« Balzac, premier romancier marxiste », comme l’écrit Engels ? L’idée eût certainement suscité une grosse colère du dit Balzac. Non seulement il n’était pas un progressiste à tous crins, mais sa lucidité quant au présent était davantage nourrie de nostalgie du passé que d’espoir de construire un avenir meilleur...
Pour ce qui est de mon propre usage, je me défierais de la formule. Ne risque-t-elle pas d’être comprise comme traduisant, sinon une volonté de récupération, du moins une approche quelque peu appauvrissante des œuvres, façon « réalisme socialiste » ? Au demeurant, politique et littérature ne faisant pas facilement bon ménage, en matière de politique mieux vaut se reporter à Marx directement qui de surcroît est loin d’être une mauvaise plume, ainsi qu’à quelques lectures d’une actualité plus brûlante. Ce qui ne doit pas empêcher de souhaiter qu’il reste du temps pour lire Balzac (« par lui-même », comme disait autrefois une collection d’ouvrages talentueux.
Balzac, c’est-à-dire un immense écrivain, démiurge d’un monde qu’on peut explorer sans fin, et sans nécessairement la compagnie de savantes études marxistes.
Reste que la formule de Engels peut être entendue d’une autre manière. Après tout, on dit que Marx, contre toute raison, récusait pour lui-même l’épithète de « marxiste ». Ce qui invite à la réflexion. Dans ces conditions, son attribution, contre toute évidence, à quelqu’un qui lui apparaît totalement étranger est susceptible de faire sens.
Et de se dire que le génie de Balzac, c’est sa capacité à voir le réel malgré les illusions idéologiques, derrière les mensonges qu’on invente pour tromper les autres, et se tromper soi-même. Une lucidité que Balzac exerce dans le domaine de la création littéraire. Mais qui, en effet, est comparable à celle de Marx dans le champ scientifique et politique.
Un Marx qui lui-même, à l’égal de Balzac, sait parfois se faire visionnaire.
Et de constater, chez l’un et l’autre, la même démesure dans la puissance de travail, un égal acharnement titanesque à construire par l’écriture une uvre monumentale, une semblable sagacité dans la démystification et la mise à nu des rouages de la société.
Contre toutes ces illusions qu’il faut savoir perdre, la lecture d’un roman de Balzac est une salubre cure de vérité. À rebours des invitations à se divertir du réel, la mise en demeure d’y pénétrer au plus profond. Avec lui on sait que les êtres humains ne sauraient se concevoir hors du milieu social, abstraction faite de ses mécanismes, des mouvements et passions qui l’animent.
On trouve tout dans Balzac, y compris un bric-à-brac idéologique, des visions et des confusions, mais ce tout est transcendé par une extraordinaire capacité à saisir à pleines mains la réalité. Et cette tension vers le réel, oui, elle fait penser au travail marxiste d’analyse du capitalisme et de la société bourgeoise.
Passions et sentiments, bons ou mauvais, existent — foin du matérialisme vulgaire ! —, mais en relation avec les puissances sociales. D’où la place centrale dans l’univers balzacien de l’ambition, cette intériorisation sous forme de désir féroce des possibilités de mobilité sociale, d’enrichissement, de volonté de pouvoir que stimule la société bourgeoise. Et l’on songe aussi à l’irradiation des puissances tapies au cœur du social : la Banque, la Bourse, la spéculation. Ainsi qu’au vaste engrenage qui écrase les petits, les perdants, tous ces pauvres dissimulés dans le décor de l’œuvre, car exclus des droits qui sont ceux des gagnants.
Comme elle semble moderne la comédie que nous dévoile Balzac, en toute consclence que cette lecture ne nous livrera pas les moyens de changer cette réalité.
Ce en quoi, il n’est pas, malgré toutes ses qualités, « marxiste ».