C’est d’abord en tant que syndicaliste que je voudrais vous inviter à réfléchir à la nouvelle situation après l’élection de Sarkozy, et voir quelles interrogations celle-ci nous renvoie.
La période est propice aux remises en cause. Comment ne pas s’interroger sur ce recul de la gauche antilibérale qui totalise 10,6 % pour les candidats à gauche du PS, 6 % pour ceux se réclamant de la gauche antilibérale. Comment mener une activité syndicale humainement de plus en plus prenante, dans ce rapport de force défavorable, et ne pas se poser la question d’une autre perspective ? Peut-on ne pas considérer les conditions des luttes politiques que nous menons ?
Les tentations vont être fortes, de s’engager dans la voie de la recherche de compromis « pour sauver les meubles ». La déclaration de Thibaut, à la sortie de sa première rencontre avec le Président Sarkozy, le démontre. Comme syndicalistes, nous ne connaissons que trop ces tentations de se couler, pour un moment, dans le moule de la réalité. Rassembler sur un compromis qui pourrait sembler « acceptable » pour les deux parties, par exemple le patronat éclairé d’une branche, et les salariés annoncés trop mollassons de ce secteur, pourrait séduire a priori. Nous l‘avions constaté lors d’une première déclaration intersyndicale en janvier 2003 à propos des retraites, cette tentation peut toujours ressurgir. La suite avait prouvé d’une part la fragilité de telles positions, d’autre part que le renoncement a priori n’était pas justifié. Cette stratégie s’appuie sur l’idée de compromis possibles avec ce patronat. Mais c’est oublier la volonté d’affrontement de ce gouvernement avec le monde du travail et ses acquis.
C’est au contraire la construction du rapport de force, à partir de mobilisations fortes, qui doit être notre fil à plomb dans la période qui s’ouvre. Car j’ai une conviction : il n’y a pas de résignation en France face aux dégâts concrets du libéralisme dans nos vies quotidiennes. Il y a à peine un an, à deux reprises, trois millions de gens ont manifesté dans la rue. De nombreux ‘miniconflits’ rythment la vie des entreprises depuis un an. C’est le point de départ pour une « reconquête des esprits », parmi ces ouvriers qui ont trop voté à droite, contre leur intérêt. Compromis ou rapport de force, c’est le débat central qui doit innerver tous les débats autour des mobilisations à venir
Anti Sarko ? Oui, par rapport au danger qu’il représente pour les libertés, aussi par réaction viscérale contre une droite arrogante. Mais ceci ne doit pas faire oublier qu’il représente l’intérêt du patronat, sans pudeur, avec un projet de régression sociale important. Les mobilisations nationales nous attendent, mais aussi le combat permanent face à un patronat et des directions d’entreprise renforcés.
Alors, trop de politique ?
Mon impression est au contraire que le mouvement syndical a été trop spectateur dans la dernière période. Au sein de la CGT, la prise de distance, sans doute nécessaire, après une relation trop prégnante aux partis politique, notamment au PC, s’est traduite par une frilosité. Nous l’avions testé lors du débat sur le référendum européen, cette prudence pouvait aussi cacher des renoncements voire des trahisons. Elle a pu être aussi, ces derniers mois, une des explications de l’échec de ces candidatures unitaires antilibérales.
Les forums sociaux, où le mouvement syndical s’est (trop timidement) investi, avaient marqué une première étape de construction d’un mouvement social se posant la question du prolongement politique des mobilisations. Dans un deuxième temps, les collectifs unitaires ont représenté cet espace où s’effectuait, de façon large, la prise en main (ou souvent la réappropriation) du politique par de nombreux militants. Ce mouvement a fonctionné sur le mode déjà ancien de la délégation du rôle politique. Mêmes les nombreux membres de ces collectifs investis par ailleurs dans des mouvements sociaux, n’ont pu aider à la prise en charge de ces dimensions hormis par l’intégration dans le programme (d’où la richesse des 125 propositions). Aujourd’hui, c’est à une jonction entre ces expériences qu’il faut réfléchir : à la fois forums sociaux pour regrouper les différents partenaires (associations, syndicats, partis) engagés la lutte contre Sarkozy au nom d’une autre société, assises pour élaborer ensemble une alternative, collectifs diverses maintenant le cadre unitaire antilibéral comme une exigence.
Mais le mouvement syndical ne peut rester spectateur. Le syndicalisme français reste enfermé dans le dilemme de la Charte d’Amiens, entre la remise des clés du politique aux partis politiques, et la tentation anarchosyndicaliste de croire que l’on peut faire tout assumer au syndicat grâce à cette grève générale mythique. Peut-être est-ce cette coupure qu’il nous faut dépasser. Le syndicalisme radical ne peut se contenter d’une gauche radicale à 10 %, si éloignée de l’état d’esprit de ceux que nous côtoyons dans nos lieux de travail. La route peut être longue pour reconstruire une gauche radicale, une gauche porteuse d’un projet de société autre que ce projet libéral omniprésent, une gauche qui sache rassembler à la fois dans les combats et sur ce projet. En tant que syndicaliste, je suis d’une génération qui a commencé à travailler, et à militer, au début des années 1980. Parmi l’enseignement de nos « anciens » des années précédentes, dominait une idée, la perception que l’engagement dans une lutte bénéficiait toujours de l’existence d’une perspective politique de changement.
Il est plus que jamais nécessaire, pour nos luttes quotidiennes, de refonder une perspective politique.
Nous ne partons pas de rien. Le NON à la constitution, puis le mouvement des collectifs antilibéraux, ont rythmé depuis deux ans le débat autour d’une nécessaire unité de ce mouvement antilibéral. Des milliers de militants syndicaux ont ressenti ce besoin, sans toujours s’engager à l’extérieur de l’entreprise. Le besoin de se réapproprier le politique s’était traduit par un mouvement pour des candidatures unitaires. Ce mouvement a échoué, nous n’avons pas fini d’en payer le prix. Aurait-il changé le résultat final du deuxième tour ? Nul ne peut en être sûr, mais il aurait mobilisé une large frange militante (comme avait pu le faire la campagne pour le NON), il aurait aussi donné un sens à cet objectif d’un rassemblement antilibéral.
Est-ce que la situation n’était pas mûre ? A la fois oui et non. Du côté du PCF et des militants qui lui font confiance, beaucoup n’ont pas encore effectué le choix entre la construction du mouvement antilibéral et le lien (donc la fusion politique à terme) avec le Parti Socialiste. Cette clarification demande à se prolonger à travers une vraie orientation alternative défendue à l’intérieur de ce parti. Du côté de la LCR, la « mise au service » du mouvement social de l’outil incomparable que représente cette organisation, reste timorée, comme si une trop grande confrontation allait en amoindrir le discours. Ce mouvement des collectifs antilibéraux doit sans doute se repenser. Le repli localiste, à l’occasion des élections municipales, s’il sera l’occasion de renforcer cet espace antilibéral, ne répondra pas à la question de la construction d’une alternative politique.
Militant de la LCR, je ne peux qu’être sensible à l’appel à « rassembler les forces anticapitalistes en indépendance complète vis à vis de la direction du PS », tel que l’a formulé Olivier Besancenot le soir du second tour. Pour moi, cet appel s’adresse notamment à tous ceux avec qui nous nous sommes battus depuis des mois pour une candidature unitaire. Le projet antilibéral est fondamentalement un projet révolutionnaire (Face à l’arrogance de la droite et du patronat, qui peut croire qu’on puisse bâtir une société antilibérale sans rupture ?). Ce projet collectif passe sans doute par une petite « révolution culturelle » dans mon organisation, mettant en avant une certaine « humilité » pour construire un mouvement avec des militants d’origines diverses, syndicalistes, associatifs, féministes, écologistes, déjà engagés depuis longtemps dans des combats multiples, ayant une grande connaissance de certains aspects du libéralisme. Nous ne pourrons reconstruire un parti sur la base d’un rapport paternaliste vis à vis du mouvement ouvrier comme a pu le concevoir le PCF en son temps. Cela passe aussi par l’élaboration avec d’autres courants politiques, pas tous encore identifiés, pour dépasser le cadre d’une simple résistance. Le projet d’une nouvelle société doit s’élaborer tous ensemble. Il en va de sa viabilité politique et de la construction du rapport de force nécessaire. Ceci dit dans cette période, la LCR reste un outil essentiel, que j’invite à rejoindre pour participer à cette aventure collective plus large que nous pouvons bâtir ensemble.
Quelles tâches entreprendre ?
La question qui nous est posée, comme syndicaliste, est celle de notre engagement dans cette refondation nécessaire de la gauche. Nous devons, en tant que militants syndicaux, jouer notre partie, prolonger cette construction d’une gauche antilibérale en lui donnant une cohérence complémentaire dans nos interventions quotidiennes.
- Pour un syndicalisme de lutte, basé sur le rapport de force. La période s’annonce lourde de renoncements. Nous devons maintenir l’idée que rien n’est joué dans aucune bataille, que derrière chaque mauvais projet qu’on nous présente, existe un autre pire encore, et qu’il faut donc résister dès le premier jour.
- Construire les solidarités nécessaires : la division du travail est au centre de la mise en concurrence des salariés entre eux par le patronat. Dans l’atelier, dans l’entreprise, autour de l’entreprise vis à vis des sous-traitants, mais aussi avec les chômeurs, les précaires, de nouvelles solidarités doivent être au coeur de notre projet. Il faudra aussi porter un regard particulier vers la jeunesse, dont les mobilisations récentes sont le signe d’une nouvelle génération qui arrive, prête à lutter. La jeunesse ouvrière ne restera pas en dehors de ces mouvements profonds de refus de l’ordre établi.
- Reconstruire un projet de société : Ma conviction est que l’élaboration d’un projet de société est un élément essentiel pour un syndicalisme de lutte. Ce projet ne peut s’envisager que dans une perspective intersyndicale, avec ceux qui partagent ce projet. L’émiettement du syndicalisme fait le lit du patronat. Les mêmes débats d’orientation sont transversaux à chaque confédération.
- Bâtir un réseau intersyndical autour de ce projet à redéfinir. Pourquoi pas une revue intersyndicale couvrant ces débats, ces solidarités, ces nouvelles pratiques, prolongeant ce positionnement antilibéral au sein du mouvement syndical ? Ne pourrait-elle être un vecteur d’ouverture du syndicalisme vers les mouvements sociaux qui prolongent notre lutte, comme avait pu le représenter la Marche contre le Chômage en 1994 ?
N’est-ce pas justement un outil de ce type qui nous a manqué dans la dernière période, et qui permettrait au mouvement syndical d’être présent dans cette refondation de la gauche nécessaire pour notre combat commun ? Un tel outil n’est-il pas essentiel pour la construction du syndicalisme de lutte, et non de renoncement, dont nous avons besoin ?