser la formation professionnelle et la motivation morale. Les augmentations de salaires, selon lui, doivent être liées d’abord à la qualification professionnelle et non au rendement ; il ne faut pas oublier que Cuba manque tragiquement de cadres et de techniciens à l’époque. Tel est l’objet de sa réflexion. Comment faire pour que les hommes travaillent autrement, pour que les dirigeants ne soient pas coupés du peuple, pour que s’instaure progressivement une société désaliénée ?

Deuxième volet : le débat sur l’homme nouveau. Il faut, dit-il, un pouvoir politique exemplaire. La corruption doit être totalement bannie, tout privilège refusé. Il citait à ce propos l’exemple de la Commune. Il affirme ainsi une exigence morale sur ce que devait être le socialisme. Il polémiquait avec Khrouchtchev qui prétendait que l’URSS allait « rattraper le capitalisme ».

  • Il ne semble pas très suivi sur ces positions.

Sans aucun doute, ces positions, en particulier sur le fonctionnement du pouvoir, ont été un germe de crise. A la fin, certains dirigeants étaient très virulents contre lui, « cet Argentin emmerdeur ». Il faisait des réunions mensuelles au ministère de l’Industrie, où il obligeait les directeurs d’usine à rapporter sur tous les problèmes de fonctionnement de leur établissement. Une fois, lors d’une réunion nationale de production, le Che avait passé en revue tous les résultats des entreprises, et il a interpellé un autre ministre, publiquement, à la TV, pour lui demander des comptes sur son budget. Il appliquait cette rigueur à lui-même, déclarant un jour à la télévision : « On aurait dû licencier le ministre de l’Industrie, qui a fait un plan de production de chaussures stupide. »

Cette intégrité avait un effet extraordinairement mobilisateur, les gens travaillaient. Le ministère de l’Industrie était le mieux organisé dans l’administration cubaine : la ponctualité et la rigueur du Che étaient légendaires. Inutile de dire qu’elles contrastaient avec le laxisme ambiant.

  • Ses idées sur « l’homme nouveau » ont été parfois identifiées à celles qui, à l’Est, ont été source de totalitarisme.

En réalité, le Che considère qu’il ne peut y avoir de socialisme si la société, les hommes sont d’abord motivés par l’appât du gain, du profit. Il dit : peut-être est-ce idéaliste ; en tout cas, si on se situe sur ce terrain-là, on ne construira pas une société nouvelle. On peut lui reprocher son volontarisme, son exemplarisme, sa tendance à brûler les étapes, encore qu’il ait précisé : si on ne peut pas le faire maintenant, il faut reculer l’échéance, mais en tout état de cause, il ne faut pas changer le projet. De la même façon, il voulait absolument limiter la monoculture du sucre ; il a voulu réaliser une industrialisation trop rapide : il s’est aperçu que ce n’était pas possible, et il a reculé.

L’« homme nouveau » vise à définir une certaine éthique, c’est une vision, un objectif à atteindre, pas forcément applicable immédiatement. L’« homme nouveau », c’est d’abord un dirigeant nouveau. Il faut comprendre que Cuba était un pays sous-développé dont l’administration corrompue et mafieuse fut une des causes de la révolution. A travers sa conception du pouvoir, il ébauche une synthèse de sa vision du socialisme, comme une société complètement différente du capitalisme. Il ne dit pas : on peut l’atteindre tout de suite. Mais le moteur de la société nouvelle pour laquelle nous combattons doit être différent.

En second lieu, son comportement personnel, politique indique, sans conteste, que cet homme nouveau n’a rien à voir avec une vision totalitaire. Dans son texte sur « le Socialisme et l’homme à Cuba », il condamne « la scholastique qui a freiné le développement de la philosophie marxiste ». Il s’insurge dans un autre texte contre « la suppression du droit de critique, notamment pour le peuple ».

Le témoignage du poète Héberto Padilla sur le Che est très révélateur. Aujourd’hui exilé après avoir été victime d’un procès politique en 1971, Heberto Padilla souligne (dans un livre paru en français, la Mauvaise Mémoire) l’écart entre le comportement du Che et les pratiques qui commençaient à s’instaurer dans l’appareil d’Etat. On sait également qu’il prenait dans son ministère des gens qui avaient été évincés de leurs fonctions pour des raisons politiques. Face aux cas de répression politique, le Che montait au créneau. On sait aussi qu’il a organisé un débat public, contradictoire, sur l’économie dans sa revue « Nueva Industria ». Qu’il ne supportait pas les suivistes, les opportunistes - il a écrit un beau texte à ce sujet...

Sa principale faiblesse, à mon avis, c’était qu’il ne raisonnait pas en termes institutionnels, mais trop exclusivement en terme d’exemplarité personnelle. Il a essayé de mettre en place des contre-pouvoirs dans les entreprises, cela a échoué. Il ne faut pas oublier qu’il y avait 30% d’analphabètes à Cuba, que beaucoup de cadres avaient fui... Je me souviens l’avoir entendu nous expliquer comment il avait désigné des directeurs de fermes d’Etat qui venaient seulement d’apprendre à lire et à écrire.

  • On a fait grand cas du discours d’Alger de Guevara où il s’en prend durement aux pays de l’Est. Quelle est, selon vous, la substance de sa critique ?

Il avait analysé le comportement de l’Union soviétique comme celui d’une grande puissance, qui violait allègrement la souveraineté de Cuba. La première grande fracture publique intervient lors de la crise des fusées de 1962, dont le règlement se fait entre Soviétiques et Américains, par-dessus les Cubains. La deuxième, c’est la manière dont l’URSS gère les échanges commerciaux avec Cuba, par exemple en vendant, en échange du sucre acheté à Cuba, des usines dont la technologie était déficiente, des produits de mauvaise qualité qui n’auraient pas trouvé preneur ailleurs. Pour lui, l’URSS ne pratiquait pas d’aide au développement, mais payait le prix de l’avantage stratégique que lui offrait Cuba dans la confrontation Est-Ouest.

  • Peut-on mieux comprendre aujourd’hui les raisons du départ du Che de Cuba en 1965 ?

On en sait un peu plus parce que des archives s’ouvrent, à Washington comme à Moscou. Ce qui apparaît, c’est que, à la fin de 1964, il est isolé ; compte tenu de ses positions politiques, de ce qu’il voulait faire, de ses divergences sur l’orientation économique, sur la stratégie de développement, sur la conception de la société à construire, sur les rapports avec l’URSS, il arrive un moment où son séjour comme dirigeant devenait impossible. En outre, après le discours d’Alger, les Soviétiques ont fait savoir que de la part d’un dirigeant cubain, c’était un discours inacceptable.

Acculé, le Che part donc, avec l’idée d’aider Cuba autrement, d’abord en direction du Congo - pour une expédition préparée depuis longtemps -, puis de la Bolivie. Et là, il y a encore beaucoup de zones d’ombre : cette expédition a été préparée n’importe comment, improvisée. Pourquoi se retrouve-t-il totalement coupé de Cuba ? Quel rôle a joué la direction du Parti communiste bolivien ? Selon des travaux de recherches récents, les Soviétiques auraient exercé une forte pression sur Cuba, menaçant de supprimer leur aide en cas d’intervention en Bolivie. Mais cette histoire reste à écrire.

P.-S.

Propos recueillis par Yves Mousson.
Article paru dans L’Humanité, édition du 9 octobre 1997.

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