“Le pouvoir symbolique est un pouvoir que celui qui le subit donne à celui qui l’exerce, un crédit dont il le crédite (...) C’est un pouvoir qui existe parce que celui qui le subit croit qu’il existe. (...) le crédit, le charisme, ce je-ne-sais-quoi par quoi on tient ceux de qui on le tient, est ce produit du credo, de la croyance, de l’obéissance, qui paraît produire le credo, la croyance, l’obéissance.”
Pierre Bourdieu, « La représentation politique - Éléments pour une théorie du champ politique », février-mars 1981.
“Les fétiches politiques sont des gens, des choses, des êtres, qui semblent ne devoir qu’à eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée ; les mandants adorent leur propre créature. L’idolâtrie politique réside précisément dans le fait que la valeur qui est dans le personnage politique, ce produit de la tête de l’homme, apparaît comme une mystérieuse propriété objective de la personne, un charme, un charisme (...) L’imposture légitime ne réussit que parce que l’usurpateur n’est pas un calculateur cynique qui trompe consciemment le peuple, mais quelqu’un qui se prend en toute bonne fois pour autre chose que ce qu’il est.”
Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », juin 1984.
Légendes politiques, de Pierre Bourdieu à Eddy Mitchell
En politique, comme dans d’autres activités sociales, le pouvoir symbolique est un pouvoir qui semble s’imposer à moi, malgré moi, mais qui pourtant vient pour une part de moi. Étienne La Boétie (1530-1563) a suggestivement parlé dès le XVIe siècle de “servitude volontaire”. “A-t-il pouvoir sur vous, que par vous-mêmes ?”, demande-t-il à propos du tyran dans son Discours de la servitude volontaire (1548). Il se présente ainsi comme le précurseur d’une critique libertaire des complications du pouvoir, impliquant une adhésion et une croyance du côté de ceux qui y sont soumis (et pas seulement une contrainte venant des dominants). La lutte contre l’oppression devient alors indissociablement collective (la domination prenant appui sur des adhésions et des croyances collectives) et individuelle (la domination passant par ma propre croyance, sa mise en cause suppose aussi une bagarre avec moi-même). Pour Bourdieu, prolongeant et déplaçant La Boétie, il y aurait quelque chose comme une adhésion involontaire à la domination chez les dominés. Les dominés seraient conduits : 1) à reconnaître la légitimité de l’ordre dominant et de la place des dominants ; et 2) à méconnaître le caractère arbitraire de cet ordre (c’est-à-dire son caractère non nécessaire, non “naturel”, donc transformable). Le pouvoir symbolique, c’est justement ce double processus de reconnaissance et de méconnaissance, qui donne une tonalité paradoxalement involontaire à l’adhésion des dominés.
Le pouvoir symbolique se nourrit et nourrit divers fétiches, c’est-à-dire des créations humaines qui semblent venir magiquement d’ailleurs et échapper ainsi à leurs créateurs (c’est-à-dire nous-mêmes). Les jeux du charisme et de l’idolâtrie de “personnalités” apparaissent au cœur de nos croyances politiques. “Sarko” et “Ségo” constituent de tels fétiches politiques en cours de valorisation (et bientôt peut-être sur la pente de la dévalorisation comme les “Chirac”, “Balladur”, “Raffarin”...). “On veut des légendes/Des légendes/À consommer tout’prêtes sur commande/Les mythes nous rongent mais tiennent bon/Grâce à nos marchands d’illusions”, chante lucidement Eddy Mitchell dans son dernier album, Jambalaya. Et la politique n’échappe pas, selon Schmoll, à cet illusionnisme : “Les hommes politiques l’ont bien compris/Ils promettent de beaux lendemains”. Il y a une ironie rétrospective dans le fait que cette chanson ait été enregistrée en duo avec... Johnny Hallyday, le pauvre exilé suisse pourvoyeur occasionnel de la légende de “Sarko”, après celle de “Chirac”... Et chaque légende politique du moment s’efforce de nous faire croire, et peut finir par se faire croire à elle-même, qu’elle a un “rôle indispensable” à jouer, et que c’est pour cela qu’elle a décidé “de faire don de son corps à la France”. Et quand nous osons manifester une once d’incrédulité, les affidés de ces Importants tentent de nous culpabiliser. “Vous voulez qu’on continue à découper les grands-mères à coups de hache”, lance une sarko-flic. “Vous voulez laisser les pauvres écrasés par la politique réactionnaire de la droite”, lance un ségo-bobo.
De la masturbation médiatique transformée en partouze sondagière
Mais “Sarko” et “Ségo” se sont transformés en fétiches politiques pour qui ? D’abord pour les plus croyants d’entre nous : nombre de militants et de sympathisants de l’UMP et du PS. Croyants qui veulent absolument croire à des différences “de nature” entre les deux candidats, alors qu’un observateur distancié ne perçoit que de petites différences, réelles mais limitées. Croyants qui attendent parfois des miracles de leur idole respective. Ces croyants, dans nos sociétés individualistes, alimentent de moins en moins leurs croyances de projets de société clairement distincts. Il semble qu’en adhérant à tel ou tel fétiche politique, les croyants consolident de plus en plus leur propre identité individuelle davantage qu’ils ne se projettent dans des constructions collectives. Mais, dans la conjoncture politique actuelle, les croyants, après maintes déceptions successives, se font plus rares. Les peu croyants et les incroyants politiques sont vraisemblablement aujourd’hui les plus nombreux, comme en témoignent la montée de l’abstention ou la plus grande “volatilité” des votes, comme disent les politologues. La croyance politique a donc des limites, le scepticisme politique se révélant particulièrement vivace. Nos concitoyens préfèrent nettement les légendes attachées aux artistes, aux sportifs ou aux aventuriers que celles associées à la politique.
Les sondages ne disent-ils toutefois pas le contraire ? La “popularité” de “Sarko” et de “Ségo” n’est-elle pas attestée par “le sérieux” des chiffres, demande le journaliste avisé ? Les professionnels de la politique, les conseillers en communication et les médias sont les premiers intoxiqueurs intoxiqués de la croyance politique. Contrairement aux critiques conspirationnistes de la politique et des médias, en vogue dans la galaxie altermondialiste, la manipulation cynique n’apparaît pas le cas de figure le plus courant. Comme le rappelle Bourdieu, les dynamiques d’auto-intoxication et d’auto-illusion des politiques et des journalistes sont plus fréquentes et plus efficaces. Les côtes de popularité de “Sarko” et de “Ségo”, si souvent commentées par des journalistes pénétrés de leur importance, n’enregistrent-elles pas surtout l’inflation médiatique autour de ces deux fétiches, et donc l’activité même des conseillers en communication, des sondeurs et des journalistes, plutôt que le degré d’adhésion des “Français” ? On citerait fréquemment ces deux noms parce qu’on en aurait beaucoup entendu parler dans les médias, mais sans plus... Le nez sur la courbe des sondages, nos médiacrates s’émerveilleraient alors seulement de leur propre nombril. C’est un peu comme si en se masturbant dans leurs chiottes, ils croyaient assister à une immense partouze dans tout le pays.
Les courants critiques de la politique ne sont pas à l’abri des gonflements de l’auto-illusion. Animateurs nationaux et militants locaux de ce qu’on a appelé “la gauche anti-libérale”, souvent pris dans une attente mystique d’un “tous ensemble” à tout prix, ont contribué à faire enfler un soufflé de croyances qui, depuis, leur a pété au visage. Comment ne pas percevoir, dès le départ, que la divergence sur une participation à une éventuelle alliance gouvernementale et/ou parlementaire avec le PS comme l’hégémonie en nombre d’une des composantes (le PCF) allaient poser des problèmes, qui réclamaient moins d’enthousiasme aveugle et plus de réflexion ? Des esprits habituellement plus perspicaces, comme l’ami Michel Onfray, ont écrit là-dessus quelques bêtises. Et les plus irréligieux en matière divine n’ont pas été les plus athées en matière politique. La prudence d’un Olivier Besancenot était moins tapageuse et moins lyrique, mais plus sobrement ajustée.
Cependant nous sommes tous guettés par les illusions que nous procurent à bon compte les légendes dont nous parle Eddy. Les mythologies comme celle de Guevara prolifèrent chez les altermondialistes, et l’ironie critique que le sous-commandant Marcos exprime à l’égard de lui-même n’est guère partagée (et en tout cas pas par ceux qui font de Marcos une nouvelle icône). Quelqu’un membre du PS comme moi entre 1977 et 1992 peut-il d’ailleurs se contenter de jeter la pierre aux autres ? Ne doit-on pas plutôt trouver des dispositifs libertaires, à un double niveau individuel et collectif, de vigilance vis-à-vis des fétiches que nous contribuons à produire et à reproduire sans cesse, et qui nous écrasent ?
Keny Arkana, entre croyances-illusions et croire utopique
Mais pour formuler la question de la croyance politique de manière plus nuancée ne faut-il pas faire éclater l’apparente homogénéité de “la croyance” pour envisager différentes figures du croire ? On s’apercevrait alors que le croire n’est pas seulement incarné par la figure négative de l’illusion, mais que celle-ci peut être plus ou moins intriquée à la figure plus positive de l’espérance. Le critique sociologique de l’illusionnisme politique n’épuise pas les usages politiques du croire. La philosophie politique de l’utopie pourrait donc prendre le relais, mais en incorporant une vigilance sociologique. Cette rencontre de la critique sociologique et de la philosophie politique pourrait ouvrir “un nouveau chemin à l’utopie” qui, selon les termes de Miguel Abensour (dans L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, 2000), s’efforcerait de “repérer les points aveugles de l’émancipation moderne - les foyers de mythologisation par où elle prête le flanc à l’inversion”. Une mise en tension de la relance de la croyance utopique et de la critique de la croyance-illusion, en quelque sorte ! Dans le registre propre aux musiques contemporaines, la rappeuse marseillaise et altermondialiste Keny Arkana rythme avec un tempo singulier nos inquiétudes et nos espoirs dans son premier album, Entre ciment et belle étoile. Cela l’amène à tâtonner vers une tentative de désencastrement de la croyance-illusion et de la croyance-espérance. Dans le titre “Entre les lignes : clouée au sol”, elle clame “La profondeur d’une pensée illimitée quand l’opinion est HS”, et donc l’utilité d’une pensée critique face aux préjugés et aux illusions de “l’opinion.” Cette critique doit aussi être retournée contre soi-même, car “les barrières sont dans nos crânes”. Mais un autre croire peut ouvrir les portes de l’imagination créatrice et peut-être de l’action, “la tête vers le ciel, vers la splendeur de l’éternel ailleurs”...