Non. Il s’agit uniquement de la condamnation politique des juifs d’Israël.
Je suis personnellement solidaire de l’article « Israël-Palestine » publié par Le Monde en juin 2002, cosigné par Edgar Morin, Danielle Sallenave et Sami Naïr. Mais c’est sans importance, d’autres plus qualifiés que moi peuvent le contester. Ce qui, par contre, est très important, voire scandaleux, est qu’on a trouvé des magistrats, déjugeant leurs collègues de première instance, pour estimer que cet article « contenait deux passages constituant une diffamation raciale ». Du coup l’article n’est plus contestable, il est devenu criminel. Et en principe même, je suppose qu’il ne pourrait pas être reproduit, donc il n’est même plus discutable ; il a en quelque sorte le statut d’un article faisant l’apologie de la pédophilie, rien à voir avec le débat d’idées ; on veut nous mettre pratiquement dans le délit de droit commun.
Loin de moi l’idée de ridiculiser une décision de justice. Au contraire, il s’agit d’apprécier la rare perspicacité du juge qui, en dépit de la personnalité des « coupables » [1], en dépit de la multiplication d’affirmations comme : « Ne devons-nous pas au contraire mobiliser l’idée française de citoyenneté comme pouvoir de fraternisation entre musulmans et juifs ? », a su déceler l’incitation à la diffamation raciale. Comment a-t-il pu procéder contre toute évidence ? Mystère : les deux phrases incriminées, même sorties du contexte, sont claires. Il ne s’agit aucunement d’une tare de juifs en général, mais d’une condamnation de la politique des juifs d’Israël [2]. On peut mettre au défi quiconque de bonne foi de faire une quelconque démonstration de « diffamation raciale » dans cet article. Puisque nous ne pouvons pas supposer le juge de mauvaise foi, il ne reste qu’une explication rationnelle, et hélas banale : toute critique virulente de la politique faite par les juifs en Israël (les Arabes israéliens n’y sont pour rien, aussi le terme israélien peut être ambigu) est une critique antijuive, donc antisémite, etc., et attise ainsi la haine raciale.
Plus généralement, la politique systématique de l’État d’Israël est d’apparaître comme l’État de tous les juifs [3] puis d’essayer de transformer chaque synagogue, chaque institution juive en annexe de l’ambassade d’Israël. Le piège est alors tendu et il fonctionne remarquablement. (Bien entendu, les juifs qui osent protester sont le grain de sable haïssable).
Ce piège exige de ceux qui s’opposent à l’expansionnisme d’Israël un niveau de sophistication politique très dur à atteindre et qui est loin d’être atteint par bien des intellectuels : il exige d’opérer la distinction délibérément entretenue entre « le juif » en général et la politique sioniste actuelle. Quand un jeune Arabe lance un cocktail Molotov contre une synagogue, il le fait parce que c’est plus simple que de le lancer contre l’ambassade. Il croit faire la même chose. C’est bien sûr criminel politiquement et moralement. Mais, en négatif, il aura pris au sérieux cette identification. De la même façon il est juste d’affirmer qu’Israël fait de l’existence de la Shoah son principal argument idéologique. N’empêche qu’il est bien vrai que les nazis ont exterminé de l’ordre de 6 millions de juifs. Le cocktail Molotov, comme la négation de l’Holocauste, c’est, si j’ose dire, du pain béni pour Sharon.
Sur le terrain du Moyen-Orient plus que nulle part ailleurs, les raisonnements du type « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », etc., ou bien « toutes les affirmations de mes ennemis qui les servent sont fausses » sont des impasses. Pas seulement intellectuelles, comme défis à la raison, mais dramatiques en terme de pertes humaines. Je ne suis pas compétent sur les travaux d’Edgar Morin sur la complexité, mais mon intuition est qu’ils sont en rapport avec ses prises de position. Il est extravagant qu’un article qui vise exactement à combattre le piège sanglant du simplisme soit condamné pour... « diffamation raciale ».
Casser la logique de cette condamnation
Une idée alors : pourquoi ne pas réinculper Le Monde pour un papier paru le 19 septembre 2003 ? Il s’agissait d’une traduction d’un article écrit par Avraham Burg, ancien président de la Knesset pour le journal Yedioth Aharonoth dont le titre était : « Le sionisme est mort ».
« La nation israélienne n’est plus aujourd’hui qu’un amas informe de corruption, d’oppression et d’injustice. La fin de l’aventure sioniste est déjà à notre porte. Oui, il est devenu probable que notre génération soit la dernière du sionisme. Après elle, il restera ici un État juif méconnaissable et haïssable. Qui de nous voudra en être le patriote ?
La réalité, au terme de deux mille ans de combat pour la survie, est un État qui développe des colonies, sous la houlette d’une clique corrompue, qui se moque de la morale civique et du droit. Un État géré au mépris de la justice perd la force de survivre. Demandez à vos enfants lequel d’entre eux est sûr de vivre ici dans vingt-cinq ans. »
Plus sérieusement, la même « logique » qui a fait condamner l’article d’Edgar Morin, Danielle Sallenave et Sami Naïr devrait faire condamner (interdire ? saisir ?) par exemple le livre écrit par l’Israélien Michel Warschawski, Sur la frontière [4], qui défend avec beaucoup de finesse et d’humanité les mêmes idées.
Elle pourrait faire condamner n’importe quel autre papier allant dans le même sens.
Voilà pourquoi, ce qui est en cause n’est pas l’accord avec les idées des auteurs, mais leur criminalisation qui interdit le débat.