Présentation d’éditions et de collections

Entretien avec Gérard Guégan

, par GUÉGAN Gérard, KINDO Yann

Recommander cette page

Gérard Guégan est écrivain et éditeur. Il dirige la collection « Babel-Révolutions » chez Actes Sud.

  • Quel a été votre parcours dans l’édition, qui vous a amené à diriger cette collection ?

Juste après 68, j’ai fondé les éditions « Champs Libres », qui ont été en gros « à la gauche de Maspéro », en balayant tout le champs de l’ultra-gauche, et qui ont très bien marché, puisqu’elles subsistent encore aujourd’hui sous un autre nom. On a été amené à publier à la fois des textes d’intervention immédiate, comme le journal d’un instituteur qui venait d’être viré de l’enseignement, qui s’appelait Journal d’un éducastreur et qui a été un de nos plus gros succès, comme Le manifeste du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, et en même temps on a aussi tiré la maison d’édition vers le passé, mais un passé qui pouvait nous paraître immédiat et présent. Donc on a commencé, avec les « classiques de la subversion », à publier des auteurs anciens, des figures du mouvement révolutionnaire, et des théoriciens de la période, dont les textes devaient être mis à la portée de tous. Cela a duré quatre ans, et au cours de ces quatre ans, j’ai aussi créé une revue qui s’appelait Les cahiers des futurs, et qui, contrairement à son titre, était une revue d’archives, où l’on republiait des textes devenus indisponibles. A ceci près qu’au lieu de les publier comme l’aurait fait n’importe quelle revue d’histoire sérieuse — mais jamais personne ne le faisait —, nous, notre marque de fabrique, c’était tout l’underground américain, et l’on assortissait donc les textes de comics américains.
Après quoi, on a repris les éditions du Sagittaire, qui avaient été entre autres la maison des surréalistes. Le Sagittaire était comme Champs Libre un lieu ouvert, et on y a publié des livres pour lesquels le lien avec l’histoire était permanent. Le Sagittaire s’est arrêté en 78/79, et ça ne m’intéressait alors plus de faire de l’édition. Je suis passé dans la presse, je suis devenu écrivain, et aussi un peu historien — j’ai écrit sur l’affaire Marty-Tillon.

  • Quelle est l’origine de la collection « Révolutions » ?

Un jour, le patron de Grasset me dit : « J’aimerais que tu refasses quelque chose dans l’édition. ». La discussion était très avancée, mais il y avait pour moi un obstacle très important : le prix excessif des livres, parce qu’ils en auraient tiré peu, et ils les auraient vendus chers. J’ai eu une proposition d’Actes Sud pour une autre collection, et je leur ai vendu celle-là clés en mains, à condition qu’ils la fassent en poches. Et ils ont accepté.
Et la chance a voulu que le premier soit Valtin, et que le Valtin a eu une presse que les poches ont rarement, avec des ventes que l’on ne s’attendait pas à avoir. J’ai tablé, je me trompe peut-être, sur un retour du mouvement révolutionnaire. Mais je trouvais que dans toutes les manifs étudiantes depuis 86, le langage est pauvre ; et si le langage est pauvre, c’est que la culture est pauvre. Il s’agissait donc de réactiver les sources et de les leur donner. Après, libre à eux d’en faire ce qu’ils veulent.

  • Pourquoi ce titre, « Révolutions » ?

Avec un « s », parce qu’il n’y en a pas qu’une, il y a des révolutions, avec des formes assez différentes prises par les mouvements révolutionnaires. Il y a aussi l’idée d’aller voir d’autres révolutions, qui ne sont parfois pas des révolutions abouties. Ecrire « Révolution », cela voulait dire qu’il n’y a qu’un seul modèle, et qu’on n’est partisans que d’un seul modèle. Ce n’est pas le même modèle, entre la Commune, 17, les années 30 et Mai 68, même si il y a des fils rouges ou noirs...

  • La collection met en avant « l’histoire racontée par ses acteurs ». Expliquez-nous ce parti-pris éditorial de publier des « témoignages militants » plutôt que des études...

J’ai en général la dent dure contre les historiens, non en tant que lecteur, mais en tant qu’acteur. Je pense par exemple à Le Goff : je trouve que ces historiens abusent de leur statut pour rendre encore plus obscure une histoire qui l’est déjà suffisamment en elle-même. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le témoignage des acteurs. Il nous semble que si par exemple Lénine avait écrit une histoire des derniers mois de 17, cela devrait être immédiatement publié. De ce point de vue, on envisage de publier le Rosmer, Moscou sous Lénine, parce qu’il a le mérite de montrer ce qu’on ne voit pas dans les autres livres d’historiens. Je n’ai jamais cru que Lénine ait décidé, comme ça de mettre en place la Terreur, en se disant : « Je vais le faire, c’est dans ma nature ». Je crois qu’il y a des conditions et plein d’autres choses, et cela, il faut en être témoin pour le sentir. Peut-être aurons-nous un jour des historiens qui feront sur la révolution ce qu’avait fait ce qu’on appelle la « Nouvelle Histoire », en reprenant vraiment tout à la base.
On avait décidé aussi que tous les livres seraient préfacés par des romanciers. Il y a par exemple une chose qui différencie fondamentalement le fascisme du stalinisme, c’est la présence des artistes. C’est dévoyé évidemment chez Staline, mais les artistes ont adhéré à la révolution. Cela, c’est quelque chose dont les historiens comme Courtois ne tiennent pas compte : ils ne tiennent pas compte de Babel, d’Eisenstein, de Gorki, etc. Il y a des choses qui échappent à l’historien. Il me semble que les romanciers sont plus sensibles à cela, à l’alliance entre la quotidienneté et la grande histoire.

  • Hormis le volume consacré à Mai 68, tous les ouvrages de la collection se distinguent par le fait qu’ils constituent une grande galerie de portraits, dont certains hauts en couleurs, comme celui de Blum au réveil décrit par Daniel Guérin. Avez-vous voulu faire de la collection une version littéraire d’un « mini-Maitron » ?

Pas vraiment. Par exemple, dans le Guérin, Blum n’est qu’une partie de son livre, et il y a aussi une vision du prolétariat parisien.
On retrouve ce type de procédé littéraire — car Guérin est aussi un artiste — dans le livre sur la Commune. C’est ce qui fait son poids : avec ce livre, on sent enfin ce que signifiait la répression à Paris. Effectivement, il y a eu 20 000 morts, mais qu’est-ce que 20 000 morts à l‘échelle de la Shoah ou des massacres au Rwanda ? Là, on voit comment cela se passe, avec les séances au Luxembourg. Et puis, je m’étais toujours posé la question : « Comment vivait-on sous la Commune ? ». Et comment vit-on une répression ? Vuillaume rend bien compte de ça, à la fois de la terreur versaillaise et de cette espèce de nonchalance qui a d’ailleurs été fatale à la Commune.
Sinon, il n’y a pas de propos délibéré : c’est forcé qu’un témoin ne peut que mettre en scène. Avec Poretski, on a à la fois la vie à Moscou, à la base, avec tout ce qu’elle raconte de la vie communautaire, et en même temps, quand on est la femme de Reiss, on ne rencontre pas le secrétaire de section de Ménilmontant, on rencontre des gens plus importants. Avec le Etchebéhère que l’on va publier, sur la guerre d’Espagne, à part une ou deux personnes, on n’a là que la base, puisqu’elle est dans une colonne du POUM.

  • En ce qui concerne les commentaires qui accompagnent les textes, préfaces ou postfaces : comment se fait le choix des auteurs ? Y-a-t-il une volonté délibérée de les confier à des gens ne produisant pas des textes consensuels ou aseptisés (ex. : Jean-Franklin Narodetzki affirmant qu’en 68 Cohn-Bendit ne dirigeait rien et que Krivine détestait le mouvement, ou Bernard Chambaz commentant Guérin et expliquant que le Front Populaire n’était pas une révolution manquée) ? Quelle est votre conception de la place et du rôle de ce type de textes d’accompagnement ?

A tout prendre, je préfère qu’on s’écarte du texte, qu’on ose aller un peu plus loin, ou même contre, en disant que Guérin s’est trompé. Dans le cas de Narodetzki, c’est autre chose. Je souhaitais rassembler les textes les plus radicaux de Mai 68, qui aujourd’hui passent à la trappe. Je sentais venir une sorte de consensus mou, de Weber à Cohn-Bendit, et j’avais envie que ce soit un texte dur. J’avais envie de remettre aussi les slogans, parce que c’est vraiment pour les plus jeunes ; et ce sont effectivement les plus jeunes qui sont en train de faire le succès de la chose.
C’est aussi l’envie de faire écrire des écrivains. Narodetzki n’est pas un écrivain, c’est un philosophe, mais les autres sont des écrivains. Pour le Etchebéhère, c’est un écrivain qui est plutôt spécialisé dans autre chose, et qui a été touché par ce texte. Sa préface est un texte littérairement beau, et qui ne posera aucun problème.

  • Parmi les trois premiers livres parus, il y en a deux qui retracent l’itinéraire d’agents du Komintern : l’autobiographie picaresque de Valtin, et le livre d’Elisabeth Poretski, la femme d’Ignace Reiss, agent assassiné alors qu’il rejoignait la Quatrième Internationale. À l’heure du Livre Noir et des livres à sensation nous présentant toute une série de personnalités comme des agents soviétiques, y-a-t-il une signification particulière à la publication de ces deux livres ?

Quand je lis Valtin et Poretski, qui sont de vrais machines de guerre contre le communisme, je sens aussi à l’intérieur du bouquin les raisons qui ont poussé ces militants kominterniens. Et c’est très exactement ce que Courtois et ses camarades ne pourront jamais comprendre : ces agents ne sont pas des comptables, ni de leurs émotions, ni de leurs élans, ni de leurs croyances, ce sont des gens qui ont décidé de mettre en conformité leurs idées et leurs actes. Je trouve ça très important pour comprendre comment a fonctionné le Komintern. Sinon, on ne comprend pas comment ces jeunes juifs de Galicie, province perdue de Pologne, vont être dans une organisation internationale et tous connaître un destin tragique. Cette histoire a été folle, donc quoi de mieux que de la décrire de l’intérieur ? Pour que l’histoire ne se répète pas, il vaut mieux la connaître.

  • Quelles sont les raisons du choix de publier Front Populaire, Révolution manquée, recueil de souvenirs de Daniel Guérin sur la période 1932-1940 ?

Ce que j’aime dans le Guérin, c’est la façon dont il montre comment, parmi les acteurs de ce mouvement, certains pensent que le moment est venu de le tirer en avant. Et cela, ce n’est pas souvent dit, dans le cadre d’une production de livres sur le Front Populaire largement dominée par la vision stalinienne unanimiste. C’est une période pour laquelle il manquait un témoignage qui nous paraissait ne pas aller dans le sens de l’historiographie officielle.

  • Avec le livre de Vuillaume sur la Commune, on a une sorte de mise en
    abîme de l’objet même de votre collection, puisqu’il s’efforce dans ses « cahiers rouges » de faire le récit des événements en s’appuyant essentiellement sur les témoignages des acteurs eux-mêmes...

Sur la Commune, il y a quoi ? Il y a Louise Michel. Il y a Lissagaray, qui a été republié par Maspéro. C’est un très bon livre aussi, mais où l’acteur apparaît moins. Des trois, je trouve que le Vuillaume est le plus passionnant, parce qu’il ne se réfugie pas, encore une fois, derrière le statut de « l’homme qui écrit l’histoire », même s’il décrit l’histoire. Il fait un travail d’historien lorsqu’il reprend l’histoire des otages de la rue Haxo, car cette tâche de sang sur les événements de la Commune, il ne la supporte pas. Et puis, c’est un livre d’une telle audace, d’une telle vie, on y apprend tellement de choses, on y voit tellement de choses... C’est un homme qui à la fois écrit ses souvenirs, et qui y ajoute les documents parus entre-temps. C’est effectivement une manière d’écrire l’histoire à partir de témoignages qui est des plus passionnantes : se mettre à la fois à l’intérieur de l’histoire et à l’intérieur des documents. C’est un peu ce qu’avait essayé de faire Trotsky avec Ma vie.
La décision de le publier est aussi partie d’une idée simple : les jeunes
d’aujourd’hui, à l’inverse des gens de ma génération, ne savent rien sur la Commune. Alors qu’en 68, tout le monde avait la Commune à la bouche. Plus que 17. La Commune, c’est un moment de la mémoire nationale extrêmement important.

  • Avec Mai 68 à l’usage des moins de 20 ans, vous avez publié un recueil de slogans, de textes et de chansons, des documents d’archives à l’état brut. Quelle est la place particulière que vous accordez à ce volume dans l’immense production consacrée à Mai 68 cette année ?

La meilleure !
Les ventes ne sont pas un critère pour juger un livre — Le Capital est une des méventes les plus célèbres de l’histoire —, mais en l’occurrence c’est quand même un critère, compte tenu de la massification de l’événement cette année. Cela m’a fait penser à la manière dont Rimbaud vivait le premier centenaire de la révolution française : il en était fou de rage ! Quand on ouvrait Europe 1, c’était jour après jour le mot-clé... Quand j’ai vu Castro, Weber, Cohn-Bendit, je me suis dit : « plus que jamais, il faut publier ça ». Il fallait donner à lire des textes qu’on ne lisait plus. Et qui montrent aussi par exemple tout le côté nettement anti-PC de Mai 68. C’était rappeler tout ça, sans plus de prétentions. Et il se trouve que bizarrement, parmi tout ce qui a paru, ça tient la route. J’ai surtout regardé le Le Goff, qui m’a rendu furieux.

  • Quel est l’écho de la collection, pour autant qu’on puisse le savoir ?

Il y a d’abord les échos de presse. Les poches ont assez peu de presse. Là, à peu près tous les livres ont eu une couverture que je trouve aussi importante que s’ils étaient parus en format standard. Donc, on a eu un bon accueil de la presse, alors qu’il s’agit d’une sous-collection à l’intérieur d’une collection de poche.
Au niveau des ventes, c’est plutôt bien pour l’instant, puisqu’ils ont réédité plusieurs titres : trois fois le Valtin et trois fois le Mai 68.
Un bon accueil aussi chez les libraires, que j’ai pu constater en allant plusieurs fois présenter les livres dans des librairies dans différentes villes. Avec des débats qui ont duré tard, avec des gens passionnés. Peu de « quadras », mais des très jeunes et des anciens.

  • Quelles sont les perspectives de la collection ?

On nous propose énormément de manuscrits, mais on ne peut pas tout publier, d’autant que beaucoup ne correspondent pas au profil de la collection. On a des choses sur la Chine, mais on n’a pas le budget pour les faire traduire. Le dépositaire des droits des oeuvres de Victor Serge nous a proposé de tout publier, mais on ne peut pas le faire.
On va élargir les perspectives. Il nous resterait quoi à publier ? Pour que ce soit vraiment sérieux, de première qualité, traduits et accessibles, je dirais entre cinq et dix livres. Mais Actes Sud ne veut pas qu’on arrête, et nous propose de décliner la collection du côté de la théorie. Mais, le problème, c’est qu’il faudrait qu’il y ait des théoriciens aujourd’hui, sur la révolution. Au mieux, ce que l’on peut faire, c’est publier des textes théoriques du passé. Les textes de Rosa Luxembourg sur la Révolution Russe, ça mériterait forcément une réédition. Sur la participation des ministres anars au gouvernement espagnol, ça vaudrait aussi la peine. On peut essayer de trouver des textes de ce type et de les rassembler, mais ce n’est pas simple, parce qu’il faut trouver des gens pour le faire. La directrice d’Actes Sud me pousse à cela.

Déjà parus dans la collection « Révolutions » :
– VALTIN Jan, Sans patrie ni frontières. (1996, 893 pages, postface de Jean-François Vilar).
– GUÉRIN Daniel, Front Populaire, révolution manquée. (1997, 512 pages, postface de Bernard Chambaz).
– PORETSKI Elisabeth, Les nôtres. (1997, 428 pages, préface de Jorge Semprun).
– VUILLAUME Maxime, Mes cahiers rouges au temps de la Commune. (1998, 533 pages, préface de Gérard Guégan).
– NARODETZKI Jean-Franklin (préface), Mai 68 à l’usage des moins de 20 ans. (1998, 200 pages).
– ETCHEBEHERE Mika, Ma guerre d’Espagne à moi. (1998, 388 pages, préface de Claude Meunier).

P.-S.

Propos recueillis par Yann Kindo.

Source

Dissidences, n° 1, décembre 1998, p. 12-17.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)