« Devant la Loi » : le judaïsme subversif de Franz Kafka

, par LÖWY Michael

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On ne peut comprendre ce célèbre et énigmatique passage du roman Le procès sans le situer dans un contexte plus ample : la spiritualité de Kafka, ses convictions éthico-sociales et, en particulier, l’anti-autoritarisme — d’inspiration libertaire — qui nourrit ce qu’on pourrait appeler sa « religion de la liberté ». La parabole « Devant la Loi » pourrait alors être interprétée comme une critique des pouvoirs qui prétendent représenter la divinité et imposer en son nom des dogmes, des doctrines, des interdictions.

On ne peut comprendre ce célèbre et énigmatique passage du roman Le procès sans le situer dans un contexte plus ample : la spiritualité de Kafka, ses convictions éthico-sociales et, en particulier, l’anti-autoritarisme — d’inspiration libertaire — qui nourrit ce qu’on pourrait appeler sa « religion de la liberté ». La parabole « Devant la Loi » pourrait alors être interprétée comme une critique des pouvoirs qui prétendent représenter la divinité et imposer en son nom des dogmes, des doctrines, des interdictions.

La parabole « Vor dem Gesetz » (Devant la Loi) est un des textes les plus célèbres de Kafka et l’un des rares qu’il ait publiés de son vivant. Ce passage du roman inachevé Le procès était aussi un de ses écrits préférés, qu’il aimait lire à ses amis et sa fiancée Felice [1]. Dans son Journal, il le désigne comme une « légende » et, dans le roman, simplement comme une « histoire ». Mais le terme parabole (Gleichniss), qu’il utilise souvent pour parler de ce genre de textes brefs et à forte charge paradoxale, disséminés comme autant de gemmes étincelantes dans ses cahiers de notes et son Journal, est peut-être le plus approprié.

Cet écrit polysémique et énigmatique, d’inspiration explicitement religieuse, semble concentrer, en quelques paragraphes, la quintessence de la spiritualité kafkaïenne : il jette une lumière puissante non seulement sur Le procès lui-même, mais sur l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain pragois. Il s’agit d’un texte paradoxal, à la fois tendre et cruel, simple et terriblement complexe, transparent et opaque, lumineux et obscur. Il représente l’art de Kafka dans toute sa puissance, et il n’est pas surprenant qu’il n’ait cessé de hanter plusieurs générations de lecteurs et de critiques depuis presque un siècle.

On connaît la teneur de la parabole, racontée par un prêtre lors de la visite de Joseph K. à la cathédrale : un homme de la campagne demande à avoir accès à la Loi ; mais le gardien des portes de la Loi lui explique qu’il ne peut pas l’autoriser à entrer. Il n’est, lui, que le premier des gardiens, les autres, qui se trouvent à l’intérieur, étant bien plus puissants. L’homme espère en vain l’autorisation. Assis sur un escabeau, il attend de longues années. Au moment où il va mourir, le gardien lui confie à l’oreille : « Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars et je ferme » [2].

Par sa nature de document « canonique », presque biblique, la légende suscite les interprétations, les tentatives de déchiffrement, les explications et contre-explications, les délires d’interprétation, les disputationes et les controverses. Kafka lui-même se livre de bon cœur à cet exercice, en faisant suivre la parabole d’un long débat théologique et herméneutique entre Joseph K. et le prêtre sur la signification du récit — débat qui n’arrive à aucune conclusion et laisse en suspens toutes les questions. Tandis que Joseph K. ne peut s’empêcher de croire que l’homme a été trompé par le gardien, le prêtre lui répond par l’argument classique des clercs : « Douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi ». L’autorité du gardien est bien supérieure à la vérité : « On n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire ». Ce raisonnement apologétique est spontanément rejeté par Joseph K. qui le définit, dans une formule extraordinairement puissante, comme le signe d’une déchéance universelle : « Triste opinion... elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde » (die Lüge wird zur Weltordnung gemacht) [3].

Que signifie donc cette parabole ? Certaines lectures savantes me semblent relever du malentendu : elles passent tout simplement à côté de l’essentiel. C’est le cas notamment de Max Brod, l’ami et biographe de l’écrivain, qui compare la parabole, dans la lettre et l’esprit, au Livre de Job : « La volonté de Dieu revêt à nos yeux un aspect illogique ou plutôt grotesquement opposé à notre logique humaine ... dans le livre de Job, Dieu se livre de la même façon à des actes qui apparaissent à l’homme absurdes et injustes. Mais ce n’est que leur apparence pour des regards humains et l’ultime conclusion, chez Job comme chez Kafka, c’est que les étalons dont l’homme se sert ne sont pas les mêmes que ceux avec lesquels on mesure dans le monde de l’Absolu » [4]. L’ennui avec cette interprétation passablement naïve — qui s’applique, selon Brod, non seulement à la parabole, mais aux deux grands romans, Le procès et Le château — c’est que rien n’indique, dans les écrits de Kafka, cette « ultime conclusion ». Le même scepticisme est applicable à la lecture de Hartmut Binder qui, après deux cents pages d’exégèse, arrive à la conclusion que la parabole est un texte autobiographique qui met en forme « l’absurdité en tant que telle » dans certains rapports humains, comme ceux de Kafka avec son père ou avec sa fiancée Felice [5]. Enfin, Giuliano Baioni, dont le livre est souvent plein d’aperçus intéressants, prend une fausse route en écrivant que la fonction de la parabole dans le roman est « éminemment esthétique » : elle représente « la perfection des attributs formels » ou encore « la nécessité de la forme face à l’arbitraire du chaos » [6]. Ce qui disparaît dans ce genre d’interprétation, c’est la dimension critique, politico-religieuse et profondément subversive du texte. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un quelconque « message » ou d’une doctrine à transmettre, mais d’un état d’esprit de l’auteur.

On ne peut comprendre cet écrit sans le situer dans un contexte plus ample : la spiritualité de Kafka, ses convictions éthico-sociales et, en particulier, l’anti-autoritarisme — d’inspiration libertaire — qui lui a fait fréquenter, pendant les années 1909-1912, les milieux anarchistes pragois [7]. Cette Stimmung libertaire traverse, comme un fil rouge, l’ensemble de son œuvre, depuis la « Lettre au père » jusqu’au Château. Si, dans le premier texte, il s’agit encore de l’autorité personnelle d’un tyran : « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique qu’ont les tyrans », (la lettre ne fut jamais envoyée) [8] ; par la suite, dans les deux grands romans inachevés et dans la nouvelle de 1914, La colonie pénitentiaire, il s’agit plutôt d’une autorité bureaucratique, anonyme, hiérarchique, opaque et lointaine, qui prend la forme d’un appareil, d’un mécanisme impersonnel [9].

Comment cet anti-autoritarisme — une attitude existentielle, Sitz im Leben, plus qu’un choix politique — pourrait-il ne pas se traduire aussi sur le terrain religieux ? Il prend alors la forme d’un refus face à tout pouvoir qui prétend représenter la divinité et imposer en son nom des dogmes, des doctrines, des interdictions. Ce n’est pas tant l’autorité de Dieu qui est remise en question que celle des institutions religieuses, des clercs et autres gardiens de la Loi. La religion de Kafka, dans la mesure où l’on peut utiliser cette expression, serait une sorte de religion de la liberté, au sens le plus fort et le plus absolu du terme, d’inspiration juive hétérodoxe.

Il ne faut pas chercher les sources de cette sensibilité religieuse dans de lointaines et mystérieuses doctrines ésotériques — comme la gnose, souvent mentionnée par des chercheurs, sans que personne ait pu montrer qu’elle fut connue de Kafka — mais plutôt dans les écrits de certains de ses plus proches amis juifs pragois : Hugo Bergmann et Felix Weltsch.

Ami d’enfance et collègue de lycée de Kafka, H. Bergmann publie, en 1913, dans le recueil pragois Vom Judentum (connu de Kafka, puisqu’il figure dans sa bibliothèque), un essai intitulé « La sanctification du nom » (Kiddush Hashem). Selon H. Bergmann, ce qui distingue, dans le judaïsme, l’être humain du monde des objets, c’est précisément la liberté, la libre décision, la capacité de se libérer du réseau des conditionnements, de répondre non aux contraintes. Pour la conception juive, l’être humain est à la fois créature et créateur. Il est seulement créature quand il doit être, comme une chose, mû par une force extérieure ; créateur, quand, en se libérant de la chaîne des nécessités étrangères, il s’élève librement à l’action éthique. « Comme être moral, l’être humain est son propre créateur (Selbstschöpfer), comme nous l’apprend explicitement le Talmud (Sanhedrin 99b). Et voici — dans le langage du Zohar (I, 9b, 10a) — la tâche de l’être humain : ne plus être une citerne, simple récipient d’une eau étrangère, mais devenir une source, qui fait jaillir sa propre eau » [10].

Quant à F. Weltsch, un des plus proches amis de Kafka depuis 1912, on trouve dans son livre Gnade und Freiheit (Grâce et liberté), de 1920, une célébration du judaïsme comme « religion de la liberté », qui croit à la possibilité métaphysique, « magique » même, de l’intervention de la libre volonté dans le monde. Selon F. Weltsch, on trouve aussi dans la tradition hébraïque une « religion de la grâce », mais c’est la « religion de la liberté » qui prédomine dans la cabale et le hassidisme, avec des prolongements aussi dans la pensée allemande (Schelling, Fichte) et dans le judaïsme contemporain (Buber). Tandis que la foi en la grâce conduit au quiétisme, la foi en la liberté mène à l’activisme et à une éthique de l’action libre, qui la valorise en tant que telle, indépendamment de son échec ou de son succès. Dans une lettre à F. Weltsch, Kafka avait manifesté le plus grand intérêt pour ce livre et, en particulier, pour son dernier chapitre intitulé « Schöpferische Freiheit als religiöses Prinzip » (La liberté créatrice comme principe religieux) [11].

Il va de soi que Kafka n’était pas nécessairement d’accord avec toutes les idées de ses amis et que l’on ne saurait expliquer sa propre spiritualité par une quelconque « influence ». En outre, sa forme d’expression, la littérature, est nécessairement irréductible à toute philosophie, théologie ou autre type de discours théorique. Il n’empêche qu’il existe, entre les travaux de H. Bergmann et F. Weltsch, d’une part, et certains textes à portée religieuse de Kafka, d’autre part, un certaine affinité, un certain « air de famille ».

Le cas de Max Brod est différent, parce qu’il est beaucoup plus hésitant et éclectique que ses deux amis. D’abord partisan d’un strict déterminisme de type schopenhauérien, il se rallie, sous l’influence conjuguée de H. Bergmann et de F. Weltsch, à la religion de la liberté, dont l’expression littéraire la plus réussie est son roman Tycho Brahes Weg zu Gott (1915) — ouvrage d’inspiration autobiographique qui célèbre la libre capacité de décision de l’être humain. Le livre fut dédicacé par son auteur à Kafka. Toutefois, quelques années plus tard, suite à une crise personnelle, Max Brod s’éloigne de cette conception activiste de la religion, fondée sur l’idée que Dieu lui-même dépend de l’action humaine, pour se faire, dans Heidentum, Christentum, Judentum (1920), l’apôtre d’une théologie de la grâce divine (Gnade) et de l’impuissance humaine. Autant Kafka admirait le premier ouvrage de son ami, autant il avait beaucoup de réserves envers le deuxième. Dans une lettre à Max Brod, du 7 août 1920, il critique sa présentation, qui lui semble injuste, du paganisme : l’univers religieux des grecs « était moins profond que la Loi juive, mais peut-être plus démocratique (il n’y avait guère de chefs ni de fondateurs de religions), plus libre peut-être (il retenait, mais je ne sais pas par quoi)... » [12]. Ce qui me semble important dans ce passage, c’est moins l’éloge — quelque peu provocateur — du paganisme grec, que l’image idéalisée d’une religion libre et « démocratique », sans chefs ni autorités.

Cette « religion de la liberté » kafkaïenne et sa critique de l’autorité religieuse trouvent leur expression la plus pure dans la troublante parabole « Devant la Loi ». Parmi les multiples écoles d’interprétation que ce texte mystérieux et fascinant a suscitées au cours du siècle, la plus pertinente me semble être celle qui voit dans le gardien des Lois le représentant non de l’inscrutable justice divine — face à laquelle l’homme de la campagne, comme Job, se trouverait désarmé — mais plutôt de cette Weltordnung fondée sur le mensonge dont parle Joseph K. Le premier représentant de cette lecture n’est autre que l’ami de toujours, F. Weltsch, qui, fidèle à sa philosophie de la liberté, souligne, dans un article publié en 1927 : l’homme de la campagne a échoué parce qu’il n’a pas voulu prendre le chemin vers la Loi en traversant cette porte sans autorisation [13].

En d’autres termes, l’homme de la campagne s’est laissé intimider : ce n’est pas la force qui l’empêche d’entrer, mais la peur, le manque de confiance en soi, la fausse obéissance à l’autorité, la passivité soumise [14]. S’il est perdu, c’est « parce qu’il n’ose pas placer sa loi personnelle au-dessus des tabous collectifs dont le gardien personnifie la tyrannie » [15]. À certains égards, le gardien des portes est une surpuissante image paternelle, qui empêche au fils l’entrée dans sa propre vie indépendante. La raison profonde pour laquelle l’homme n’a pas franchi la barrière vers la Loi et vers la vie, c’est la peur, l’hésitation, le manque de hardiesse. L’Angst de celui qui implore le droit d’entrer, c’est précisément ce qui donne au gardien la force de lui barrer la route [16].

Quant à l’autorité religieuse, le prêtre — en fait l’aumônier des prisons — qui, par son argumentation théologique spécieuse, essaye de justifier la position du gardien comme « non vraie mais nécessaire », elle représente, selon Hannah Arendt, « la théologie secrète et la croyance intime des bureaucrates comme croyance dans la nécessité pour soi, les bureaucrates étant en dernière analyse des fonctionnaires de la nécessité ». La « nécessité » dont se réclame le prêtre n’est donc pas celle de la Loi, mais celle des lois du monde corrompu et déchu qui empêchent l’accès à la vérité [17]. Cette interprétation est, me semble-t-il, la seule qui soit cohérente avec la sensibilité anti-autoritaire qui illumine, pour ainsi dire de l’intérieur, toute l’œuvre de Kafka.

Par son style et son esprit, on a souvent comparé « Devant la Loi » à des textes talmudiques, des midrashim, des haggadoth, ou encore des contes hassidiques. Plusieurs interprètes ont insisté sur la ressemblance avec une des légendes hassidiques de Nachman de Bratzlev, rapportée par Martin Buber dans Die Geschichten des Rabbi Nachman (1906) et intitulée « Le rabbi et son fils unique ». Il s’agit de l’histoire d’un rabbin, dont le fils, un jeune remarquablement doué, désire ardemment rendre visite à un Zaddik qui habite à quelques jours de voyage de leur village. Le père, ennemi juré du hassidisme, s’oppose à ce voyage et tente, par toutes sortes d’arguments et d’obstacles, d’empêcher son fils de l’accomplir. Finalement, désespéré de ne pouvoir réaliser son désir, le fils meurt et c’est le père qui, plein de remords et de tristesse, fait le voyage vers le grand Zaddik [18]. Certes, on peut supposer que Kafka, comme la plupart des intellectuels juifs de culture allemande de sa génération, a lu ce livre, mais il me paraît impossible de trouver la moindre ressemblance substantielle entre cette légende et la parabole « Devant la Loi », sauf des aspects formels d’une très grande généralité : des obstacles qui empêchent un individu d’atteindre son but, jusqu’à sa mort [19].

On ne peut qu’être frappé, en revanche, par la ressemblance étonnante — récemment mise en évidence par un chercheur allemand — entre la légende kafkaïenne et une narration du Midrash, Pesikta Rabbati, sur la montée de Moïse au ciel, lors de son séjour au mont Sinaï. Arrivé aux portes du ciel, Moïse voit son chemin barré par un ange gardien, Kemuel, qui lui interdit l’accès à la demeure du Très Haut. Sans hésitation, le prophète l’assomme et continue son chemin dans le ciel. Il est bientôt confronté à un deuxième puis à un troisième ange gardien, tous deux bien plus puissants que le premier : le deuxième est six cents fois plus grand que le premier, mais il n’ose pas s’approcher du troisième, parce que son feu le brûlerait. Cela rappelle presque littéralement l’affirmation du gardien dans le texte de Kafka : « Le troisième gardien est si puissant que même moi, je ne peux pas supporter sa vue ». Dans le Midrash, Moïse est finalement admis auprès du Tout Puissant, qui l’aide à dépasser les dangereux anges gardiens [20].

Ce qui est intéressant, si l’on compare les deux récits, c’est à la fois la similitude — même s’il n’existe aucune preuve que Kafka connaissait ce Midrash — mais aussi la différence : contrairement à l’homme de la campagne, le prophète hébreu ne s’est pas laissé décourager par le gardien du seuil et, grâce à une action hardie, s’est ouvert le chemin vers la Loi.

Kafka n’a jamais caché son admiration pour les personnages qui ont le courage de suivre leur propre chemin, en passant outre les interdictions conventionnelles. Dans une lettre à E. Minze, de novembre 1920, se trouve un passage qui semble un commentaire à la légende de 1915 : l’écrivain recommande à son amie la lecture des Mémoires d’une socialiste de Lily Braun, une femme admirable qui « a eu beaucoup à souffrir de la morale de sa classe (une telle morale est de toute façon mensongère, au-delà toutefois commence l’obscurité de la conscience), mais elle a fait son chemin en luttant comme un ange guerrier » [21]. Tandis que l’homme de la campagne s’était plié à l’ordre mensonger du monde, intimidé par la menace des terribles anges gardiens de la Loi, la femme socialiste a refusé la morale mensongère de sa classe (la bourgeoisie) et a osé aller de l’avant, « en luttant comme un ange guerrier ».

C’est en 1914-1915, lorsqu’il écrivait Le procès (et donc la parabole « Devant la Loi »), que Kafka découvre le livre de L. Braun ; il en envoie un exemplaire à sa fiancée Felice Bauer (en avril 1915), ainsi que, un peu plus tard, à plusieurs amis : « J’ai récemment envoyé les Mémoires à Max [Brod] et bientôt j’en ferai cadeau à Ottla, je le distribue à gauche et à droite » (lettre à Felice du 11 septembre 1916) [22]. Pourquoi un tel enthousiasme ? À beaucoup d’égards, les idées de cette femme socialiste sont proches de la « religion de la liberté » de l’écrivain pragois : « J’ai construit lentement, en rassemblant laborieusement pierre après pierre, l’Église de ma religion. Un sentiment de bonheur m’a envahie quand j’ai vu que mon œuvre était accomplie et j’ai pris la ferme décision de ne pas accepter que l’on m’impose une quelconque profession de foi qui ne soit pas la mienne propre » [23].

Suivant les préceptes de Shelley — « L’avertissement de la “Queen Mab” [de Schelley] ne s’adresse-t-il pas à moi ? “N’aie pas peur ! Mène la guerre contre la domination et le mensonge !” et de Nietzsche — « Obéis à toi-même ! », L. Braun condamne « la soumission, l’humiliation, l’abandon au destin et la désobéissance à soi-même, au profit de l’obéissance aux supérieurs ». Enfin, elle oppose « la volonté d’action » de l’être libre au « sentiment résigné d’impuissance » [24].

Il ne s’agit nullement de suggérer une quelconque « influence » des Mémoires de L. Braun sur Kafka. Plus simplement, son intérêt déclaré et soutenu pour le livre témoigne d’une sympathie et d’une complicité avec les sentiments exprimés par cette femme à l’esprit libre et insoumis. Cette sympathie éclaire, d’une lumière inattendue, le texte de la parabole de 1915.

Le dilemme crainte/insoumission face aux gardiens de la Loi apparaît aussi dans une autre parabole, « Du problème des lois », où il est question d’un peuple dominé par un petit groupe de nobles qui garde les secrets des lois et se proclame lui-même au-dessus des lois. La conclusion est à la fois paradoxale et ironique : « Un parti qui en même temps que la croyance aux Lois rejetterait la noblesse, ce parti aurait aussitôt tout le peuple derrière lui, mais ce parti ne saurait être et cela pour la seule raison que personne n’ose rejeter la noblesse ! » [25].

Il serait intéressant d’esquisser un parallèle entre l’homme de la campagne et Joseph K., le héros du Procès. Ce dernier n’est pas aussi passif que le premier, mais, à deux moments décisifs de l’histoire, il se laisse lui aussi intimider. D’abord au début du roman, quand il a l’intuition, au moment où l’on vient l’arrêter, que « la solution simple pour tout cela » serait de se moquer des gardiens, d’ouvrir « la porte de la prochaine chambre et peut-être même la porte du vestibule » et d’accéder ainsi à la liberté. Inquiet de la réaction des inspecteurs, il finit par se résigner à « attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement ». Or ce produit « nécessaire » du « cours naturel des choses », nous le connaissons : c’est l’exécution de Joseph K. à la fin de son parcours dans les labyrinthes de la procédure judiciaire. C’est le deuxième moment de résignation et le dernier : plutôt que de résister à ses bourreaux, il se prête avec « complaisance » (Entgegenkommen) à leur infâme besogne et finit donc par mourir « comme un chien » [26].

Le « chien » constitue chez Kafka une catégorie éthique — sinon métaphysique : est décrit ainsi celui qui se soumet servilement aux autorités, quelles qu’elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux pieds de l’avocat est un exemple typique : « Ce n’était plus là un client, c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci lui avait commandé d’entrer sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il l’aurait fait avec plaisir ». La honte qui doit survivre à Joseph K. (dernier mot du Procès), est celle d’être mort comme un chien, en se soumettant avec complaisance à ses bourreaux. L’homme de la campagne de la légende n’est pas décrit explicitement comme un chien, mais cette image est fortement suggérée par la dégradation de son comportement : il ne parle plus, il grogne ; il ne s’adresse plus au gardien mais aux puces de son col de fourrure [27].

Le gardien de la porte, comme les juges du Procès, les fonctionnaires du Château ou les commandants de La colonie pénitentiaire ne représentent en rien, aux yeux de Kafka, la divinité (ou ses serviteurs, anges, messagers, etc.). Ils sont précisément les représentants du monde de la non-liberté, de la non-rédemption, le monde étouffant dont Dieu s’est retiré. Face à leur autorité arbitraire, mesquine et injuste, la seule voie pour le salut serait de suivre sa propre loi individuelle, en refusant de se soumettre et en franchissant les barrières interdites. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut accéder à la Loi divine, dont la lumière est cachée par la porte.

L’avènement du Messie semble directement lié, pour Kafka, à cette conception individualiste de la foi, cette « religion de la liberté ». Dans un étrange aphorisme (daté du 30 novembre 1917), il écrit : « Le Messie viendra dès l’instant où l’individualisme le plus déréglé sera possible dans la foi (der zügelloseste Individualismus des Glaubens) — où il ne se trouvera personne pour détruire cette possibilité et personne pour tolérer cette destruction, c’est-à-dire quand les tombes s’ouvriront ». Cet étonnant anarchisme religieux — pour utiliser un concept cher à Gershom Scholem — imprègne aussi une autre notation messianique (4 décembre 1917) : « Le Messie ne viendra que lorsqu’il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’un jour après son arrivée, il ne viendra pas au dernier, mais au tout dernier jour » [28].

Si l’on met en rapport les deux aphorismes, on peut formuler l’hypothèse suivante : pour Kafka, la rédemption messianique sera l’œuvre des êtres humains eux-mêmes, au moment où, suivant leur propre loi interne, ils feront s’écrouler les contraintes et autorités extérieures ; la venue du Messie serait seulement la sanction religieuse d’une autorédemption humaine — ou du moins celle-ci serait la préparation, la précondition de l’ère messianique de liberté absolue. Cette position, bien entendu très éloignée de l’orthodoxie juive, n’est pas sans avoir des affinités avec celles de Buber, Benjamin ou Rosenzweig sur la dialectique entre émancipation humaine et rédemption messianique.

Selon Martin Buber, par exemple, « le théologumène juif central, non formulé, non dogmatique, mais arrière-plan et cohésion de toute doctrine et prophétie, est la croyance à la participation de l’action humaine à l’œuvre de rédemption du monde ». Il a été accordé aux générations humaines une « force coopératrice », une force messianique (messianische Kraft) agissante [29]. Quant à Franz Rosenzweig, il insiste, dans L’étoile de la rédemption, sur le fait que les « grandes œuvres de libération » humaine, inspirées par le désir de liberté, d’égalité et de fraternité, constituent « la condition nécessaire » de l’avènement du Royaume de Dieu [30].

Pour comprendre la spiritualité de Kafka, telle qu’elle s’exprime de façon paradoxale, mais éclatante, dans la parabole « Devant la Loi », il faudrait aussi la situer dans le cadre général de la « crise de la tradition » du judaïsme centre-européen. G. Scholem nous ouvre une piste intéressante en écrivant, à propos des analyses développées par Walter Benjamin sur l’écrivain pragois : « Benjamin savait que l’on trouve dans Kafka la théologie négative d’un judaïsme qui a perdu le sens positif de la Révélation, mais qui n’a rien perdu de son intensité » [31]. Or cet élément intense et négatif, en quoi consiste-t-il sinon dans le refus éthico-religieux du monde ? Plutôt que de « sécularisation » au sens strict, il faudrait parler, me semble-t-il, d’intériorisation éthique de la religion. Comme le souligne M. Weber dans son étude des formes de refus religieux du monde, « plus la religion est systématisée et intériorisée dans le sens d’une “éthique de la conviction”, plus la tension qu’elle entretient avec les réalités du monde est profonde ». Au contraire, tant que la religion reste rituelle et légaliste, cette tension se manifeste peu [32].

Chez Kafka — comme chez d’autres intellectuels juifs d’Europe centrale, éloignés du rituel et de la loi, mais immergés dans la culture religieuse juive — le refus du monde au nom d’une « éthique de conviction », ici la liberté absolue, est la forme que prend une sensibilité religieuse intériorisée.

P.-S.

Article paru dans Raisons politiques, n° 8, 4e trimestre 2002, pp. 117-129.

Notes

[1Klaus Wagenbach, Kafka in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Hambourg, Rowohlt, 1964, p. 98.

[2Franz Kafka, Le procès, trad. de l’all. par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 1985, p. 309.

[3Ibid., p. 316 et Der Prozess, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1985, p. 188.

[4Max Brod, Franz Kafka : souvenirs et documents, trad. de l’all. par Hélène Zylberberg, Paris, Gallimard, 1945, p. 278.

[5Hartmut Binder, « Vor dem Gesetz ». Einführung in Kafkas Welt, Stuttgart, Weimar, J. B. Metzler, 1993, p. 222-224.

[6Giuliano Baioni, Kakfa : letteratura ed ebraismo, Turin, Einaudi, 1984.

[7Cf. Michaël Löwy, « Kafka et le socialisme libertaire », L’homme et la société, 125, 1997.

[8Fr. Kafka, « Lettre au père » (1919), dans Préparatifs de noce à la campagne, trad. de l’all. par Marthe Robert, Paris, Gallimard, 1957, p. 165.

[9Cf. M. Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective, Paris, PUF, 1988.

[10Hugo Bergmann, « Die Heiligung des Namens (Kiddush Hashem) », Vom Judentum. Ein Sammelbuch, Prague, Verein Jüdischer Hochschüler Bar Kochba, 1913, p. 40-41. Cf., à ce sujet, Marina Cavarocchi, La certezza che toglie la speranza. Contributo per l’approfondimento dell’aspetto ebraico in Kafka, Florence, Giuntina, 1988, p. 89-91.

[11Felix Weltsch, Gnade und Freiheit, Prague, 1920, p. 37, 73 ; M. Cavarocchi, La certezza che toglie..., op. cit., p. 92-99. Ces thèmes étaient présents dans les conversations et la correspondance entre Fr. Kafka et F. Weltsch bien avant la publication du livre. Recevant le manuscrit de l’ouvrage en 1919, Fr. Kafka avait envoyé à son ami une liste de corrections et de commentaires. Voir H. Binder, « Ein ungedrucktes Schreiben Franz Kafkas an Felix Weltsch », Jahrbuch der deutschen Schillergesellschaft, 20, 1976, p. 109-130. Dans une lettre à F. Weltsch (printemps 1920), Fr. Kafka reconnaissait que ce livre avait « beaucoup d’importance » pour lui. (Correspondance 1902-1924, Paris, Gallimard, 1965, p. 314).

[12Fr. Kafka, Correspondance ..., op. cit., p. 156 (éloge du Tycho) et p. 331.

[13F. Weltsch, « Freiheit und Schuld in F. Kafka’s Roman “Der Prozess” », Jüdischer Almanach aus dem Jahr 5687, 1926-1927, p. 115-121.

[14Walter H. Sokel, Franz Kafka. Tragik und Ironie, Munich, Albert Langen, 1964, p. 215 ; Ernst Fischer, « Kafka Conference », dans Kenneth Hughes (ed.), Franz Kafka, an Anthology of Marxist Criticism, Londres, University Press of New England, 1981, p. 91.

[15Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 162. Cf. aussi Ingeborg Henel, « L’obéissance à la loi externe empêche l’entrée dans la vraie loi » qui est « la loi de chaque individu » (I. Henel, « The Legend of the Doorkeeper and its Significance for Kafka’s Trial », dans James Rolleston (ed.), Twentieth Century Interpretations of « The Trial », Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1976, p. 41, 48).

[16Jürgen Born, « Kafkas Türhütter legende. Versuch einer positiven Deutung », Jenseits der Gleichnisse. Kafka und sein Werk, Bern, Verlag Peter Lang, 1986, p. 177-180.

[17Hannah Arendt, Sechs Essays, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1948, p. 133. Cf. aussi I. Henel, « The Legend... », cité, p. 49.

[18Martin Buber, Die chassidischen Bücher, Berlin, Schocken Verlag, 1927, (ou Hellerau, Jakob Hegner, 1928) p. 40-47.

[19Cf. Moshé Shalev, « C’est du suicide de ne pas aller à la synagogue » (trad. de l’hébreu), Haaretz, 15 octobre 1997, supplément littéraire Tarbut Ve Sifrut, p. 3-4.

[20Ulf Abraham, « Mose “Vor dem Gesetz” : Eine unbekannte Vorlage zu Kafkas “Türhüterlegende” », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 57, 1983, p. 636-641. D’autres chercheurs avaient déjà remarqué que des récits et légendes talmudiques, transmis à Fr. Kafka par son ami Jitzchaq Löwy, avaient sans doute profondément influencé la structure d’œuvres comme Le procès et, en particulier, la parabole « Devant la loi » (Walter Sokel, « Franz Kafka as a Jew », Leo Baeck Institute Yearbook, 18, 1973, p. 238), mais on n’avait pas encore trouvé de sources précises pour étayer cette hypothèse.

[21Fr. Kafka, Correspondance..., op. cit., p. 334.

[22Fr. Kafka, Briefe an Felice : und andere Korrespondenz aus der Verlobungszeit, Erich von Heller, Jürgen Born Hrsg., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1967, p. 638, 655, 695.

[23Lily Braun, Memoiren einer Sozialistin (1909), Berlin, Verlag J. H. W. Dietz, 1985, p. 82-83.

[24Ibid., p. 82, 85, 136, 756, 806-807.

[25Fr. Kafka, La muraille de Chine et autres récits, trad. de l’all. par J. Carrive et Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 113-115.

[26Fr. Kafka, Le procès, op. cit., p. 51, 324-325, corrigé d’après l’original Der Prozess, op. cit., p. 12, 193-194.

[27Ibid., trad. fr., p. 283, 309, 325.

[28Fr. Kafka, Préparatifs de noce..., op. cit., p. 81-82 et Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande und andere Prosa aus dem Nachlass, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1966, p. 88-89.

[29M. Buber, Judaïsme, trad. de l’all. par Marie-José Jolivet, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 29 et Die chassidischen Bücher, Berlin, Schocken Verlag, 1963, p. XXIII-XXVII.

[30Fr. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921), Paris, Le Seuil, 1982, p. 41.

[31Gershom G. Scholem, Fidélité et utopie : essais sur le judaïsme contemporain, trad. par Margueritte Delmotte et Bernard Dupuy, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 135.

[32Max Weber, Économie et société, trad. de l’all. par Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1971, p. 585.

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