« Travail de droite, loisirs de gauche ? », titrait, à la une, un article du Monde (26 octobre). Il est vrai que la droite s’est engagée dans une bataille de réhabilitation du travail. L’objectif immédiat est d’instruire le procès des 35 heures. Au-delà, ce discours a une fonction d’ordre. « Travail, famille, patrie » : la droite française a souvent eu la nostalgie de ce slogan vichyssois. Le Pen y fait parfois écho, mais la thématique de la droite gouvernementale est plus « moderne ». Il ne s’agit pas tant de réhabiliter le « labeur » du paysan ou « l’amour du métier » de l’artisan que d’accompagner le mouvement de déconstruction du rapport salarial porté par les politiques néolibérales en dessinant une nouvelle figure du travail.
L’objectif est d’individualiser le rapport salarial qui, au prix de nombreuses luttes, a intégré des dimensions sociales et collectives. Sociales : l’ensemble des droits sociaux liés au statut de salarié. Collectives : structuré par des dispositifs réglementaires et/ou issus de négociations collectives, le contrat de travail était loin de se réduire au tête-à-tête individuel entre le salarié et son patron. Individualiser le rapport salarial, c’est non seulement remettre en cause ces droits sociaux comme droits collectifs (l’assurance remplace la Sécurité sociale) mais aussi individualiser le rapport au travail à travers, par exemple, l’individualisation des salaires. Il s’agit de gommer le travail comme rapport social pour en faire une simple activité individuelle. Et comme, dans nos sociétés démocratiques, tous les individus sont considérés comme égaux entre eux, leur position par rapport au travail (y compris le chômage) n’est, somme toute, qu’une affaire de compétence et de motivation.
Une des difficultés auxquelles se heurte ce discours, c’est, naturellement, la poursuite d’un chômage massif et des plans sociaux. Cette valorisation du travail « oublie » un droit social — c’est-à-dire un droit garanti par la société — fondamental pourtant inscrit dans la Constitution de la Ve République : le droit au travail. Cela est somme toute logique puisque le travail est considéré comme relevant d’une simple activité individuelle. Le droit au travail est une exigence aussi vieille que le mouvement ouvrier. Reste que la gauche — tout au moins l’ex-gauche plurielle — a quelque mal à le reprendre en charge vu le bilan du gouvernement Jospin.
La gauche se trouve d’autant plus en déséquilibre que le seul discours cohérent tenu dans la période passée, au milieu des années 1990, était celui sur « la fin du travail ». Rapidement dit : c’est « la révolution informationnelle » et non les mouvements d’accumulation du capital qui explique le chômage ; en conséquence, la RTT doit se comprendre comme un simple partage du travail existant, devenu denrée rare ; de plus, ce partage ne donnera pas du travail à tous, d’où l’importance du développement des « petits boulots » (pardon, des emplois dans « le secteur non marchand » et/ou dans « l’économie sociale »). Avec une telle problématique, la bataille pour le droit au travail et une politique de plein-emploi n’a pas de sens. Certes, l’entièreté de l’ex-gauche plurielle n’a pas repris le discours sur la fin du travail. Toutefois, elle n’a pas bloqué les plans sociaux, les emplois créés par sa politique ont relevé surtout des « petits boulots « et les lois Aubry étaient plus proches d’une problématique de « partage du travail » que d’une véritable RTT génératrice d’emploi.
Face au discours de la droite, il ne s’agit pas de surenchérir sur le travail comme valeur fondamentale à la façon dont certains, à gauche, commencent à le faire, mais de lui opposer, tout simplement, le droit au travail. On ne peut évidemment se contenter d’un slogan. Défendre le droit au travail, c’est montrer qu’une politique alternative est possible, qui se fixe comme objectif le plein-emploi. Toutefois, la notion est très importante car elle renvoie à une certaine approche des droits des individus comme droits sociaux, droits que la société garantit aux individus qui la composent.
Le capital met au centre de la socialisation des individus le travail, sans hésiter, pour les besoins de son accumulation, à déstructurer leurs rapports au travail et/ou à les jeter au chômage. Il n’est donc pas étonnant que l’absence de travail soit un facteur profondément désocialisant et que, par ailleurs, le travail soit un cadre dans lequel s’inscrit toute une série d’aspirations individuelles et communautaires (de « vivre ensemble »). D’autant que, par-delà les politiques d’individualisation du rapport salarial, le procès de travail a pris un caractère de plus en plus collectif. On ne peut toutefois présenter le travail comme l’activité par excellence qui permet aux individus de se réaliser et à travers laquelle doit se construire l’essentiel du lien social. Cela a été pourtant dans le passé la culture dominante dans le mouvement ouvrier.
On dira qu’il ne faut pas confondre le travail actuel et le/un travail libéré de la soumission au capital. Certes. C’est pourquoi il est nécessaire de le transformer radicalement. Reste qu’il ne deviendra jamais une activité vraiment libre, un jeu comme croyait Fourier. Marx le soulignait déjà dans les Grundrisse, en mettant au centre d’une perspective d’émancipation la réduction massive du temps de travail. Il ajoutait que, contrairement à ce qui se passe dans le « système bourgeois », il ne sera plus possible d’opposer temps libre et temps de travail. « Le temps libre, qui est à la fois loisir et activité supérieure, aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de production immédiat. » L’émancipation doit se penser à travers une dialectique du temps libre et du temps de travail et non une opposition entre loisirs et travail. Pour donner une formule : il est nécessaire d’émanciper le travail et de s’émanciper du travail. Et pour ce faire, de s’émanciper de la domination du capital. Mais cela ouvre sur d’autres discussions.