Desseins et dessins de la ville : du 19e siècle aux projets urbains d’aujourd’hui

, par DJERMOUNE Nadir

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Dans un texte sous forme de dialogue entre un architecte et un universitaire [1], l’architecte Md larbi Mehoum évoque son « intérêt » pour la forme urbaine du 19e siècle. « Tous ces lieux que nous considérons comme des « villes » à part entière, […] Paris, Barcelone, New York ou encore plus près de nous, Alger, Oran ou Constantine, expriment une organisation sociale, économique et politique qui imprime le territoire », souligne-t-il. « Elles ont toutes en commun un modèle de fabrication et de croissance simple et performant, une structure urbaine, faite d’un ordre supra urbain en parfaite symbiose avec les ordres mineurs, ceux de l’architecture ».

Cet ordre urbain correspond, selon M. L. Merhoum, à la situation sociale et économique « dans laquelle nous sommes (en Algérie) depuis les années 90 », qualifiée de « précapitaliste et d’accumulation primitive du capital ». Il n’y a, selon lui, « que le modèle de structuration urbaine type 19e qui répond au mieux au rapport pénible que nous avons à la chose publique ».

Il est vrai que face à la crise que vit la ville contemporaine, en Algérie ou ailleurs, l’urbanisme du 19e siècle est vécue comme l’incarnation d’une ville organique et unitaire. M. L. Merhoum rejoint ainsi d’autres architectes/urbanistes qui, dans la recherche de normes de qualité en milieu urbain, voient dans cet héritage une forme qui résiste aux nombreux changements déclenchées par les grands ensembles résidentiels du mouvement moderne. C’est le cas de Rob et Léon Krier, des plus représentatifs de ce courant, dans leurs projets à Potsdam en Allemagne ou au Luxembourg, qui apparaissent comme un coup d’œil nostalgique et un retour à un âge d’or de la ville européenne qualifiée de « bourgeoise ». La formule urbaine des ilots résidentiels, la réhabilitation du parcellaire, l’alignement sur rue, boulevards et galeries, projets urbains participent à ce renouveau urbain.

Comment s’exprime cet urbanisme et par quels mécanismes est-il le produit ? Y a-t-il un lien direct entre logiques économiques en vigueur et la forme de la ville produite ? Les réponses à ces questions passent par une lecture de cette ville du 19e siècle par ce qu’elle est d’abord : une forme urbaine.

Le contrôle de la ville par le contrôle de sa forme

Ce qui caractérise en premier lieu cette ville, c’est la rationalité spatiale et la rigueur géométrique de sa forme. Cette rationalité est facilement repérable par l’image spectaculaire qu’elle offre, comme le montrent par exemple le quartier urbain autour du Boulevard Khemisti à Alger. C’est une image qui identifie la ville à la continuité, à une suite ininterrompue de façades. Il n y’a pas de hiatus, pas de trous vastes ou de coupures. C’est une image éminemment urbaine, dense et ramassée.

Cette rigueur est surtout celle de l’espace public qui impose sa loi. Celui-ci est survalorisé par une rigoureuse clôture de front de façades au point de rendre tout monumental, même les rues les plus banales. Les lieux publics et les rues sont soigneusement conçus pour la mobilité et la promenade. Des quartiers comme la rue Ben M’Hidi, Zirout Youssef ou la rue Didouch Mourad à Alger, Le boulevard Bouguiba à Tunis, le Ring de Vienne sans parler de Paris l’exemple parfait de ce 19e siècle, témoignent de ce haut niveau de qualité urbaine et de leur résistance à tant de crises de transformation urbaine et de déplacements de population.

Cette forme urbaine est produite à partir du contrôle de l’espace public, les rues. Elles sont agencées géométriquement et ordonnent le dessin des ilots et des parcelles ainsi que le comportement du bâti. Elles sont fortement hiérarchisées par leurs largeurs différenciées. Cette hiérarchie est renforcée par la position des places publiques et par l’implantation, à des lieux précis, des différents monuments. Les places qu’occupent le TNA, le bâtiment de la « grande poste » dans la ville d’Alger, « Ain Fouara » à Sétif sont à cet égard assez explicites.

Cette structure est souvent orthogonale et régulière : c’est le cas à Sétif ou à Boufarik. Elle s’efforce de l’être malgré les obstacles physiques ou géographiques : c’est le cas dans les villes d’Alger ou de Constantine. Cet outil morphologique s’avère être assez efficace dans la distribution des bâtiments, dans la répartition des fonctions et dans sa capacité à intégrer des processus aléatoires dans des cadres relativement stables. Il répond, sur le plan urbain, au souci de contrôle du territoire et de gestion de l’espace et, sur le plan social et politique, à l’administration de la population.

Avant de voir sa signification historique essayons de voir sa logique économique, pour rester dans l’hypothèse de M. L. Marhoum.

L’outil économique

Cette spatialité est celle d’un mode d’intervention économique et de gestion administrative. Pour Julian Beinart [2] il y a, dans cette ville du 19e siècle, un rapport direct entre l’adoption de dispositions formelles et les mécanismes économiques qui sont de l’ordre du capitalisme financier. Il cite pour cela Luis Mumford : « Le capitalisme résurgent », écrit l’auteur de « la cité à travers l’histoire » [3], « traitait le lot individuel et l’ilot, la rue et l’avenue, comme des unités abstraites de vente et d’achat. […] Le système rectangulaire des rues et des ilots, projeté indéfiniment vers l’horizon, est l’expression universelle des lubies capitalistes. […] Chaque lot, étant de forme uniforme, devient une unité, comme une pièce de monnaie, capable d’être rapidement évaluée et échangée ». [4]

C’est le même constat qu’effectue Richard Sennett [5]. En « connectant la trame de la ville et les économies capitalistes », écrit-il, et en « associant l’espace neutralisé et le développement économique », la structure urbaine devient « un espace de compétition économique ». La structure des lots sans hiérarchie neutralise l’espace offert au marché, même si dans la réalité du terrain, une hiérarchie s’établit.

Ce déploiement du capital financier dans la production de l’espace urbain [6] entraine de multiples conséquences dans la forme et la structure de la ville. Ces conséquences se mesurent dans le processus de parcellisation du sol urbain. Dès que la ville commence à croître et s’étend au-delà de ses anciennes limites, des propriétaires fonciers et/ou des investisseurs immobiliers s’engagent dans l’achat et vente de terres à la périphérie des villes pour la construction en générant d’énormes profits. Le lotissement parcellaire apparaît et se généralise.

Le modèle esthétique du 19e siècle, basé sur les règles de « l’espace perspectif », se charge de réguler la forme urbaine avec comme unité de base la parcelle. La parfaite cristallisation spectaculaire de cet espace se vérifie par la simple observation à Alger du premier noyau du 19e siècle, entre Khemisti et Bab Azzoune. Aux origines de cet espace il y a la « perspective » du quattrocento italien.

L’invention de la « perspective » à la Renaissance et l’accumulation primitive du capital

Si cette rigueur morphologique autour de la parcelle, dans sa version du 19e siècle, est l’expression d’un capitalisme qui réalise sa plus-value urbaine sur le sol devenu marchandise, est-elle l’expression de l’étape capitaliste marquée par son « accumulation primitive », comme le suggère M. L. Marhoum ?

Le philosophe français H. Lefebvre part de la même hypothèse des modes de production économiques générateurs d’espace. Il situe la naissance de « l’espace perspectif », où « la ville est soumise à une dominante, la façade qui détermine la perspective et la fuite des parallèles, c’est-à-dire les rues », au moment historique où « les banquiers des villes toscanes ont besoins de récoltes accrues pour alimenter le marché des villes et les villes elles-mêmes ». C’est le début du capitalisme dans sa phase « d’accumulation primitive » selon K. Marx. C’est aussi le début l’ère capitaliste selon M. Weber [7] dans sa version « protestante ». C’est aussi, et surtout pour la transformation urbaine, le début d’un cycle d’une esthétique urbaine qui connaitra toute sa plénitude « quand la ville bourgeoise du 19e siècle en fera un système pour son plus grand profit », note J. Castex [8].

Mais cette révolution culturelle générant une esthétique ordonnée par la régularité « perspective » n’est pas engendrée par le marché capitaliste. Elle l’a même précédé. Cette forme est donc autonome vis à vis des mécanismes économiques de sa production. Ce n’est qu’au 19e siècle que le marché se l’approprie pour réguler l’espace public, renvoyant les contradictions de ce même espace au fond de la parcelle et de l’ilot.

Début de perte d’organicité

En effet, il y a une autre face de cette rationalité idéalisée dans sa forme visible. La ville du 19e siècle est le lieu où les différents aspects de la crise de la civilisation industrielle émergent avant leur explosion au début du 20e siècle [9]. Ce lot à bâtir, produit de la parcellisation du sol destinée à la vente, n’est pas pensé aux exigences de l’espace habitable, mais aux lois du marché. Ainsi, une séparation entre la morphologie du morcellement et les types de bâtiments apparait. Les types de bâtiments sont souvent dictés par la forme et la dimension des parcelles. Pour la première fois l’accent n’est plus dans la structure de l’appartement, mais dans sa surface. (L’ancêtre des F1, F2, F3)

Ce paradigme urbain créé des problèmes dans la distribution interne du bâtiment et dans son hygiène, dans sa ventilation et son ensoleillement que les riches traitements des façades avec éléments décoratifs tentent de cacher.

Il crée un autre problème dans le contrôle du système urbain dans sa globalité au moment où apparait la grande ville. En effet, confronté à une urbanisation accélérée par l’industrialisation désormais dominante dans l’économie capitaliste arrivée à son deuxième âge, la ville sera confrontée à un changement d’échelle typologique dans la production de l’habitat. Celle-ci fait appel à l’entreprise industrielle et la normalisation typologique devenue standard. Sur le plan économique, on assiste à un déplacement de la spéculation foncière vers la spéculation immobilière.

Différentes expériences vont emergé en Europe de l’entre-deux guerres, avec des réussites et des échecs dans la fabrication urbaine. Parmi les plus réussies, celle d’Amsterdam de Berlage en Hollande ou celle de Vienne en Autriche de Weimar. Parmi les plus ratées, mais paradoxalement les plus connues et les plus vulgarisées par l’historiographie de l’architecture dominante, celle de Francfort en Allemagne et celle de Le Corbusier en France. Nous laissons de côté l’expérience de la cité-jardin anglaise d’Ebenzer Hoaward, car elle est franchement anti-urbaine et va à contre-courant du processus d’urbanisations mondial en cours.

Le présupposé économique de ces expériences dominant le 20e siècle est assez clair : elles expriment « la nécessité d’un nouveau statut du sol qui mettrait fin à l’anarchie paléo-capitaliste de l’accumulation foncière et qui rendrait la totalité du sol disponible pour une organisation unitaire et organique de la ville qui transformerait celle-ci en système urbain » [10]. C’est Le Corbusier, dans le plan Obus pour Alger, qui va formuler l’hypothèse théorique la plus achevée de cette dynamique selon M. Tafuri [11] C’est ce qui est à la base du programme des C.I.A.M. et de la « charte d’Athènes ». Le sol devient neutre. Il n’est plus appropriable. Il devient espace vert.

Contrôle de la forme urbaine par le contrôle de l’espace public

La ville algérienne n’a pas connu cette transformation à son origine au 15e siècle. Elle connaitra en revanche et avec violence le bouleversement du 19e siècle, au moment où le capitalisme est sorti de sa phase primitive pour faire du sol urbain un lieu de création de la plus-value comme nous l’avons souligné auparavant.

Mais est-ce que cette forme de ville est exclusivement reproductible à partir de la marchandisation du sol, selon les lois du capitalisme du 19e siècle ?

Pour l’Algérie d’aujourd’hui de 40 millions d’habitants, dans une planète de 7 milliards d’habitants et une économie hyperindustrialisée, se pose la question cruciale d’obtenir un habitat de qualité dans un environnement saint au meilleur prix de revient. Or la logique du marché foncier à la recherche non pas de la rentabilité urbaine mais du profit, produit carrément le contraire. Cela pose tout le problème de la production de l’objet unique et l’objet en série.

Durant le 20e siècle, encore sous la colonisation, l’Algérie a connu essentiellement les thèses de Le Corbusier et des CIAM, particulièrement dans les programmes de logement. À l’indépendante, elle a hérité de ce programme. Elle l’a traduit par les outils d’urbanisme, le P.U.D et les Z.H.U.N.

Confortés au problème de l’expansion des villes et de la qualité urbaine, ces outils se sont avérés désuets. L’écart entre un P.U.D, pensé à partir d’une programmation économique et sociale, et les ZHUN s’occupant de la quantité et des procédés constructifs, ces outils ont oubliés les éléments constitutifs de la forme urbaine en vigueur dans le passé jusqu’au 19e siècle : la rue l’ilot et la parcelle.

Le P.O.S est venu combler ce vide. Mais dans la pratique, malgré la quantité de logements produite, la qualité urbaine fait encore défaut. Ce qui explique cet engouement pour la ville du 19e siècle. Le recours au marché dans l’occupation du sol n’est pas nécessaire. Dans sa pratique informelle, il est même en train de produire une gabegie structurelle. La production d’outils juridiques opposables aux tiers pour sortir de cette gabegie est impérative. Mais l’enjeu est dans la forme de l’espace produit.

Il faut cependant se rendre à l’évidence. Il y a aujourd’hui un changement d’échelle typologique dans la production de l’habitat et de l’urbain. Ce changement d’échelle apparu au 20e siècle est aujourd’hui mondial. De la ville du 19e siècle, nous pouvons retenir le poids de l’état et la force de l’espace public dans la production de l’espace. Le contrôle de la ville passe par le contrôle de l’espace public et non par les mécanismes marchands.

P.-S.

Info Radio M, 9 mars 2021. URL : https://radio-m.net/desseins-et-dessins-de-la-ville-du-19siecle-aux-projets-urbains-daujourdhui-blog-de-nadir-djermoune/

Notes

[1Mohamed Larbi Merhoum : « Un dessin de ville détermine un dessein de vie » ; https://vpsa.hypotheses.org/1654

[2J. Beinart, A. Petruciolli. Rethinking the XIXth Century City, s/d, Cambridge, Massachusetts : The Aga Khan Program for Islamic Architecture, 1998. p. 23

[3L. Mumford, La cité à travers l’histoire.

[4Cité par J. Beinart, Ibid. p. 24 « resurgent capitalism treated the individual lot and the block, the street and the avenue, as abstract units for buying and selling. » - « The rectangular street and block System, projected indefinitely toward the horizon, was the universal expression of capitalistic fantasies. » « Each lot, being of uniform shape, became a unit, like a coin, capable of ready appraisal and exchange. » L. Mumford, The City in History, London (Secker and Warburg, 1961), p. 421, in Petruciolli, ibid, p. 24.

[5Cité par J. Beinart, Ibid.

[6Voir sur cette question Harvey, David, Géographie et capital, vers un matérialisme historico-géographique ; Paris, Syllepse, 2010, p. 109.

[7M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 ; Gallimard, 2004 ; Pocket/Plon, collection Agora, 2010, voir aussi F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe et XVIIIe siècles), Paris, Armand Colin, 1967.

[8J. Castex, Renaissance, baroque et classicisme, histoire de l’architecture 1420-1720, édit. De la villette, Paris, 1990, P. 71. Voir aussi sur cette question l’incontournable M. Tafuri, Architecture et humanisme, de la Renaissance aux réformes, édit. Dunod, Paris, 1981, ou encore F. Choay, La règle et le modèle.

[9Voir sur cette question, A. Petruciolli, Op. cit.

[10M. Tafuri, Projet et utopies, Édit. Dunod, Paris, 1979, p. 107.

[11Ibid.

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