Entretien avec Stathis Kouvélakis

, par KOUVÉLAKIS Stathis, VIELLARD Marc

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  • Commune : La plupart des commentateurs tendent à résumer la crise actuelle à une crise financière ou économique. Existe-t-il une dimension politique et culturelle au changement de donne que nous observons aujourd’hui ?

Il me semble difficile de séparer l’économique du politique et du culturel (ou du militaire du reste). Le capitalisme est un mode de production qui se charge concrètement d’articuler ces différentes sphères dans une même totalité sociale. Pour prendre l’exemple de la culture, il est évident que la culture aujourd’hui, c’est avant tout une question économique. Les exportations de produits « culturels » (films, multimédia, musique) sont le premier poste dans les exportations étatsuniennes. Est-il vraiment besoin de souligner le rôle essentiel de cette prédominance culturelle dans la constitution de l’hégémonie des États-Unis au niveau politico-économique et idéologique ?
D’un autre côté, les luttes des travailleurs du secteur culturel (dits « intermittents du spectacle » pour une large part d’entre eux), dans un pays comme la France, montre que l’économie de la culture échappe encore, partiellement, aux normes purement capitalistes, et aussi, chose plus importante, qu’il est possible de lier concrètement des revendications sociales assez « classiques », voire particularistes, (sauvegarde des statuts, du régime d’indemnisation, contreparties à la précarité etc.) avec une critique pratique du fonctionnement marchand de la culture.
La crise actuelle, parce qu’elle a commencé dans le secteur le plus emblématique du capitalisme néolibéral, qui incarne le type d’accumulation mais aussi de vision du monde qu’il a voulu imposer, à savoir la finance, est immédiatement une crise politique, qui touche de plein fouet les politiques néolibérales qui prédominent au niveau mondial depuis plus de deux décennies. Même si on ressort l’argument fallacieux de la distinction entre le « bon » capitalisme (l’économie supposée « réelle », « productive ») du « mauvais » (les « spéculateurs financiers échappant à tout contrôle »), il sera difficile cette fois de refaire le coup de la crise des années 1970 et suivantes, à savoir attribuer les causes des difficultés à des facteurs considérés comme exogènes (la hausse du prix du pétrole, la première guerre du Golfe et l’instabilité géopolitique, etc.). C’est bien à une crise systémique que nous avons affaire, dont la finance représente le détonateur, la partie émergée.

  • Commune : Dans ce cas, ne vaudrait-il pas mieux apporter des réponses politiques et culturelles aux déséquilibres actuels ? Et surtout lesquelles ?

Les réponses sont certainement politiques, à condition de préciser que toute politique digne de ce nom — qui se donne pour but de changer les choses et pas simplement de gérer l’existant — trouve son ressort dans la transformation des conditions économiques, qui conditionnent le cadre d’ensemble de la vie sociale, activités culturelles comprises. La démission actuelle de la gauche trouve précisément sa racine dans son renoncement à transformer les rapports économiques, fût-ce de façon réformiste, graduelle, et dans son acceptation des règles du jeu du capitalisme néolibéral.
La tâche immédiate est celle d’une rupture avec ce modèle néolibéral. Pour les forces les plus conséquentes, cette rupture, pour ne pas s’arrêter à mi-chemin et s’embourber, conduit à une rupture d’ensemble avec le capitalisme.
Cette tâche est indissociablement une tâche politique, économique et culturelle. On peut le comprendre plus facilement aujourd’hui par la négative : un simple coup d’œil à l’esthétique affichée par la quasi-totalité de la gauche politique et syndicale (dans ses affiches, son matériel, ses meetings, ses publications ou ce qu’il en reste) montre son acceptation à peu près complète des codes marchands dominants, ceux imposés par la télévision et l’industrie du divertissement de masse. La démission culturelle accompagne celle de la politique. Elle conduit à une amnésie, un refoulement des repères culturels qui furent ceux du mouvement ouvrier conquérant, mais aussi, et pour les mêmes raisons, à une position d’extériorité à peu près entière d’avec les forces actuelles de subversion culturelle.
Celles-ci agissent de façon très fragmentée mais aussi diffuse et multiforme, sur des terrains laissés en friche par les forces traditionnelles de la gauche politique, voire même de la gauche sociale — notamment dans les quartiers populaires, les expressions minoritaires, les interstices de la société du spectacle.
Reprendre pied sur le terrain de l’intervention culturelle n’est concevable que dans le cadre d’une reprise de l’initiative sur le terrain politique, au sens suggéré auparavant. Quant à son orientation, le mot d’ordre lancé en 1936 par Walter Benjamin, contre le spectacle promu à la fois par le fascisme et l’industrie de la culture (mais en se réappropriant leurs outils techniques), me semble toujours pertinent : répondre à l’esthétisation de la politique par la politisation de l’esthétique. Au déplacement dépolitisant des contradictions sur le terrain culturel mené par le système, et qui aboutit à une conception pacificatrice et mystificatrice de l’action culturelle elle-même, il convient de répondre par une culture de rupture, de radicalité critique. Une culture créée non pas en chambre, de façon artificielle ou purement volontariste, mais en fédérant les énergies déjà à l’œuvre, qui sont immenses (mais dispersées), en les travaillant de l’intérieur pour les ouvrir à un espace commun, qui ne peut être que politique, au sens large du terme : une compréhension d’ensemble du réel, des rapports sociaux et de leurs contradictions — donc aussi d’un adversaire commun, qu’il s’agit de contrer pour pouvoir un jour en venir à bout.

  • Commune : Demeure dans ce cas un obstacle : le rapport des forces. Celui qui jadis voulait remettre l’ordre capitaliste en cause pouvait s’appuyer sur la classe ouvrière. Celle-ci disposait d’une culture de classe qui semble aujourd’hui battue en brèche.

Oui, incontestablement, le mouvement ouvrier a subi d’importantes défaites, qui forment la toile de fond de l’offensive néolibérale et du renoncement de la gauche. Le mouvement syndical est affaibli et désorienté, les organisations populaires également, malgré quelques signes de reprise, hors de l’hexagone pour l’essentiel (je pense à l’expérience de Die Linke en Allemagne, et bien sûr à l’Amérique latine). Mais la classe ouvrière existe toujours, et pas seulement en Chine ou en Inde. Certes, profondément transformée : multicolore et même multinationale, féminisée, avec beaucoup de travailleurs et de travailleuses du secteur des services, même si la composante industrielle demeure importante. La tâche est redoutable, mais l’unification de la classe ouvrière n’a jamais été un problème simple, car sa réalité a toujours été fragmentée, en fonction des branches, des territoires, du type d’entreprise, de la nationalité, du sexe.
On se fait souvent des idées erronées sur un prétendu âge d’or du mouvement ouvrier. Avant la Première Guerre mondiale par exemple, et même avant la poussée du Front populaire et de la réunification de 1936, le mouvement syndical était très minoritaire, les grèves souvent écrasées et les succès plutôt rares. La CGT d’avant 1914 est presque exclusivement une organisation de travailleurs masculins, cantonnée à certains métiers traditionnels et coupée de l’essentiel du prolétariat (industriel ou encore semi-artisanal) de l’époque. Il a fallu des batailles très dures pour arriver à la situation plus favorable des décennies 1940 à 1970.
Un travail très important de reconstruction est aujourd’hui à l’ordre du jour. Il n’est pas cependant dénué de points d’appui, dans les éléments les plus combatifs et lucides des forces organisées actuelles, dans l’expérience des résistances et mobilisations récentes (depuis 1995 notamment), malgré leur limites, dans la disponibilité de la jeunesse à prendre le chemin de la mobilisation collective et, enfin, dans les traditions révolutionnaires profondément enracinées dans le peuple français.

  • Commune : Dans ce travail de reconstruction, quelle pourrait être la place de la culture et des intellectuels ?

Il faut commencer par préciser que par « culture », au sens le plus fondamental, il ne faut point entendre des choses « élevées », « de l’esprit », mais les choses les plus bassement matérielles, en dehors desquelles toute activité « spirituelle » est dépourvue de sens, ou plutôt devient obscène. Travailler pour la culture aujourd’hui, œuvrer à une façon de vivre civilisée, c’est défendre les droits sociaux les plus essentiels, à commencer par le droit à l’existence (proclamé par Robespierre), le droit de ne pas se faire humilier au travail ou dans son quartier, la liberté de mouvement, les valeurs du service public, l’égalité fondamentale des humains. Quelle est la « culture » d’un monde et d’un type de société où la vie d’un Américain et d’un Occidental n’a pas la même valeur que celle d’un Irakien, d’un Congolais ou d’un Afghan, où il est devenu admissible d’afficher publiquement des objectifs quantifiés d’expulsion de prétendus « immigrés clandestins » ?
Quant à la place des intellectuels, je suppose que la question se réfère à celles et ceux exerçant des « professions intellectuelles », enseignants, universitaires etc. Ce n’est là qu’une fraction — les intellectuels « traditionnels », les spécialistes de l’idéologie — de ce que Gramsci désignait du nom d’« intellectuel » à l’époque du capitalisme développé, terme qui inclut les techniciens, les scientifiques, ceux qui travaillent dans les médias, mais aussi les militants des organisations de masse. Pour le dire autrement, les intellectuels sont les cadres de la société capitaliste, ceux qui assurent des fonctions de direction, de transmission idéologique, d’organisation des divers secteurs de la vie sociale, y compris, naturellement, les diverses activités culturelles spécialisées.
Les intellectuels ne forment donc pas un bloc homogène, ils sont traversés par toutes sortes de contradictions et sont liés, en dernière analyse, à des forces sociales, des classes, fractions de classes ou blocs sociaux précis. Leur activité est de plus en plus collective, socialisée, en lien avec des institutions et des cadres sociaux déterminés (c’est notamment le cas des acteurs du secteur culturel). C’est pourquoi certain-e-s s’intéressent « à ce qui ne les regarde pas », comme disait Sartre : ils sortent de leur rôle de spécialiste, s’interrogent sur les rapports entre leur activité et le fonctionnement social d’ensemble, remettent en cause (partiellement ou de façon plus radicale) l’idéologie qui correspond à leur position particulière dans la division du travail. Ce travail réflexif, qui n’est en aucune façon l’apanage des seuls intellectuels, me semble aujourd’hui plus indispensable que jamais.
Il trouve, à mon sens, son prolongement logique dans la participation à ce type particulier d’« intellectuel collectif » que sont les partis, les organisations politiques et syndicales, tout particulièrement celles issues des luttes ouvrières et populaires. Cette participation ne va jamais de soi (dans la mesure où la position sociale des intellectuels est ambivalente et perçue comme telle) mais elle peut s’avérer essentielle pour tout ce qui concerne la lutte idéologique, le travail de sape de l’hégémonie des classes dominantes. Je n’ai donc aucun problème à défendre ces choses particulièrement décriées aujourd’hui que sont les partis, les syndicats et leurs formes de discipline collective. Sans eux, je ne vois pas comment on peut peser durablement sur le rapport de forces et remporter la moindre victoire, même partielle. Et ce n’est pas l’expérience récente du mouvement altermondialiste, dont je n’entends nullement négliger l’apport, qui me fera changer d’avis.

P.-S.

Propos recueillis par Marc Viellard.

Source

Commune, n° 52, décembre 2008, p. 13-17.

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