Dangereuse précarité

, par HORMAN Denis

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Cet article fait suite à l’analyse intitulée « Belgique recherche justice fiscale désespérément ». Son objectif pédagogique consiste à relever les conséquences de l’application en Belgique des postulats de l’économie néolibérale. Ceux-ci visent à imposer des mesures favorisant l’augmentation du profit des entreprises (notamment en faisant pression à la baisse sur les salaires et les transferts sociaux). Par ce biais, on espère atteindre une augmentation des investissements avec, pour objectif final, une élévation du taux d’emploi dans l’économie. Avec le recul, force est de constater que cette théorie n’a pas tenu toutes ses promesses. Loin s’en faut.

Malgré un triplement du produit intérieur brut en près de 25 ans, la pauvreté et les inégalités sociales gagnent du terrain en Belgique. En cause : la prédominance d’un mode de redistribution des richesses privilégiant l’actionnaire, le facteur capital au détriment du monde du travail. Cette orientation se caractérise par une érosion du poids des salaires dans le Produit Intérieur Brut. Les actuelles orientations insistant sur le maintien de la position compétitive de la Belgique par rapport à ses voisins augurent d’un renforcement de cette dépréciation relative du travail caractérisée notamment par une chute constante du pouvoir d’achat. Et ceci alors que la productivité du travail est, en Belgique, une des plus élevées d’Europe sinon du monde.

Une redistribution inversée des richesses

Le (PIB) de la Belgique est passé de 89 milliards d’euros à 270 milliards d’euros de 1980 à 2003. Il a donc triplé de volume en vingt ans, grâce à la productivité croissante et à la bonne santé financière des entreprises. En 2004, des chiffres record ont été enregistrés par les sociétés du Bel 20. Leurs bénéfices pour l’année 2004 (12 milliards d’euros) dépassaient de 40% ceux de 2003 (8,3 milliards d’euros). Et près de 50 % de ceux-ci ont été redistribués aux actionnaires [1]. À titre d’exemple, le groupe bancaire Fortis, avec un bénéfice net de 3,358 milliards d’euros en 2004 (+ 53 % par rapport à 2003), a redistribué 2 milliards d’euros à ses actionnaires. En 2005, Fortis a engrangé 3,9 milliards d’euros de bénéfices nets. Pour 2004, Belgacom réalisait un bénéfice net de 922 millions d’euros (+ 636 % par rapport à 2003) et redistribuait aux actionnaires 698 millions d’euros. Toujours en 2004, les actionnaires de Suez, qui a absorbé Electrabel, se sont partagé la coquette somme de 816 millions d’euros de dividendes pour 1,804 milliard d’euros de bénéfices (soit un ratio dividende/bénéfice de près de 50 %). Pour l’année 2005, les bénéfices de cette même entreprise se chiffraient à 2,5 milliards d’euros, avec un résultat net par action de 2,39 euros contre 1,70 en 2004.
Le géant de l’acier européen, Arcelor, a dégagé en 2005 un bénéfice net record de 3,846 milliards d’euros et a proposé à ses actionnaires un dividende brut en hausse de 85%. De son côté, le pétrolier Total a dégagé un résultat net de 12 milliards d’euros et un tiers de cette montagne d’argent ira gonfler les comptes en banque des actionnaires.
Cette année, les profits distribués aux actionnaires par les plus grosses entreprises françaises, représenteront 31 milliards d’euros, soit près de deux millions d’années de travail d’un salarié médian français.
Soit dit en passant, ces profits spéculatifs sont en augmentation de 33 % par rapport à l’année dernière (contre 2,3 % pour les salaires). Ce fait est, à lui seul, révélateur de ce qu’un transfert des richesses s’est bien opéré au profit des actionnaires et au détriment des salariés.

Précarité sociale !

En Belgique, une personne seule bénéficiant du revenu d’intégration (anciennement minimex) doit se contenter de 626 euros par mois. L’allocation minimale d’un chômeur « chef de ménage » (au moins deux personnes dans le ménage) est de 895 euros par mois. La pension minimale pour un(e) isolé(e), qui a une carrière complète, s’élève à 833 euros par mois. La pension moyenne d’un(e) salarié(e), qui a travaillé dans le privé, est de 844 euros par mois.
La plupart des minima sociaux sont sous le seuil de pauvreté. Ce seuil de pauvreté se situe en Belgique à 773 euros par mois pour un isolé et à 1.623 euros par mois pour un couple avec deux jeunes enfants. Une personne sur sept, un chômeur sur trois (soit au total quelque 1,5 million de personnes) se trouverait sous le seuil de pauvreté. Selon le Comité consultatif pour le Secteur des pensions, 2 6% des personnes de plus de 65 ans vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Et, dans son avis du 29 septembre 2005, il précisait : « Si une adaptation sérieuse et automatique de l’ensemble des pensions n’est pas rapidement mise en place, le chiffre de 26 % ne fera que croître ».
Depuis une trentaine d’années, les revenus de remplacement des chômeurs, des pensionnés et des malades n’ont pas suivi l’évolution des salaires des travailleurs actifs. Bref, la liaison des allocations sociales au bien-être est structurellement grippée. Ainsi, entre 1980 et 2004, l’allocation moyenne pour le chômage est tombée de 41,6 % à 27,7 % du salaire brut moyen. Pour les pensions, on signalera un passage de 33,8 % à 32,1 %. Du côté des prestations INAMI, les revenus des invalides sont passés de 43,9 % à 32,5 % [2]. Ces vingt dernières années, les allocataires sociaux ont perdu 25 % de leur pouvoir d’achat. Dès 2008, il est prévu une enveloppe annuelle de liaison au bien-être des revenus de remplacement (quelque 200 millions d’euros), juste suffisante pour relever l’ensemble des minima de 1 %. Ce mécanisme ne permettra qu’un relèvement de 0,5 % des allocations de chômage.
Ce type de discours ne doit pas, pour autant, occulter des faits assez inquiétants. Depuis 2006, les périodes assimilées pour la pension (notamment le chômage et la prépension) sont moins valorisées pour le calcul du montant de la pension. Ainsi, à terme, les travailleurs, qui auront connu au cours de leur carrière dix années de prépension ou de chômage, verront leur pension amputée de 40 euros par mois [3]. Par contre, les réductions des cotisations patronales à la sécurité sociale ont atteint un niveau record ! Ces réductions sont passées d’un milliard d’euros en 1995 à plus de 5 milliards en 2005. Indépendamment de leurs tailles ou leurs marges bénéficiaires, toutes les entreprises bénéficient de ces ristournes qui ne sont, en outre, soumises à aucun contrôle ni à aucune contrepartie en termes d’emplois.

Création d’emplois au point mort et chasse aux chômeurs

Le Bureau fédéral du Plan signale la création de 79 000 emplois sur la période 2003-2006. Il dénombre cependant pour la même période 89 000 chômeurs supplémentaires. Fin décembre 2005, la Belgique comptait près de 452 000 chômeurs complets indemnisés, soit quelque 14 % de la population active. Pour les jeunes de 15 à 25 ans, le taux de chômage s’élève à 33 % en Wallonie. En totalisant toutes les catégories de personnes subissant une situation de sous-emploi (chômeurs, prépensionnés, travailleurs à temps partiel...), on approche le chiffre de 900.000 personnes sur une population active officielle de 4 800 000 travailleurs selon les données fournies en 2005 par la Banque nationale de Belgique. En 2004, le rapport entre le volume de l’offre d’emplois et celui de la demande était de 1 pour 32 en Belgique contre 1 pour 45 en région liégeoise. C’est pourtant cette année-là qu’était mise en œuvre la politique « d’activation du comportement de recherche d’emploi » qui vise tous les chômeurs âgés de moins de 50 ans. Contrôles renforcés, obligation de fournir la preuve d’une recherche active d’emploi, multiplication des sanctions et exclusions du droit aux allocations de chômage, ce mécanisme a été mi en œuvre afin de forcer les chômeurs à accepter des contrats intérimaires, des emplois au rabais (contrats à temps partiel, CDD et autres petits boulots sans avenir et mal payés), bref, renforcer la dépréciation de la rémunération du facteur travail en renforçant la concurrence sur le marché du travail.

Coûts salariaux et compétitivité : de quoi parle-t-on ?

Selon les résultats d’une étude récente réalisée par le centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs (CRIOC) et de l’Observatoire du crédit et de l’endettement (OCE) le pouvoir d’achat des fonctionnaires a, au cours des dix dernières années, diminué de 2,28%, celui des salariés de 2,08 % et celui des ménages défavorisés comptant deux adultes et deux enfants de 3,2 %. Durant cette même décennie, les prix ont progressé de 19 %. « La plupart des biens alimentaires et de consommation courante ont connu une augmentation de prix supérieure à la moyenne », indiquent le CRIOC et l’Observatoire. Par exemple, le prix des pommes de terre a augmenté de 76 %, celui du poisson de 29 %, les fruits frais de 26 %, le pain de 24 % et la viande de 19 %. Entre 1995 et 2005, pour un chef de ménage bénéficiant d’une allocation de chômage, le prix du mazout a augmenté huit fois plus vite que son revenu. Depuis le 1er janvier 1994 déjà, la liaison des salaires à l’index (l’indice des prix à la consommation) n’est plus un rempart contre la flambée des prix. Les salaires et les allocations sociales ne sont plus adaptés à l’index mais à « l’indice santé ». Le gouvernement a retiré de l’index les prix des cigarettes, du tabac, de l’alcool, de l’essence et du diesel. De plus, dans une série de secteurs industriels comme la métallurgie, l’alimentation, la construction, les augmentations salariales prévues (hors indexation des salaires) peuvent, dorénavant, être partiellement ou totalement supprimées si l’index dépasse le seuil de 3,3 % (chiffre valable pour la période 2005-2006). C’est ce qu’on appelle les accords salariaux “all-in” : si l’inflation prévue est dépassée, on rognera sur les augmentations ! Un travailleur belge sur cinq vit déjà sous ce régime. Le gouverneur de la Banque Nationale, Guy Quaden, en a suggéré d’ailleurs la généralisation.
Alors que le produit intérieur brut de la Belgique a, au cours des 25 dernières années, triplé, la part des salaires dans le PIB a régressé, passant de 67 % en 1980 (année charnière puisque cette année-là, on mettait en œuvre les accords de Val-Duchesse inaugurant l’application ininterrompue depuis des remèdes néolibéraux en Belgique) à 56,5 % en 2004. Preuve de ce que les politiques néolibérales ont favorisé une énorme redistribution inversée des richesses. Tout profit pour les entreprises et leurs actionnaires au détriment de l’investissement productif, de l’emploi, des minima sociaux et des salaires. Des salaires qui, dans le cadre de l’accord interprofessionnel entre syndicats et patronat pour la période 2003-2004 étaient plafonnés à 5,4 % d’augmentation. Et, pour 2005-2006, la norme imposée ne prévoit plus qu’une hausse indicative de 4,5 %. Inflation déduite, il restera au maximum entre 0,5 % à 1 % d’augmentation salariale réelle !
Cette modération salariale n’a de toute évidence pas cours pour les chefs d’entreprise. En 2003, les patrons belges s’octroyaient une augmentation salariale moyenne de 10,5%. La même année, les neuf membres du conseil d’administration d’Interbrew se partageaient la somme de 18,4 millions d’euros. Le 23 février 2006, Inbev, entreprise de droit belge issue notamment d’Interbrew, annonçait la délocalisation d’une partie de ses activités vers la Hongrie et la République tchèque. Objectif : faire diminuer les coûts de production en plombant les coûts salariaux, la main-d’œuvre locale étant moins coûteuse que les travailleurs belges ! Coût de l’opération : plus de 450 emplois administratifs supprimés, dont près de 180 à Jupille dans la région liégeoise. Le lendemain de cette décision, le groupe annonçait un résultat d’exploitation en augmentation de 30 % pour 2005.
Malgré cela, le patronat répète à l’envi que les charges salariales sont beaucoup trop élevées, en comparaison avec nos principaux partenaires commerciaux qui sont d’ailleurs nos voisins (France, Allemagne et Pays-Bas). La loi du 26 juillet 1996 « relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde de la compétitivité » a donné pour mission au Conseil Central de l’Economie (CCE) d’établir en référence avec ces trois pays limitrophes et à intervalles réguliers un rapport sur la compétitivité et les salaires en Belgique. Fin 2005, le CCE, organe paritaire tripartite réunissant des représentants du gouvernement, du patronat et des syndicats — accréditait la thèse patronale et signalait que les coûts salariaux en Belgique, pour la période 2005-2006, sont de 2,1 points de pourcentage plus élevés que ceux de nos trois voisins. Or, la loi du 26 juillet 1996 dispose que les coûts salariaux belges ne peuvent croître plus rapidement que chez nos voisins. Fort de cette base juridique, le gouvernement a obtenu une déclaration commune des partenaires sociaux, patronat et syndicats confondus, sur la compétitivité et les salaires prévoyant une nouvelle vague de modération salariale !
Pour examiner la compétitivité de nos entreprises, s’en tenir au coût salarial horaire est insuffisant. Le coût salarial par unité produite, c’est-à-dire la productivité, constitue une autre variable clé.
Entre 1990 et 1999, la productivité en Belgique a augmenté de 33 %, bien plus qu’aux Etats-Unis (+22 %). Selon Eurostat, par comparaison avec la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, la Belgique affiche la meilleure productivité et se situe au-dessus de la moyenne valable pour l’Europe des 15 (et a fortiori des 25). Pour information, la productivité belge était de 28 % supérieure à la moyenne de l’Europe des 25. Dans son rapport sur la compétitivité en Belgique (2004), la Commission européenne indique que le coût salarial par unité produite est, dans notre pays, inférieur de 16 % à la moyenne de nos trois voisins. Se penchant à son tour sur les coûts salariaux en Belgique, la Banque nationale de Belgique (BNB) indiquait récemment que ceux-ci représentaient chez nous 27 % du total des coûts de production contre 42 % en France et 47% en Allemagne.

Des lendemains qui déchantent

« Les profits d’aujourd’hui sont l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain » ! Psalmodié depuis plus de 20 ans, ce slogan, résumant à lui seul la philosophie des économistes néolibéraux, montre aujourd’hui ses limites. Si ce n’est son inanité.
Alors qu’une proportion croissante des superbénéfices des entreprises atterrit dans la poche des actionnaires, cette dynamique, faute de politiques redistributives d’envergure, alimente la croissance des seuls avoirs financiers. C’est ce qu’on appelle la financiarisation de l’économie. Et en bout de course, le niveau des salaires et de l’emploi dans l’économie réelle (c’est-à-dire celle qui produit des biens matériels tangibles) diminue. Dangereusement d’ailleurs. Alain Lipietz (in La société en sablier, Paris, Flammarion, 1997) indiquait que lorsque le niveau des salaires passe en dessous des 50 % du PIB, on s’achemine vers une crise de surproduction, les ménages ne pouvant plus consommer tout ce que l’économie produit.
On notera, pour terminer, que le courant néolibéral en économie nie jusqu’à la possibilité des crises de surproduction. Au vu des résultats de 25 ans de néolibéralisme en Belgique, cette affirmation a de quoi inquiéter...

Notes

[1FGTB Liège, « Temps de travail, oser le contre-pied », septembre 2005.

[2FGTB, « Les grands défis à relever pour notre sécurité sociale », mai 2004.

[3Philippe Defeyt, « Le scandale des minima sociaux », Le Soir, 10/01/2006.

Source

GRESEA (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative), août 2006. URL : http://users.skynet.be/gresea/DH_precarite_aout06.html

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