Pourquoi les enseignants continuent-ils à se mobiliser pour une école que l’on dit en crise ou défendent-ils autre chose ?
Samuel Johsua. Quand il y a un mouvement d’une telle ampleur, cela dit beaucoup de choses sur la situation des enseignants, une situation difficile à vivre pour les élèves, leurs parents et pour eux-mêmes. Depuis une dizaine d’années, l’accentuation des difficultés sociales à l’extérieur de l’école et les politiques libérales contre l’école provoquent une dégradation continue. En même temps, l’accentuation de la politique libérale, menée par Raffarin, les questions budgétaires, la certitude que l’éducation n’est plus une priorité, même formelle, pour le gouvernement, la précarisation des secteurs les plus fragiles (aides-éducateurs dans le primaire et pions dans le secondaire) et la décentralisation, le tout combiné aux questions de retraites (commune à tous les salariés), signent le début d’un démantèlement généralisé de l’éducation.
Mais il existe des difficultés réelles dans le système scolaire...
Samuel Johsua. Les politiques libérales s’appuient toujours sur ces difficultés. D’abord, l’école ne joue plus son rôle d’ascenseur social. Un diplôme ne suffit plus à grimper l’échelle sociale mais il permet de ne pas descendre trop bas. Cela dit, l’école n’y est pour rien : le chômage et la précarité provoquent une véritable course à l’emploi ! Ensuite, il y a les inégalités dans la société et à l’école. Et l’école ne parvient pas à tempérer ces inégalités entre les enfants. Ces difficultés sont liées aux origines sociales et évidentes dès la maternelle. L’université s’est démocratisée dans le sens de la réduction des inégalités à son accès, mais ces inégalités ont été poussées plus haut. Ces couches nouvelles ont été orientées dans les secteurs les moins valorisés du point de vue des carrières futures. Mais on peut aussi regarder la démocratie dans la façon dont la population en général accroît ses chances de culture. L’école ne peut pas le faire toute seule, mais elle a réussi à faire progresser massivement l’accès à la culture de couches plus vastes. C’est la cible prioritaire des offensives libérales. Ils pensent qu’il y a trop d’école, pour trop de monde, et trop longtemps, que ça coûte trop cher et que c’est inutile.
Pourquoi pensez-vous que la prise de conscience a tant tardé en France ?
Samuel Joshua. Les politiques libérales avancent toujours masquées. La population française y est très hostile en général et pas seulement pour l’école. Hors de nos frontières, on fait cela à drapeau déployé parce que le rapport de forces permet de dire que le libéralisme, c’est bien. En France, on présente cela comme une question technique et non politique (voir Fillon et les retraites). Si bien que les enseignants ont mis du temps à comprendre que leurs difficultés étaient, en grande partie, la conséquence de réponses libérales. Ensuite, il y a cette évolution d’une partie de la gauche qui s’est convertie à cette façon de penser et qui accepte la société telle qu’elle est. Ce qui est fantastique dans le mouvement actuel, c’est cette prise de conscience : 50 à 60 % des enseignants voient la logique libérale des attaques. Ce n’était pas le cas, il y a un ou deux ans.
Mais les problèmes à résoudre dépassent la question du libéralisme. Notre société s’est donné un défi sans précédent dans l’histoire, il y a une vingtaine d’années, celui de donner une culture de haut niveau à tout le monde, en gros jusqu’à 16 ans. Ce n’est pas si facile, d’autant que cela a coïncidé avec le début de l’offensive libérale. Aujourd’hui, il faut privilégier les aspects collectifs des apprentissages, le contraire de l’individualisme concurrentiel farouche. Le consumérisme scolaire, « j’investis dans l’étude parce que ça me sert « , ce n’est pas absurde, mais ça ne peut pas se limiter à cela, car l’école cesse alors de fonctionner.
La situation n’est pas aussi mauvaise que la décrit Luc Ferry. C’est un classique de la pensée conservatrice réactionnaire. L’école, les valeurs, l’autorité, tout s’effondre. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il y a une fraction d’un quart à un tiers de la population scolaire qui va mal du point de vue des performances scolaires. Il est difficile de faire la part de ce qui revient à la non-résolution d’une nouvelle pédagogie et à l’environnement social. Il faut absolument prendre les deux problèmes en même temps. La question qu’il faut se poser est : qu’est-ce qu’on met dans la culture commune de l’école ?
Les enseignants ont évolué dans les questions qu’ils se posent ?
Samuel Johsua. Il faut que les questions mûrissent. C’est mon espoir. Soit on veut une école qui dégage des élites, soit une école pour le peuple, pour la grande majorité, avec un regard sur les catégories les plus en difficulté. On ne peut pas se dire à gauche et ne pas viser une école pour la moyenne de la population. Ce n’était pas clair dans le corps enseignant. La tentation était de mettre de côté ceux qui posent problème, avec des écoles séparées, une pauvre école pour les pauvres. C’était une position presque majoritaire, même si on ne le disait pas ouvertement. Aujourd’hui, plus un prof ne défend une telle position, car la défense du service public passe par une école au service du public. Il y a chez les enseignants une cohérence d’investissement social infiniment plus importante qu’il y a trois mois.
- Samuel Joshua, L’École entre crise et refondation, Éd. La Dispute, 17 euros.