François Le Gros : histoire d’un militant

, par LE GROS François

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Mediapart publie le récit de l’engagement politique d’un homme, l’historien François Le Gros, militant à la Ligue communiste puis au NPA, professeur au collège Paul Verlaine d’Evrecy, en Normandie, qui vient de décéder. Souvenirs de jeunesse d’un « révolutionnaire dans l’âme », recueillis par son fils Julien Le Gros.

« … J’ai d’abord eu mes années lycée en 1968. Il y avait beaucoup de choses qui se passaient dans mon lycée. Mais, curieusement, j’étais plus passionné à l’époque par les Rolling Stones, les Beatles, le jazz... J’étais vraiment branché là-dessus et avec des copains, des copines, on passait des heures à écouter de la musique. Mais la politique pour moi ce n’était pas l’essentiel. Par contre, il y avait des changements très importants dans la façon de s’habiller, les cheveux, les codes vestimentaires...

La Fac de Caen en 1969-70 : « un chaudron bouillant »

Ensuite, je suis arrivé à l’Université. Juste après 1968. C’était vers 1969-70. L’Université de Caen a été un chaudron bouillant pendant toutes ces années là. Même au niveau national, c’était une des facs les plus mobilisées. Je me suis inscrit en histoire, à l’Institut d’Histoire. Et là ça a été très rapide. Il y avait une contestation permanente dans tous les cours d’histoire. C’est vrai que c’est une matière qui s’y prête plutôt bien ! Un certain nombre de profs très à droite, comme Chaunu, suscitaient l’hostilité des étudiants et leur mobilisation. Il y avait des problèmes plus spécifiquement universitaires. Mais surtout, il y avait une radicalisation qui était liée notamment à la guerre du Vietnam. La première manif à laquelle j’ai participé à Caen était sur la guerre du Vietnam. J’y ai rencontré — surprise — mon père Bernard (professeur d’anglais à l’Université de Caen) A l’époque, il lisait beaucoup Témoignage chrétien (hebdomadaire chrétien de gauche né en 1941 dans la clandestinité). Il était assez proche du Parti socialiste unifié (le PSU qui se présentait comme Parti de la deuxième gauche, entre la SFIO et le Parti communiste français, dirigé notamment par Michel Rocard, et dissout en 1989) et était donc très sensible à ces questions.

Le Vietnam, ajouté à des questions étudiantes, mais surtout le Vietnam, cela a été pour moi un terrain de politisation. Toutes les semaines, on avait des réunions d’un comité qui s’appelait le Front de solidarité Indochine (FSI). Ce comité se tenait en bas de la Fac de Caen au CCU, le centre universitaire. Il y avait ces réunions de débat, les manifestations, des expositions, des apparitions sans arrêt au restaurant universitaire. Le restaurant universitaire (RU) était le grand lieu de rencontre et de politisation. Je me souviens qu’on avait lancé un comité FSI sur la fac, avec des intellectuels assez connus comme Michel de Boüard (historien et archéologue, ancien membre de l’Institut et doyen de la faculté des lettres de Caen). Ce FSI a joué un rôle important dans ma conscience politique, d’autant que des camarades y faisaient des exposés assez fouillés. Il y avait une grande richesse de débat dans ce FSI et aussi de l’action. Au départ, cette activité était structurée par un mouvement politique d’extrême gauche : la Ligue communiste. J’étais à cette époque avec un copain, Serge Lemonnier. Il était militant de la Ligue (communiste). C’est au travers de l’activité FSI que je me suis rapproché de la Ligue. Il y avait aussi les Maoïstes qui étaient sur la place. Les Maos étaient un peu fous furieux. Certains expliquant que dès qu’ils voyaient des cars de CRS c’était le fascisme, qu’il fallait entrer en résistance. Ce sont des thèmes qui ont été repris par La Cause du peuple et Jean-Paul Sartre au niveau parisien, quand ils ont lancé le journal Libération.

François Le Gros
© Le Gros

La position de la Ligue communiste me paraissait beaucoup plus censée. Je suis rentré dans une structure sympathisante qui s’appelait « les comités rouges ». J’ai commencé à militer. Le militantisme à la Fac c’étaient plusieurs réunions par semaine, qui finissaient à trois heures du matin, avec des débats enfumés. Pas forcément fumeux mais en tout cas passionnants ! On distribuait des tracts sur la Fac mais aussi devant les usines. Notamment la SMN (société métallurgique de Normandie) qui à l’époque était la grande usine de l’agglomération caennaise. De plus, on faisait des interventions dans les Instituts d’Histoire et de Géographie. Le milieu était structuré par des comités d’action. Les syndicats étudiants n’étaient pas très importants à ce moment là. Il y avait un comité implanté en géographie et l’autre en histoire. On y menait ce qu’on appelait « la lutte idéologique ». C’est à dire qu’on intervenait dans les cours des profs réacs. Dès qu’il y avait des manifs ou des appels à la manif on prenait la parole dans les cours, ce qui les interrompait systématiquement. Il y avait un climat, une effervescence...

1970-71 : les années Vietnam

Dans les années 1970-71, il y a eu des mouvements pratiquement à chaque printemps, avec, à chaque fois, occupation de la fac et intervention policière. On descendait du Gaillon en courant. Et puis il y a eu l’épisode d’un car de flics qui a été incendié. Ce sont en particulier les Maos qui avaient des positions assez délirantes. Il y a eu pas mal d’épisodes, notamment : l’affaire Soustelle. Jacques Soustelle (homme politique, membre de l’Académie française), un ancien de l’OAS, a été attrapé lors d’un meeting à la Fac et s’est retrouvé entouré par deux Maos fous qui voulaient lui faire la peau. Les gens de la Ligue se sont interposés.

Les années 1971, c’étaient les années Vietnam. Il y avait des manifestations dans toute l’Europe : en France, en Italie, en Allemagne... et puis aux Etats-Unis avec des gens comme John Lennon. Ce mouvement du Vietnam a été très fort et a permis un recrutement important de militants. Ces gens sont venus, en estimant que le Parti communiste était trop mou et que l’URSS ne soutenait pas réellement le peuple vietnamien. Le Parti communiste, les jeunesses communistes, comme ils avaient raté mai 68 ont un peu raté aussi cette génération là !

Dans les assemblées générales à la Fac il y avait la Ligue communiste, les Maos.. et puis les gens du Parti communiste qui avaient beaucoup de mal à parler. A l’époque les gens de la Ligue faisaient en sorte qu’ils puissent s’exprimer librement au nom de la démocratie. Les Maos avaient des conceptions très staliniennes de la démocratie. Je me souviens du fait qu’avec les camarades de la Ligue, on laissait les gens de l’UEC (Union des étudiants communistes) prendre la parole, même si leur discours était totalement insipide et à côté de la plaque.

Il y a eu ces mobilisations et une situation politique, marquée, au niveau national, par de très fortes grèves ouvrières : la grève des Batignolles, la grève du Joint-Français (conflit qui a opposé des ouvriers d’une usine de Saint-Brieuc à leur direction et a suscité une vague de solidarité en Bretagne) et donc une radicalisation ouvrière, sur laquelle l’extrême gauche semblait « surfer », en quelques sortes. Des manifestations monstres ont été organisées, sur Caen, comme dans toute la France, au moment de l’assassinat de Pierre Overney, qui était un ouvrier maoïste, à l’usine Renault-Billancourt (tué le 25 février 1972 par un vigile de Renault).

Le militantisme de la Ligue était très « activiste ». Il y avait beaucoup de réunions, de distributions de tracts, de collages d’affiches mais aussi des exposés de formation théorique. Ces exposés étaient faits par des camarades qui avaient une formation marxiste assez conséquente. Pour résumer, deux aspects étaient développés : l’activisme et la formation.

Certains camarades avaient un grand don oratoire. En 68 il y avait Yves Salesse (haut fonctionnaire, ancien dirigeant de la LCR, militant syndical à la gare du Nord pendant dix ans). Après, dans la période où j’ai rejoint la Fac, il y avait des camarades comme Jeff, Fritz ou Mietti qui étaient véritablement des orateurs. C’était pareil du côté des Mao : souvent les mêmes personnes se détachaient du lot.

En ce qui me concerne je faisais un peu de tout : de la diffusion de tracts, du collage, j’animais des réunions. Je crois qu’on était assez polyvalents. J’étais à l’aise dans différentes tâches. Là où j’ai eu le plus de responsabilités, c’est plus tard, quand s’est développé le mouvement des soldats. C’est ce qu’on a appelé le comité de défense des appelés : une organisation qui soutenait les soldats en lutte. J’étais responsable de ce comité, qui regroupait un nombre important de gens, et faisait de la diffusion de tracts à la gare de Caen, en direction des permissionnaires. C’est d’ailleurs à cause de cette activité que, quelques années plus tard, je me suis retrouvé dans un régiment de parachutistes, un régiment disciplinaire.

La dissolution de la Ligue communiste

La Ligue communiste est dissoute le 21 juin 1973 parce que l’extrême droite, l’ancêtre du Front national, a organisé un meeting à la Mutualité. L’extrême gauche et en particulier la Ligue a proposé d’interdire ce meeting. Dix-mille manifestants ont chargé ce meeting parisien des fascistes. Un certain nombre de policiers ont été blessés. Suite à cela, la Ligue est dissoute.

Le local de la Ligue, 10 impasse Guéménée, à côté de la place de la Bastille, est saccagé par les flics. Alain Krivine (fondateur de la LCR), Pierre Rousset, fils du résistant déporté David Rousset et un certain nombre d’autres militants sont arrêtés. En province, les consignes étaient de changer de pseudonyme. Le mien était Créac’h. J’en ai pris un nouveau : André Delorme. Il fallait aussi vider les documents dans les appartements, déménager pour certains. On faisait ce qu’on appelait des rendez-vous secondaires. A Caen, pour la cellule étudiante, le rendez-vous a été pris... au Jardin des plantes. On s’est regroupés avec Serge et d’autres camarades autour d’un parterre fleuri.

La volonté du pouvoir n’était pas non plus de réprimer férocement. La dissolution a été appliquée d’une manière pas trop « hard ». Par contre, un militant en a beaucoup souffert. C’est Michel Recanati (ancien responsable du service d’ordre de la Ligue communiste, qui s’est suicidé le 23 mars 1978) dont l’histoire est racontée dans le beau film de Romain Goupil : Mourir à trente ans. Cette dissolution nous a un peu gênée dans un premier temps, mais ça n’a pas été catastrophique. On a pu continuer à se voir. Et puis on a créé une nouvelle organisation : le Front communiste révolutionnaire, une émanation de l’ancienne Ligue communiste. Le journal Rouge a continué a être vendu. Tous les dimanche matins ce journal était vendu sur le marché Saint-Pierre, ainsi que sur les restaurants universitaires. C’était une tâche militante essentielle. Le meilleur vendeur de Rouge à Caen était Joël Le Tensorer, devenu depuis créateur d’une radio locale : TSF 98, à Hérouville-saint-Clair. On continuait à vendre le journal et, autour de l’ex-Ligue, il y avait un réseau de solidarité très important. Toutes les autres organisations se sont solidarisées avec nous. Y compris le Parti communiste, qui considérait pourtant que la Ligue communiste était une bande d’affreux trotskistes, avec qui il ne fallait pas avoir de rapports. Même Jacques Duclos (ancien responsable du PCF), qui était un stalinien « pur jus », a protesté contre cette dissolution et l’emprisonnement de Krivine. Tout cela a créé une forte sympathie autour de la Ligue. Et à Caen, il y a eu des diffusions de tracts, avec Louis Mexandeau (ancien ministre des PTT et député du Calvados), des gens du PC, du PSU, à l’époque, qui était un parti important. On n’était absolument pas isolés.

Nous avions même tenu un congrès clandestin. Je me rappelle très bien d’un congrès clandestin, qui s’est déroulé à l’abbaye d’Ardennes. On avait un copain, Gérard, qui travaillait à l’EDF, comme l’un des frères Vico, et on a profité pour lui demander l’autorisation d’utiliser ce lieu. Les Vico venaient d’un milieu d’anciens résistants et étaient sensibles au fait que la Ligue avait été interdite à cause d’un meeting fasciste. On a pu faire notre congrès, dans une grande salle, avec un feu de cheminée. C’était un peu surréaliste mais le congrès s’est tenu correctement. Comme on était méfiants, pour la deuxième journée, on a préféré aller au château d’Airan. A l’époque, c’était un endroit de formation pour les stages de la CFDT.

1973 : Chili, Lip, loi Debré

L’été s’est écoulé. À la rentrée 1973, le coup d’état militaire au Chili tombe, déjà un onze septembre... Et la mobilisation est considérable. Un comité Chili est créé. Les comités Chili vont opérer la même chose que le Vietnam pour la génération suivante. Ceux qui avaient quelques années de moins que moi se sont radicalisés au travers du Chili. Pour les théories de la Ligue, c’était la confirmation d’une chose : on ne peut pas renverser le capitalisme et prendre le pouvoir par les élections, sans qu’il y ait une réaction violente de la bourgeoisie. Le Parti communiste et le Parti socialiste avaient expliqué que l’unité populaire au Chili allait permettre de construire le socialisme alors que l’extrême gauche analysait que la bourgeoisie ne se laisserait pas faire. Malheureusement, le putsch de Pinochet est venu confirmer cette chose. Dans les comités Chili beaucoup de choses ont été faites. On a organisé des : « six heures pour le Chili », fait venir des films, tenu des débats partout. La Ligue s’est renforcée de militants qui ont adhéré. On a d’ailleurs parlé d’une génération des comités Chili.

Et puis dans cette même année, décidément très riche, il y a eu la grève de Lip à Besançon, animée par une section CFDT autogestionnaire, avec Charles Piaget. Cette grève avait une particularité : c’est que les travailleurs avaient remis en marche la production de montres à leur profit. Ils étaient leurs propres employeurs. L’usine était sous contrôle ouvrier. C’est un conflit qui va durer plusieurs mois et va être emblématique de ces années là. L’exemple Lip va illustrer l’idée de démocratie dans la lutte et d’auto-organisation des travailleurs. La Ligue communiste était aussi investie dans ce combat. Je me souviens de la marche vers Besançon, qui a rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes. On avait affrété deux ou trois cars à partir de Caen. On est allés à Besançon sous une pluie battante. J’ai le souvenir d’un bourbier infect mais en revanche d’une énorme manifestation, d’une ferveur militante ! Malheureusement, en revenant, alors qu’on était encore dans l’ivresse, en descendant de Lisieux, dans un virage, deux jeunes motards se sont tués. Ils ont dérapé et se sont mis sous notre car. Cet accident a complètement cassé le retour à Caen.

La lutte de Lip va faire école. Dans la région normande, il y aura deux « petits Lip ». L’un à Piron, Bretoncelles, une usine de machines outils dans l’Orne, et l’autre à Caron-Ozanne : une imprimerie dont les ouvriers ont décidé de remettre en marche la production pour fabriquer leur propre journal : Ouest-licenciement. J’ai eu par la suite le plaisir de collaborer avec les anciens ouvriers de Caron-Ozanne pour faire un livre.

Lip était aux yeux de la Ligue l’exemple d’un socialisme autogestionnaire qui serait possible. C’était très influencé par Ernest Mandel, grand théoricien, qui avait écrit trois volumes : Contrôle ouvrier, Conseils ouvrier » et Autogestion. Ces théories avaient marqué l’extrême gauche mais aussi certainement influencé indirectement des syndicalistes comme Charles Piaget, des gens du PSU. Ces mobilisations dans notre région ont été accompagnées d’expériences de contrôle des cadences dans des usines comme la Saviem, Moulinex, Blaupunkt, Jaeger...

Pendant ce temps-là, la Ligue communiste s’est reconstituée sous le nom de Ligue communiste révolutionnaire. La Ligue intervenait sur les entreprises de la région caennaise depuis l’après 68, en particulier sur la Saviem (actuelle usine Renault trucks basée à Blainville-sur-Orne) et la SMN. Il y a eu un début d’implantation ouvrière à la Saviem, où la section CFDT comprenait les militants de la Ligue. Notamment un militant extrêmement populaire, qui s’appelait Alain Adélaïde et est mort d’une opération de l’appendicite en 1973. C’était un grand animateur des luttes de la Saviem. La Ligue était donc implantée à la Saviem, à la SNCF, à l’EDF mais aussi dans les hôpitaux, les universités et les lycées.

Toujours cette même année, la mobilisation contre la Loi Debré qui portait sur les sursis pour le service militaire. Il y a eu des manifs énormes dans toute la France, et en particulier à Caen. La ligue communiste joue un rôle majeur dans ces mobilisations, notamment avec des militants dont certains ont fait parler d’eux depuis : Michel Field, Christophe Aguitton, qui étaient très en pointe dans le mouvement. Il y avait des coordinations de comités de grève… »

1974-75 : Les PTT, Révolution des œillets et quotidien Rouge

« … En 1974 c’est l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, qui se joue à peu de choses, avec une forte poussée à gauche. Une grève des banques très forte et ensuite la fameuse grève des PTT qui va durer trois semaines. C’est une grève reconductible avec occupation. Le centre de tri de Caen (voir le livre Caen-Gare histoire d’un centre de tri) subit à trois reprises des interventions policières, qui viennent déloger les grévistes. Cette grève des PTT, en dehors du Vietnam et du Chili, est sans doute l’événement qui m’a le plus frappé. La Ligue à Caen n’était pas implantée au centre de tri postal. Petit à petit, l’idée m’est venue de m’établir dans ce centre de tri.
J’avais fini mes études d’histoire et donc il m’avait semblé que je serai plus utile plutôt que de préparer le CAPES en constituant un noyau de la Ligue sur Caen-Gare. La grève de 1974 a été très importante. Les grévistes ont obtenu beaucoup de choses. Louis Mexandeau, député du Calvados est venu les soutenir. Malheureusement, en 1984, quand il sera ministre des PTT il enverra les flics pour déloger les grévistes.

En 1975, il y a eu un autre événement majeur : la révolution des œillets au Portugal. Cela a amené l’espérance d’une crise révolutionnaire. Une partie de l’armée portugaise s’est jointe à la révolution. Il y a eu une très forte sympathie et nous avons monté des comités Portugal un peu partout. Dans le même temps, un meeting s’est tenu, pour lancer le quotidien Rouge. Je me souviens qu’à Pantin, en région parisienne, il y avait une grande fête, avec parmi les invités : Guy Bedos. Si on reprend l’affiche, c’est assez fabuleux. Dans ce meeting, il y avait également Ernest Mandel et des soldats révolutionnaires portugais. Ernest Mandel a fait toute une intervention lyrique en disant que la révolution était en marche ; un discours repris par les soldats portugais : les SUV (Soldats unis vaincront). Alain Krivine, Daniel Bensaïd (intellectuel du mouvement trotskiste français) et Jeannette Habel étaient présents. Par la suite, deux militants qui étaient à Caron-Ozanne vont se faire embaucher au quotidien Rouge : Francis Ambrois qui écrit dans la rubrique sociale et Eric Joly en tant que maquettiste. Ce quotidien a été une expérience difficile parce que financièrement il n’a pas tenu. Par contre ça a été une expérience militante d’une très grande qualité. D’ailleurs, beaucoup des rédacteurs de Rouge, comme Edwy Plenel ont fait leur chemin dans la presse.

Le centre de tri

Je me suis présenté à l’embauche du centre de tri de Caen. A l’époque il y avait du boulot. Quand j’ai dit au recruteur que j’étais étudiant et que je cherchais du travail il m’a engagé tout de suite. Le centre de tri de l’époque se trouvait place de la gare. C’était petit, poussiéreux et gris mais il y avait une ambiance extrêmement chaleureuse. On avait tous des blouses grises et on traversait la gare pour aller dans des bistrots en face : la Rotonde, la Gitane...

Deux générations cohabitaient : celle qui avait vécu mai 68 et la mobilisation de la jeunesse et les plus anciens ; des vieux postiers qui appliquaient bien la réglementation, très soucieux du service public. Ce milieu était très syndiqué : une grosse syndicalisation CGT et CFDT. J’ai vite fait la connaissance des principaux militants actifs : André Le Coquil, Maurice Desvalois et Roger Chapuis de la CFDT, Jacques Barillet et Alain Petit de la CGT. Je savais que je n’allais pas rester longtemps à Caen-Gare pour une raison simple : c’est qu’il fallait que j’aille au service militaire. Mon but était de gagner rapidement quelques militants pour développer l’intervention. J’ai vite repéré quelqu’un de très combatif, sérieux et qui parlait bien : Roger Chapuis. C’est le début d’une longue amitié. Roger est quelqu’un avec qui, en collaboration avec Yves Lecouturier, j’ai écrit un livre, qui reprend toute cette histoire.

Globalement cela se passait bien au centre de tri, à part cette différence de générations. Il y avait les trains qui arrivaient sur le quai. Il fallait décharger les wagons. Il y avait un minuscule « chantier-paquet », avec une auge. On ouvrait les paquets et ils tombaient dans l’auge. On devait trier au casier et une série d’autres choses. Un autre militant, Jean-Loup Dautel faisait partie de l’organisation Révolution. Par la suite, il a fusionné avec la Ligue en 1980. Le centre de tri était marqué par une forte syndicalisation, des journées de grève extrêmement suivies. Les conditions de travail étaient rendues désagréables par le bruit, la poussière et le manque de place. Assez rapidement, la construction d’un autre centre de tri est décidée, beaucoup plus loin, sur les bords de l’Orne. J’ai été affecté avec plusieurs auxiliaires à l’aménagement du centre de tri. On nous a expédiés là bas. Pendant des semaines, on a travaillé à l’installation de ce nouveau centre. Il sera beaucoup plus grand avec un effectif bien supérieur à l’ancien. Cette installation s’est faite dans de relativement bonnes conditions. C’était très spacieux, très lumineux. Il y avait un convoyeur aérien qui partait du centre de tri, passait au-dessus et livrait tous les paquets. Il y avait une très chaude ambiance, des gens très pittoresques, des soirées sud-américaines avec des pétards, des batailles à coup de lance à incendie. Il faut ajouter que le rapport de force syndical était très important...

« La taupe rouge de Caen-Gare »

L’adhésion de militants du centre de tri à la LCR que je souhaitais s’est faite. Forcément c’était un petit nombre de gens. Cela s’est opéré à travers diverses expériences, dont une majeure : celle du contrôle des cadences. Le contrôle de cadences reprend un peu les idées autogestionnaires de Caron-Ozanne, Lip... C’était quelque chose qui séduisait en particulier beaucoup les jeunes. L’idée était la suivante : périodiquement, il y avait des grèves de vingt-quatre heures. Il y a eu la grande grève des PTT de 1974 qui avait duré trois semaines. Mais il y avait aussi des grèves de vingt-quatre heures. Les jeunes, en particulier, en avaient marre de dépenser une journée de salaire, sans efficacité. Un jour, il y a eu une tentative de licenciement de plusieurs auxiliaires, dont quelqu’un qui s’appelle Gilles Raoult. Gilles, à l’époque, était syndiqué à la CGT et proche de Lutte ouvrière. Le licenciement de Gilles Raoult va provoquer une mobilisation sous forme de contrôle des cadences. Sur les chantiers du centre de tri tout était chiffré. Par exemple : tel jour on faisait cinq cent ou mille paquets. Il a été décidé de réduire de moitié la production. Le résultat est, qu’au bout d’un moment, les restes se sont accumulés. Des monceaux de paquets sont apparus, des lettres sont restées sans qu’il y ait un seul jour de grève de perdu. La négociation avec la direction était la suivante : si vous voulez qu’on reprenne les cadences normales vous annulez le licenciement. On a obtenu satisfaction.

Evidemment cette forme d’action a été populaire. Cela s’est produit une autre fois. On a fait un coulage des cadences qui a pris une ampleur telle que la direction a fait venir des inspecteurs. Il y avait un inspecteur derrière chaque postier. Ce coulage des cadences a complètement désarmé la direction, qui ne savait pas comment faire. À noter que le Parti communiste était hostile à cette forme d’action : « C’est un truc de feignant. C’est pas une vraie grève ». Le PC était contre mais la CFDT de Caen-Gare avait soutenu cette initiative. Outre Roger Chapuis, qui ensuite est devenu militant de la Ligue, un autre copain : Bruno Garcia, que je surnommais « Garcia Llorca » s’est rapproché de la Ligue. Il était à la CGT et s’est aperçu que le PC n’avait pas forcément toujours des positions correctes. Petit à petit, j’ai monté un groupe. Des feuilles étaient distribuées deux fois par mois : « la taupe rouge de Caen-Gare », qui développaient nos idées. En même temps il y avait un travail dans la section syndicale CFDT. On avait monté une commission intersyndicale CFDT et CGT « auxiliaires », qui prenait en charge les auxiliaires. Les PTT de l’époque étaient divisées en deux catégories : les titulaires et les auxiliaires. Parfois, il y avait une forme non pas de fossé mais de coupure. Les problèmes des auxiliaires n’étaient pas toujours pris en compte.

Au début de mon arrivée à Caen-Gare, je suis resté très discret. Quant il y a eu l’histoire du coulage des cadences la direction me l’a mise avec d’autres sur le dos. J’ai été très mal noté : ma notation était catastrophique, avec des appréciations dégueulasses. C’était un peu le lot des militants. On était très mal vus par la direction. D’ailleurs, depuis, on a trouvé, grâce à Yves Lecouturier, un rapport interne de la direction, dans lequel il n’y a pas nos noms, mais qui évoque l’infiltration de gens d’extrême-gauche au sein du centre de tri. C’est très détaillé. La hiérarchie du centre de tri était totalement impuissante. C’est nous qui le dirigions ! Quand il y avait un chantier et qu’on décidait d’arrêter, l’encadrant qui était présent ne pouvait rien dire. Le chef de centre était impuissant. La direction a pris des mesures, après mon départ pour le service militaire. Elle a fait venir un type nommé Maurice Civault, extrêmement brutal et autoritaire, nommé pour casser le mouvement sur Caen-Gare. Non seulement on était mal vus par la direction mais aussi par certains militants du Parti communiste. C’était la période de Georges Marchais, du stalinisme, et dès qu’ils voyaient quelqu’un d’extrême-gauche, pour eux c’était la dernière des abominations ! On était loin alors des meetings unitaires avec Olivier Besancenot et Marie-Georges Buffet ! Dans les manifestations à Paris, le PC a tout fait pour empêcher l’extrême-gauche d’apparaître. Ils n’hésitaient pas à sortir les barres de fer...

Le centre de tri a été pour moi une expérience très riche. C’était très différent du milieu de la Fac. Il y avait toujours beaucoup de fêtes... de boisson aussi. J’ai été obligé de quitter ce milieu puisque je suis parti à l’armée à l’été 1977.

1977 : le service militaire

Avant d’aller à l’armée j’ai fait un stage de préparation à Toulouse, dans un endroit très sympathique. La Ligue était bien organisée et tous les militants avaient une formation : comment intervenir, analyse de l’institution... C’était très méthodique. Ce stage était notamment animé par Gérard Filoche (inspecteur du travail et actuel membre du Parti socialiste). Edwy Plenel était aussi présent.

Ensuite, je me suis retrouvé à Carcassonne : 3e RPIMa. C’était un régiment disciplinaire. J’étais le seul qui n’était pas volontaire. On ne met pas des gens chez des paras sans qu’ils ne l’aient demandé. Je n’étais pas du tout à l’aise dans mes baskets ! J’avais droit à des réflexions assez déplaisantes. Et puis une partie de l’encadrement était d’extrême-droite. Ce sont des types qui écoutaient les disques, des éditions Serp de Le Pen, avec des chants nazis. Je me sentais très mal dans un environnement pareil, donc je me suis dit : il faut absolument en sortir. J’ai trouvé une astuce : j’ai été opéré des jambes quand j’étais tout petit. Des radios, que je n’avais pas sur moi mais que j’ai récupéré par la suite, prouvaient que mes jambes avaient été cassées, quand j’étais gosse. Je leur ai dit : « si vous me faites sauter en parachute mes jambes risquent de se casser à nouveau et vous en aurez la responsabilité ». Ils m’ont alors envoyé dans un hôpital militaire à Toulouse. J’y ai rencontré un copain de la Ligue, médecin aspirant, qui évidemment m’a fait un dossier en béton, a mis que c’était dangereux. Du coup j’ai été muté hors des paras, dans une unité un peu plus normale. Du jour où les gens du 3e RPIMa ont appris que j’étais transféré vers une autre unité, ils m’ont mis à l’écart. Je me suis retrouvé à faire les corvées, les camions-poubelles. Ce régiment a été engagé au Liban et plusieurs de ses membres y ont été tués. C’était vraiment une section très difficile. Le seul point positif est que j’ai un peu profité de la ville de Carcassonne. On allait dans les petits restos du côté des remparts...

Lyon

J’ai pris le train de Carcassonne direction le régiment du GMR5 Lyon. C’était bien parce que je ne connaissais pas cette ligne et ces paysages. Je suis arrivé dans une caserne située en centre-ville de Lyon, au bord du Rhône : la caserne du sergent Blandan. Les conditions étaient tout à fait différentes. Lyon offrait un très grand avantage : comme la caserne était dans le centre on pouvait sortir tous les soirs. D’autre part, la discipline n’était pas la même que chez les paras. C’était assez décontracté, avec un encadrement plus républicain que chez les paras, plus démocratique. J’étais tout à fait satisfait de ce changement et ça se présentait sous les meilleures auspices. Assez vite, on est sorti dans Lyon et j’ai pu tisser des contacts avec des militants d’autres casernes. Nous avons mis sur pied la coordination Rhône-Alpes de comité de soldats. Cette coordination se réunissait à Lyon, dans les traboules du quartier de la Croix-Rousse. Cette coordination « Rhône-Alpes » avait pour but de développer la pétition de l’ « appel des cent soldats », qui contenait un certain nombre de revendications : davantage de permissions, les transports gratuits pour les soldats... La pétition a été initiée par des militants comme Plenel. Notre coordination a pu se réunir plusieurs fois. Par ailleurs, nous allions souvent à des concerts : Bernard Lavilliers, Jacques Higelin, et puis dans les petits cinémas d’art et essai de la Croix-Rousse. C’était une période relativement plaisante... compte tenu du fait que c’était à l’armée.

Et puis un jour il y a eu un accident très grave, dans une caserne, avec une explosion qui a provoqué plusieurs morts. Comme par hasard, quasiment le lendemain, un certain nombre de militants de la coordination Rhône-Alpes, dont moi, se sont retrouvés mutés. Un matin j’arrive au bureau comme d’habitude pour faire mon travail. Ce bureau s’appelait « bureau de la réforme » et me permettait de circuler dans Lyon assez librement. Un sergent m’attendait dans le bureau. Il avait toujours une mine un peu renfrognée mais là il était encore plus renfrogné que d’habitude. Il m’a dit : « On va retourner à ta chambrée. Tu prends tes affaires ». Il m’a accompagné jusqu’à la chambrée et m’a dit de vider mon armoire, de prendre mon paquetage. Entre parenthèses, il a un peu fouillé mes affaires. Le but était de trouver des exemplaires de la fameuse pétition des « cent soldats ». Heureusement, j’en avais un certain nombre d’exemplaires mais que j’avais camouflé ailleurs que dans la chambrée. Ils étaient à l’extérieur du bâtiment sous une gouttière. Du coup ils n’ont rien trouvé : pas de preuve, de pièce à conviction. J’ai dis que je ne comprenais pas. Les gens qui travaillaient dans mon bureau ont été profondément choqués du fait que j’ai été muté tout d’un coup. Un certain nombre de copains m’ont écrit par la suite pour dire qu’ils avaient été scandalisés de cette disparition soudaine. J’ai pris mon paquetage et le sergent en question m’a accompagné... jusqu’en Allemagne. Il était chargé de me surveiller de Lyon jusqu’en Allemagne. J’avais acheté quelques cartes postales de Lyon. A la gare de Metz, sans qu’il s’en aperçoive, j’ai posté quelques cartes postales, notamment à mes parents pour leur expliquer que j’étais muté à Bitburg, en Allemagne.

« Monsieur Le Gros, vous êtes un ennemi de la République »

Cette mutation était certainement disciplinaire, et ce qui m’a évité d’avoir des arrêts de rigueur, c’est le fait les gens de l’armée n’ont pas trouvé de preuves. D’autre part, je pense qu’ils avaient envie de disperser tous les militants du secteur. Ils avaient peur qu’on fasse une conférence de presse, pour dénoncer les conditions de sécurité dans les casernes, à la suite du fameux accident. C’est comme ça que je me suis retrouvé en Allemagne. Inutile de dire que je n’étais pas du tout content. Je suis passé de la ville de Lyon à une caserne, dans le fin fond de l’Allemagne, du côté de Trèves. Pour ne rien arranger, j’ai fais le voyage en plein hiver, au mois de janvier ! Il neigeait, avec des températures de moins vingt, moins trente degrés. C’était bien une mesure de répression contre les dirigeants des comités de soldats. Par la suite j’ai su que, de la coordination, au moins quinze ont été muté vers d’autres casernes.

J’ai dû subir la neige, le froid, une nouvelle caserne. Je dirais que c’était un peu l’intermédiaire entre le RPIMa de Carcassonne et le GMR5 de Lyon. La discipline était plus dure qu’à Lyon mais moins qu’à Carcassonne. Je me suis donc trouvé dans une nouvelle chambrée. À Bitburg, il y avait souvent des manœuvres, en particulier ce qu’on appelait « le camp du froid » : des manœuvres par moins trente degrés ! Rapidement, j’ai remarqué des camarades de la Ligue qui étaient dans la caserne. L’un d’eux travaillait à l’hôpital de Bobigny et un autre dans un centre de tri. On a commencé à nouer des contacts, mais j’étais très prudent. J’étais évidemment assez repéré. La vie dans cette nouvelle caserne était assez déprimante. On était beaucoup plus enfermés et les occasions de sortir le soir étaient assez restreintes. On allait quand même dans une pizzeria, mais c’était très limité. La question des permissions était vitale parce qu’il y en avait très peu ! J’avais sympathisé avec celui qui s’occupait de la musique dans le foyer. On avait des goûts musicaux un peu semblables : pas mal de disques des Stones, des Doors, des Beatles... Le foyer était un lieu convivial. Je me rappelle aussi d’un lieutenant complètement fêlé du nom de Lapertaud. Il aurait pu être dans le RPIMa de Carcassonne parce qu’il avait des idées d’extrême-droite. Un jour il m’a dit : « Monsieur Le Gros, vous êtes un ennemi de la République. On sait très bien qui vous êtes ! » Bien entendu, nos rapports n’étaient pas très amicaux !

Après le séjour à Bitburg, il y a eu des manœuvres dans le sud de la France. Les conditions étaient dures parce qu’il faisait très chaud et sec. L’armée s’est terminée sans autres incidents majeurs. Simplement, avec les cop ains de la Ligue, on faisait des réunions de temps en temps, assez informelles. On avait un noyau de sympathie autour de nous mais on n’a pas réussi à faire de bulletins de comités de soldats. C’est vrai que les conditions n’étaient pas faciles... »

Annexe : le terreau de l’engagement

« … À la maison, il y avait deux journaux principalement : le Monde et Témoignage chrétien. Témoignage chrétien, qui était proche du PSU, était très en pointe sur le soutien à la lutte du peuple palestinien. Mon père avait des engagements de catholique de gauche et moi j’ai baigné dans ces idées là. Il y avait un terreau qui était favorable. Ensuite, c’est à la Fac, notamment avec Serge, que j’ai vu une cohérence politique dans ce que racontait la Ligue communiste. Pour moi, ce n’était pas contradictoire avec ce que j’avais pu lire dans Témoignage chrétien par exemple. Par contre, c’était un engagement radicalement différent par rapport au milieu familial. Il y avait pas mal de fils d’enseignants à la Ligue à l’époque mais aussi quelques ouvriers, déçus par le Parti communiste en mai 68. Si on prend la Ligue au niveau national il y a eu aussi beaucoup de fils de résistants et de déportés qui l’ont rejoint. Des gens qui étaient au Parti communiste, comme Krivine, et ont rompu avec le PC sur une critique radicale du stalinisme, de ce qui se passait dans les pays de l’Est, l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie... »