Bourdieu Pierre, avec Loïc J. D. Wacquant – Réponses. Pour une anthropologie réflexive.

, par CORCUFF Philippe

Recommander cette page

  • Bourdieu (Pierre), avec Loïc J.D. Wacquant. - Réponses. Pour une anthropologie réflexive. Paris, Le Seuil (Libre examen. Politique), 1992, 267 p., 120 FF.

Il n’est pas besoin d’être un inconditionnel de la sociologie développée par Pierre Bourdieu — qui, par sa dimension collective, dépasse la personne même de cet auteur —, pour admettre qu’elle constitue une des plus marquantes que l’on ait connues en France depuis l’après-guerre. La parution de Réponses nous offre l’occasion de revenir, de manière synthétique, sur les travaux du sociologue, et en particulier sur ceux publiés dans les années 1980. L’ouvrage est composé de deux parties distinctes : un dialogue avec Loïc J.D. Wacquant, lié à un séminaire consacré à Chicago aux principaux axes conceptuels de son travail, et la transcription de l’introduction à un séminaire de recherche donné à l’EHESS à Paris, davantage centré sur les questions épistémologiques et méthodologiques. Une introduction et une bibliographie réalisées par Loïc J.D. Wacquant complètent le tout.

Comment échapper au climat de polarisation qui caractérise souvent les débats sur P. Bourdieu ? C’est une question centrale pour qui veut rendre compte de cette entreprise sociologique de longue haleine sans se laisser prendre au jeu pré-défini des polémiques croisées. On voudrait alors commencer ici à lire Bourdieu autrement : moins dans les réponses apportées, toujours provisoires et partielles, que dans les problèmes plus ou moins explicitement posés. Les apports du sociologue apparaîtraient alors également dans les aspérités, les questions non résolues ou les insuffisances de ses recherches, dans les aspects les moins perçus, les contradictions ou les blancs de ses formalisations théoriques successives. Mais n’est-ce pas le propre de tout travail scientifique en mouvement ?

P. Bourdieu rappelle opportunément dans Réponses qu’il a développé une sociologie de l’action — de l’action située pourrait-on ajouter. S’appuyant sur une critique des philosophies intellectualistes, il a mis l’accent sur « les logiques pratiques », et donc sur les propriétés de l’action en train de se faire. Il a alors insisté sur la temporalité de l’action et ses urgences, mais également sur la connaissance pratique et le rapport pratique au monde qui y sont engagés, et en particulier le sens du jeu qui conduit l’acteur « à faire ce qu’il a à faire sans le poser explicitement comme un but, en deçà du calcul et même de la conscience, en deçà du discours et de la représentation » (p. 104). Cette attention au cours effectif de l’action distingue sa sociologie, entre autres, des approches axées sur la planification de l’action (comme souvent dans les théories du choix rationnel), sur les comptes rendus dans et à propos de l’action (comme dans une part des travaux ethnométhodologiques) ou sur les cadres historiques généraux de l’action (comme dans la sociologie des mouvements sociaux d’Alain Touraine). C’est un aspect du travail de P. Bourdieu peu discuté en France, peut-être parce que cadrant mal avec son image structuraliste. Il note, à ce propos, que les philosophies de Ludwig Wittgenstein et de Maurice Merleau-Ponty ont constitué des ressources dans sa réflexion, et il reconnaît des convergences avec la tradition du pragmatisme américain (John Dewey est cité, mais on pourrait ajouter George Herbert Mead). Serein, dans ce livre, quant à ses relations avec la philosophie, P. Bourdieu montre d’ailleurs que ses analyses sociologiques n’ont pas été bâties seulement contre mais aussi avec sa culture philosophique.

La sociologie de la pratique de P. Bourdieu, en identifiant un problème important, n’a-t-elle pas tordu le bâton dans l’autre sens ? Une hypostase de la critique de l’intellectualisme ne risque-t-elle pas de nous faire prendre les acteurs ordinaires pour des « idiots culturels » (cultural dopes), selon l’expression d’Harold Garfinkel ? La réflexivité, si elle n’apparaît pas comme un point de passage obligé de toute action, n’est pas toujours exclue des conduites pratiques, même si, dans ce cas, elle est vraisemblablement prise sous le feu de contraintes pragmatiques. Bourdieu note d’ailleurs que le conscient et le réflexif peuvent intervenir, en particulier dans « les périodes de crise » au sein desquelles « les ajustements routiniers » ne vont plus de soi (p. 107). Dans ce cas, la réflexivité se trouve réendogénéisée - en pointillés, encore - au sein de sa théorie de la pratique, comme une modalité, possible mais non nécessaire, de l’action. Mais, en faisant de « rajustement immédiat entre les structures subjectives et les structures objectives », entre l’habitus et le champ, la forme « la plus fréquente » de l’action (p. 54 et 107), son orientation rebascule, en donnant, cette fois, un rôle central aux régularités non conscientes. Le lecteur ne doit pas en rester là pour autant. Car, à travers les circonvolutions de son argumentation, Bourdieu n’oriente-t-il pas implicitement notre regard davantage vers un problème que vers une solution : les tensions entre les aléas de l’action en train de se faire – susceptibles d’entraîner des formes de réflexivité plus ou moins développées – et les processus de stabilisation de la réalité sociale, via des mécanismes d’intériorisation et d’objectivation que n’épuisent pas les concepts d’habitus et de champ [1] ? Plus que dans les résultats les plus consolidés de ses travaux, des chemins stimulants s’ouvrent donc dans les torsions et les hésitations de ses formulations et de ses investigations.

Une autre question fait son apparition dans certains creux des propos de Réponses : l’articulation problématique des aspects micro- et macro-sociaux de la réalité observée. En creux, parce que P. Bourdieu fait comme si elle était résolue. Le micro et le macro – chez lui, l’interactionnel et le structural – s’ajustent avec facilité, sous la dominance du second, dans l’écriture sociologique (voir p. 119-120 et 227-230). Ainsi peut-on lire : « L’espace d’interaction est le lieu de l’actualisation de l’intersection entre différents champs » (p. 228, souligné par nous). La solution avancée ne nous semble pas totalement satisfaisante. Dans sa critique des formes les plus rigides d’ethnométhodologie (autour d’une partie des travaux d’analyse de conversation), P. Bourdieu montre clairement le risque de doter les dimensions micro-sociales d’une auto-suffisance. Cela débouche toutefois sur une absorption, plus contestable, du micro par le macro, via un emboîtement discursif des matériaux hétérogènes de la recherche. Néanmoins, la sociologie de Pierre Bourdieu présente sur ce plan une contradiction productive : entre la tentation du bouclage d’un système théorique - autour d’un micro actualisant un macro structurant - et la difficulté de ce bouclage du fait des aspérités que rencontre le travail empirique - traduite, par exemple, sur le mode de la potentialité structurale « mise entre parenthèses » [2]. C’est un des intérêts d’une sociologie théorique et empirique vis-à-vis du plus grand lissage conceptuel que peuvent engendrer les constructions trop exclusivement théoriques.

Sur les rapports entre connaissance savante et connaissance ordinaire, le texte peut se révéler plus riche pour une lecture ne s’arrêtant pas aux discours réaffirmant « la rupture » (p. 207, 215 et 222 notamment) ou « la coupure » (p. 226) entre savoirs des chercheurs et des acteurs. Il faut alors mettre en relation des éléments éparpillés dans l’ouvrage afin d’avoir une représentation plus complexe des continuités, des discontinuités et des interrelations entre formes scientifiques et ordinaires de connaissance du monde social. Du côté des acteurs, le sociologue nous parle d’« agents connaissants » (p. 142), dont « l’expérience » doit être réintroduite dans le modèle d’analyse après une première phase de « rupture » (p. 221). Quant à la science sociale, elle est, entre autres, caractérisée, dans la tradition schutzienne, comme « connaissance d’une connaissance » (p. 103), tandis que « l’intuition » du chercheur — forme commune de connaissance s’il en est — fait l’objet d’une revalorisation (p. 139 et 178). Enfin, à propos des relations entre ces deux univers cognitifs, la notion d’« effet de théorie » est rappelée (p. 220). Un texte à reconstruire dans le texte nous incite donc à sortir d’un dualisme pourtant mis en avant.

Réponses nous apporte également des réflexions utiles pour déplacer deux polarisations classiques au sein des sciences sociales : historicisme/universalisme et jugement de fait/jugement de valeur, même si c’est parfois dans des aspects non directement revendiqués de la démarche. Est tout d’abord explicitement défendu un rationalisme historiciste, s’armant d’une « Realpolitik de la Raison » au service de l’émergence d’un « champ scientifique authentique » — « un espace où les chercheurs s’accordent sur les terrains de désaccord et sur les instruments avec lesquels ils sont en mesure de résoudre ces désaccords » (p. 150-174). Est avancée là une visée d’universalité différente de formes traditionnelles, a priori et an-historiques, d’universalisme. Se dessine alors une articulation implicite entre une théorie scientifique-critique et une perspective éthique. Les dimensions éthiques de la critique scientifique sont parfois mises en avant, par exemple pour appeler « un usage éthique de la sociologie réflexive » (p. 171), se démarquant notamment des lectures déterministes-fatalistes et/ou cyniques de son travail (p. 182). Mais l’inscription éthique de la sociologie de Bourdieu n’est bien souvent que sous-jacente et ne fait alors qu’affleurer dans l’écriture. C’est le cas dans sa critique, aujourd’hui classique, des mécanismes de délégation aux professionnels de la politique et de la dé-possession corrélative des profanes. Le recours à des outils scientifiques n’y est-il pas, pour une part du moins, adossé à certains principes des traditions démocratiques (réclamant des possessions, au moins virtuelles, pour le citoyen ordinaire) et, tout particulièrement, aux perspectives de démocratie directe, très attentives aux dérives potentiellement inscrites dans la représentation politique ? N’y a-t-il pas un formidable contresens dans les critiques qui parcourent le milieu scientifique sur l’hostilité de cette sociologie aux visées démocratiques ? Il semble, à l’inverse, qu’il s’agit là d’une sociologie qui prend très au sérieux la démocratie comme possibilité en en critiquant les formes existantes, en tant que lacunaires, détournées et inabouties, car supports de capitalisations et de dominations. L’explicitation des présupposés normatifs de la critique sociologique ne devrait-elle pas, alors, être partie prenante d’une sociologie de la sociologie ?

Le mode de lecture de Réponses que nous avons engagé ne met pas ce texte à l’abri de critiques plus classiques. Cela concerne, par exemple, les facilités de certaines formulations à prétention totalisatrice et/ou exclusive, qui sont autant de points d’appui offerts à des adversaires se contentant d’une lecture paresseuse. Donnons-en quelques exemples (soulignés par nous) : « les luttes, dont seule une analyse des positions dans la structure peut rendre compte » (p. 67), « toutes ces variables interviennent à chaque moment » (p. 119), « reconstruire la totalité de l’espace social » (p. 123), « l’ensemble des éléments pertinents » (p. 203) ou « la vérité complète du monde social » (p. 226). Ne faut-il pas distinguer ici la vaine ambition d’un savoir total de l’importance, pour les sciences sociales, d’une approche globale ? Remarquons toutefois que ces formes rhétoriques peuvent être contrebalancées par la reconnaissance du « point de vue local et localisé de celui qui construit l’espace des points de vue » (p. 225).

Avant de terminer, il nous faut signaler un des points forts du livre : la prise de position en faveur de la réflexivité sociologique – « objectivation du sujet objectivant ». Elle n’est pas envisagée comme un narcissisme, mais comme un outil, malheureusement trop souvent négligé, d’élargissement de la recherche et de sa scientificité. Notons également le déplacement, déjà bien amorcé antérieurement, du concept d’intérêt à celui d’illusio — « le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu » (p. 92) —, donnant moins prise à des lectures étroitement économistes. À travers ce compte rendu trop partiel, notre ambition est d’inviter à faire travailler la sociologie de P. Bourdieu, ce qui se peut dans au moins trois directions non exclusives : dans le sillage de P. Bourdieu, à distance de l’univers conceptuel qu’il a progressivement stabilisé et/ou contre ce dernier. C’est dans ces usages pluriels que l’œuvre multiforme de Pierre Bourdieu constitue pour tout chercheur ayant des visées tant empiriques que théoriques un défi permanent.

Philippe Corcuff
CERIEP, Lyon. GSPM-EHESS, Paris

Notes

[1Notamment en ce que le concept de champ met fortement l’accent sur l’analogie marchande de la concurrence par rapport à des formes plus coopératives ou ne relevant ni de la concurrence ni de la coopération, et que celui d’habitus tend à considérer comme réglé ce qui peut aussi être objet d’enquête : l’unité et la permanence de la personne.

[2P. Bourdieu précise cette figure ainsi : « Tout échange linguistique contient la virtualité d’un acte de pouvoir [...]. Cette potentialité peut être mise entre parenthèses, comme il arrive souvent dans la famille et dans les relations de philia, au sens d’Aristote, où la violence est suspendue dans une sorte de pacte de non-agression symbolique » (p. 120).

Pour citer cet article

Philippe Corcuff, Bourdieu Pierre, avec Loïc J. D. Wacquant – Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Revue française de sociologie, année 1993, volume 34, numéro 2, p. 293-296.

Source

Revue française de sociologie, année 1993, volume 34, numéro 2, p. 293-296.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)