- À l’heure de son départ, quelle image laisse Tony Blair auprès de l’opinion publique britannique ?
Lorsque les travaillistes remportent les élections de 1997, ils mettent fin à vingt années d’un pouvoir conservateur usé, miné par les mesures impopulaires prises en fin de mandat comme la poll tax. Tony Blair est un leader jeune, dynamique, moderne, à la tête d’une majorité exceptionnelle à la Chambre des Communes. Ce que les Britanniques attendent de lui, c’est qu’il mette un terme aux excès du thatchérisme, sans pour autant opérer un retour au « vieux travaillisme ». Blair n’a donc jamais remis en cause le droit du travail tel que réformé par les conservateurs ou la défense d’une mondialisation « heureuse ». Dès 1997, il déclare, pour s’assurer le soutien des classes moyennes, que le gouvernement n’augmentera par les impôts. Mais il met au menu de ses chantiers prioritaires la rénovation des services publics, qu’a laissé dépérir le gouvernement précédent. En 1999-2000, des fonds publics sont massivement investis dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des transports, alimentés en partie par l’augmentation de la TVA et des cotisations sociales.
- Quels ont été les résultats de cette politique ?
Des résultats mitigés. Il est vrai que la situation s’est améliorée, avec la création de postes d’infirmières, d’enseignants, mais elle reste moins bonne qu’en Allemagne ou en France. Blair a stoppé le déclin et amorcé un renouveau, mais le pays reste à la traîne. Surtout, l’argent investi dans les écoles et les hôpitaux l’a été selon une recette qui demeure controversée en Grande-Bretagne : une utilisation à l’échelle industrielle d’un système de partenariats avec le privé, auquel ont été alloués des contrats de construction ou de gestion d’infrastructures publiques. Les Anglais considèrent que ce type de projet coûte plus cher que l’investissement purement public. Ce large recours au privé n’a pas fait consensus.
- Pourtant la Grande-Bretagne est présentée comme un modèle de réussite économique...
Certes les résultats sont très bons, l’inflation a été maîtrisée, le taux de chômage se situe sous la barre des 6%, le PIB de la Grande-Bretagne est classé au 5e rang mondial. Mais qui a profité de ce boom économique ? Cette croissance s’est accompagnée d’une augmentation des inégalités sociales, de l’explosion du taux d’endettement des ménages (160%) et d’une forte spéculation immobilière. Le marché du travail n’a pas changé depuis Thatcher et le gouvernement Blair en a accentué les caractéristiques, sans effet régulateur : une flexibilité accrue, la mondialisation considérée comme une chance économique, un secteur industriel à l’agonie et de nombreuses entreprises rachetées par des groupes étrangers. La croissance britannique recouvre de grandes disparités géographiques et elle a appauvri les classes moyennes. Mais c’est une croissance qui repose sur un volcan : il suffirait qu’il y ait une récession économique pour que les indicateurs virent au rouge.
- Cela explique-t-il la chute de la cote de popularité de Blair ?
Elle a certes diminué mais il ne faut pas oublier qu’au moment de son accession au pouvoir, elle était très élevée ! Blair est resté longtemps populaire « par défaut », faute d’une véritable concurrence à droite. Occupant le centre, voire le centre-droit, il a repoussé ses opposants traditionnels vers une droite radicale, xénophobe et eurosceptique. Les conservateurs suscitaient la méfiance des Britanniques, qui n’ont été séduits ni par leurs positions ni par leurs représentants tels que William Hague ou Duncan Smith, bien moins charismatiques que Blair. Faute de mieux, on pouvait penser que Blair était le meilleur, du moins le moins mauvais. Considéré comme un magicien de la politique, on le surnommait « Teflon Tony », à cause de sa facilité à ne pas être touché par ce qui pouvait affecter son entourage.
- Jusqu’à la guerre d’Irak...
S’il y a des points très positifs dans le bilan de Tony Blair, comme le processus de paix en Irlande du Nord et, à un degré moindre, le modèle économique britannique, les modalités de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne en Irak ont largement terni son image auprès du public. Alors que les Anglais sont peu prompts à s’enflammer, ils n’hésitent pas à dire aujourd’hui que Blair est un menteur et qu’il les a menés en bateau. Les plus déçus ont été les classes moyennes, qui avaient porté Blair très haut : pour elles, c’était le thatchérisme à visage humain. La guerre d’Irak a porté un coup fatal à leur confiance. On sait à présent que Blair a menti, qu’il a manipulé l’opinion et falsifié des documents. Il n’est surtout jamais revenu sur ses positions, il est encore convaincu d’avoir fait le bien, de s’être engagé pour défendre l’Occident en danger. Cela le suivra éternellement.
- Gordon Brown va-t-il rompre avec la politique de son prédécesseur ?
Brown est partagé entre la continuité avec une politique qu’il a soutenu mais qui a rendu le gouvernement très impopulaire, et la rupture avec l’héritage blairiste, dont il se sent prisonnier. C’est une équation difficile. On oublie par ailleurs qu’il a été, dans le gouvernement Blair, un ministre superpuissant, à l’origine de 90 % des décisions prises par le Premier ministre. Sur les relations avec les Etats-Unis par exemple, une journaliste n’a pas hésité à lui demander lors d’une conférence de presse s’il continuerait d’être lui aussi le « caniche de Bush » ! Il ne s’est pas démonté et a répondu que la relation entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis était stratégique, essentielle à la sécurité britannique et qu’il la maintiendrait. La guerre d’Irak est aujourd’hui on ne peut plus impopulaire en Grande-Bretagne mais il n’y aura pas de retrait massif et soudain des forces britanniques. Je crois que les Anglais attendent surtout de Brown une nouvelle façon de fonctionner, une rupture sur le style. Alors que Blair était attiré par la jet set, les paillettes, Brown est plus austère, il tient un discours plus resserré sur la justice sociale, la redistribution, des thématiques plus à gauche. Il n’y aura cependant pas de changements importants à attendre. Brown prétendra faire « plus » mais selon des modalités différentes, alors que la nouveauté tiendra, à mon sens, dans son discours.