Europe : vers l’état d’exception ?

, par BOUMEDIENE-THIERY Alima, DI LELLO FINUOLI Giuseppe, KRIVINE Alain

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En quelques minutes de choc insoutenable, Ben Laden aura réussi non pas à terroriser les multinationales ou les partisans de l’ordre libéral mais les populations. Pire encore, il a donné un prétexte aux gouvernements, aux pouvoirs publics comme au patronat pour faire passer un arsenal répressif sans précédent et des suppressions massives d’emplois.

Le Parlement européen, lui aussi, a été mis à contribution dans cette offensive de renforcement de l’ordre moral et policier. En quelques heures, on lui a demandé de voter le gel des avoirs financiers de vingt-sept organisations cataloguées comme "terroristes" par la seule CIA, sans la moindre justification si ce n’est la confiance absolue à accorder à cette institution. Il n’ y a eu que quarante-quatre députés pour refuser ce vote de confiance à une agence qui semble avoir une définition très particulière du « terrorisme ». N’est-ce pas elle qui, sur les demandes de visa pour les Etats-Unis, a fait remplacer la fameuse question « Êtes-vous communiste ? » par « Êtes-vous terroriste ? » ? Sans doute un simple choix de synonyme...

Il fallait faire vite, alors que jamais ce Parlement n’avait daigné se pencher sur la question-clé du secret bancaire ou des paradis fiscaux. Trop vite d’ailleurs, puisque le Conseil, quelques jours plus tard, trouva qu’en fin de compte il était tout de même plus présentable d’utiliser la liste établie par l’ONU plutôt que celle de la CIA.

À peine ce vote bâclé, la commission des libertés était saisie pour discussion et amendements d’un projet de « décision-cadre » de la Commission européenne proposant une définition commune du « terrorisme », de ses différentes manifestations et des peines encourues. Si ce document était adopté par le Parlement lors de sa session plénière du 29 novembre, l’Union européenne entrerait alors dans un état d’exception permanent. En effet, ce jeudi-là, nous risquons toutes et tous de devenir des « terroristes ».

Pièce essentielle du projet, l’alinéa 1er de l’article 3 : « Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les infractions suivantes, définies par son droit national, commises intentionnellement par un individu ou un groupe contre un ou plusieurs pays, leurs institutions ou leur population et visant à les menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays, soient sanctionnées comme des infractions terroristes. » Notre compte est bon. En tant qu’anticapitalistes, nous avons toujours été contre les « structures politiques, économiques et sociales » de nos pays, et nous essayons de leur porter atteinte par l’action collective de « groupe ». Oui, nous sommes coupables d’avoir participé à des grandes mobilisations qui ont ébranlé les pouvoirs établis, par exemple en France en 1995.

Récemment, à Nice et à Gênes, nous avons « menacé » des « structures économiques et sociales » : OMC, FMI, Banque mondiale.

Pire, nous avons participé à « la capture illicite d’installations étatiques ou gouvernementales, de moyens de transport publics, d’infrastructures, de lieux publics... » (article 3, alinéa f) ; avec les sans-papiers de Seine-Saint-Denis, nous occupons l’ancienne gendarmerie de Saint-Denis après avoir aidé les travailleurs de Moulinex à occuper leur usine avant liquidation... Plus grave encore, nous avons bloqué des aéroports pour empêcher l’expulsion de sans-papiers, occupé des centres de rétention et même des maisons vides pour reloger des sans-logis.

Mais notre cas est aggravé par la participation « à la mise en danger de personnes, de biens, d’animaux ou de l’environnement » (article 3, alinéa h).

Nous avons aidé des militants de la Confédération paysanne à faucher des champs d’OGM, effrayant sérieusement les deux chiens de garde qui nous harcelaient. Quelques semaines plus tard, notre dossier allait s’alourdir d’une charge de terrorisme supplémentaire : nous avons aidé des travailleurs de l’EDF, inquiets des privatisations européennes en cours, à stopper le travai — bref, à faire grève, ou, comme le dit l’alinéa I du même article, à participer à « la perturbation ou l’interruption de l’approvisionnement en eau, en électricité ou toute autre ressource fondamentale ».

Mais comme nous sommes d’abord des militants, nous avons bien l’intention de continuer. Du coup, nous ajoutons à notre dossier une nouvelle inculpation (alinéa K du même article, qui définit comme action terroriste « la menace de commettre l’une des infractions énumérées ci-dessus »). Et comme nous sommes plus de deux dans nos différentes associations de terroristes, nous tombons sous le couperet du paragraphe 2, qui précise : « On entend par groupe terroriste une association structurée de plus de deux personnes établie dans le temps et agissant de façon concertée en vue de commettre les infractions terroristes visées... »

Pour tous ces actes, nous risquons, à la carte, de deux à vingt ans de prison, sauf, bien sûr, si nous acceptons de dénoncer nos petits camarades, c’est-à-dire si « on renonce aux activités terroristes et si on fournit aux autorités administratives ou judiciaires des informations les aidant » (article 7, alinéas a et b).

Ben Laden et ses amis n’ont pas de quoi s’inquiéter : ce dispositif ne les concerne pas. Pas plus que les nouvelles dispositions prises aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne qui permettent d’emprisonner sans jugement et sans délai des étrangers potentiellement terroristes. Pas plus que le plan Vigipirate en France et les nouvelles lois sécuritaires qui ont déjà permis d’augmenter de 30 % la population immigrée des centres de rétention. Ben Laden et ses amis n’ont pas l’habitude de se promener sans papiers avec des bombes dans les poches ; ni d’occuper les usines ou les banques : ils les dirigent.

En revanche, les gouvernements de l’Union européenne se donnent ainsi les moyens de pouvoir criminaliser le mouvement social, donnant un contenu encore plus précis à l’Europe de Maastricht. Après Gênes, Berlusconi traitait les manifestants d’ « apprentis terroristes ». Le 29 novembre, à Bruxelles, risque d’être sa victoire. Il est encore temps de se ressaisir.

Alima Boumediene-Thiery (Verts France), Alain Krivine (LCR France), Giuseppe Di Lello Finuoli (PRC Italie) sont députés européens, membres de la commission des libertés et des droits des citoyens, de la justice et des affaires intérieures.

P.-S.

Article publié dans Le Monde, édition du 29 novembre 2001.

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