Le Média : Le gouvernement a refusé d’accueillir l’Aquarius. Il accostera donc à Malte [le 30 septembre dernier – NDLR], et 18 personnes seront accueillies en France. Que vous inspire cet épisode ?
Philippe Poutou : C’est toute la saloperie d’un gouvernement français, à l’image de ce qui se passe à l’échelle de l’Union européenne. C’est l’hypocrisie, avec ce discours : « On peut pas accueillir tout le monde. » Macron joue un double jeu : d’un côté, la « préoccupation » du sort des migrants, de l’autre, un discours ferme. En réalité, personne ne s’en occupe. L’Aquarius, ça fait plusieurs fois que le même problème se pose. Il y a un jeu de dingues qui flatte aujourd’hui les pires discours, notamment celui de Salvini [Matteo Salvini, chef du gouvernement italien – NDLR].
Emmanuel Macron essaie pourtant de se présenter comme l’alternative à Matteo Salvini.
Voilà, c’est l’hypocrisie : il joue sur les deux postures. Mais au bout du compte, le résultat est à peu près la même politique que Salvini : entraver la circulation, le fait qu’un bateau comme l’Aquarius ne puisse pas accoster, et la loi asile-immigration de Collomb [Gérard Collomb, ancien ministre de l’Intérieur — NDLR], qui complique les demandes d’asile, avec les réductions de délai et l’augmentation du temps de passage en centre de rétention. La criminalisation du migrant, et « en même temps » des postures humanistes. La réalité, c’est une criminalisation des migrants et de ceux qui les aident, comme Cédric Herrou… Il y a même des militants attaqués par des groupes identitaires en justice. C’est fou. Au NPA, on est clairement pour la liberté de circulation. Le problème, ce n’est pas : est-ce qu’on peut accueillir ou pas. On n’a même pas le droit de se le poser comme ça : parce qu’on est dans un pays riche, on va décider de qui peut venir ou pas ? Il faut qu’il y ait une solidarité entre les peuples.
C’est sur que ça pose le problème des moyens qu’on donne pour accueillir : que fait-on des richesses, est-ce qu’on les laisse s’accumuler entre les mains d’Arnault ou de la famille Bettencourt ? Ou est-ce qu’on discute de la manière dont ces moyens-là doivent être mis au service de la question des migrants, des services publics, de la santé, de l’éducation ? Il y a un vrai problème politique de fond, et c’est plutôt inquiétant de voir les politiques de droite ou d’extrême-droite s’imposer. Même à gauche, parfois, il y a des sorties pour le moins ambigûes : Mélenchon, ou son conseiller, même s’il s’en est démarqué [Djordje Kuzmanovic, porte parole de la France insoumise pour les questions internationales et de défense – NDLR]. Sahra Wagenknecht, en Allemagne, va loin. Où va-t-on, si une gauche commence à dire qu’on ne peut pas accueillir tout le monde ? Quand on voit ce que la Libye, la Turquie, la Jordanie accueillent, en nombre et en proportion de la population… On nous pose problème avec ne serait-ce qu’un bateau, l’Aquarius ?
Lors du dernier cycle de mobilisations – Loi Travail, Parcoursup, occupations d’universités –, de nombreuses personnes ont pris la rue. Pourtant, le gouvernement a pour stratégie de faire passer en force un grand nombre de réformes libérales. Comment coaguler ces mouvements de résistance ?
On n’a pas encore trouvé. En réalité, l’idée de la convergence et du « tous ensemble » a plus de vingt ans, puisque ça commençait à se formuler avec les mouvements de 1995. Les slogans étaient « tous ensemble », public, privé : c’était le début des politiques agressives sur la division public-privé et les retraites. C’est une idée qui venait souvent des équipes militantes de base.
Ce « tous ensemble », c’est une unité politique ou une unité d’action ?
La question a été posée syndicalement. Mais aujourd’hui, par exemple, sur la question de l’emploi, on pense que c’est une bagarre politique. On n’est plus dans une bagarre syndicale : ça laisserait entendre qu’on est dans un rapport de forces avec son propre patron, ou le patronat en général. Là, on est en conflit avec les États qui mènent des politiques qui favorisent le patronat : on se retrouve donc confrontés à un problème politique. En fait, la lutte contre le chômage, c’est la lutte contre les licenciements, donc c’est l’interdiction des licenciements, une loi ou l’absence de loi, un rapport de forces… et l’arrêt des suppressions d’emploi dans les services publics. On est dans une question beaucoup plus large, au-delà de la question syndicale.
L’idée d’une union politique de la gauche ?
C’est l’idée qu’une population se mobilise avec ses composantes organisées : syndicales, associatives et politiques. Ce serait le plus sain : des gens sont à la fois syndiqués et politiques, mais beaucoup de gens sont dans le mouvement syndical, d’autres sont dans le mouvement associatif, d’autres sont dans le mouvement politique. On aurait l’occasion de joindre, et des gens aspirent à ça. Il y a une conscience que la population est attaquée dans son ensemble. La question qui est posée, c’est pourquoi il y a une incapacité d’en haut à favoriser ça ? On l’a vu avec la Fête à Macron, on l’a vu avec la Marée populaire [manifestation unitaire « pour l’égalité, la justice sociale et la solidarité », organisée le 26 mai 2018 – NDLR]… La Marée Populaire, c’est le seul moment où tout le monde était là.
- Légende : Le 22 septembre, à Bordeaux : de gauche à droite : Gaël Quirante (Sud-Poste Hauts-de-Seine), Philippe Poutou et Mickaël Wamen (CGT-Goodyear).
- Crédits : Téo Cazenaves pour Le Média.
Vous plaidez donc en faveur d’appels conjoints, syndicaux et politiques, à l’instar de la Marée populaire ?
Oui. C’est possible : à un moment donné, on peut très bien se dire qu’il y a un combat à mener ensemble, sans se dire : « C’est pas ton terrain, c’est pas ta prérogative. » Aujourd’hui quand les retraites sont attaquées, tout le monde est attaqué. Nous, dans la lutte Ford, c’est ce qu’on essaie de faire. En échantillon, évidemment, en petit bout. […] Et les divisions, les réticences, les petits jeux à la con des uns ou des autres, ça empêche peut-être la construction d’un vrai tous ensemble, ou en tout cas ça le ralentit. Aujourd’hui, on le paie cher.
Pour les élections européennes, il y aura sans doute au moins cinq listes de gauche. Une division déplorable ou des positions irréconciliables ?
C’est déplorable, d’une certaine manière. Mais les élections, c’est plus compliqué qu’un mouvement social. Il y a des listes, des premiers, des derniers. Le PC a fait sa liste, même si elle n’est pas officielle, même s’ils disent qu’elle peut bouger. La France insoumise (LFI) a fait sa liste. On connaît déjà les têtes de liste, le débat est faussé. Puisque les grosses machines ont déjà leur liste, comment donner confiance, comment regrouper en sachant que les places sont déjà partagées ? La discussion n’aura pas lieu, puisque les listes sont faites : beaucoup de gens se demandent à quoi bon faire des réunions ou se lancer dans un processus unitaire, alors qu’il y a déjà des phrases assassines entre les uns et les autres. Entre le PC et LFI, on voit bien l’ambiance. Mais à la limite, c’est presque secondaire. Ce qui est fondamental, c’est au moins la capacité d’agir unitairement sur des combats sociaux. Qu’aujourd’hui, on n’ait pas de mouvements d’ensemble : ça, c’est déplorable. On prend du retard, encore une fois. Il y a un appel unitaire, syndical, pour le 9 octobre. Il y a des réunions à Paris, sur la suite de la Marée populaire. Mais la CGT ne vient presque pas, on repart sur les vieux problèmes. Pourquoi n’en est-on pas capable ? Ça aurait de la gueule si, le 9 octobre, on faisait la suite de la marée populaire. Ce qui se joue, c’est la bataille contre les nouvelles réformes de Macron : la défense des retraites, la défense de l’assurance chômage et de la formation professionnelle. On pourrait se retrouver, sans trop de difficultés, pour mener une bataille ensemble.
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Pour les européennes, vous partiriez avec Lutte ouvrière ?
Il y a des discussions, mais LO ne veut même pas. Je pense qu’on y arrivera pas, Ils veulent être seuls et considèrent qu’il y a des divergences avec le NPA. Si LO et le NPA s’entendent pas, c’est dire à quel point ça va être difficile de faire quelque chose de plus large. Entre le PC et LFI, c’est la guerre. C’est incroyable. Mélenchon ne va pas à la Fête de l’Huma, il en a le droit. Mais à quoi on joue ? Quel signal est donné ? Nous, on y était, et les militants du PC sont écœurés. Ils ne sont pas amoureux de Mélenchon, mais ils se rendent bien compte que par ce geste-là, on met encore en avant des histoires, des bisbilles, et on n’en sort pas. Chacun fait son petit calcul, celui qui y va, celui qui n’y va pas. Pourquoi ne pas y aller, tout en critiquant ? On est allés à la Fête de l’Huma, mais on dit pas que Pierre Laurent a une super politique. Mais on y était, on discute, on confronte. Essayons de voir ce qu’on peut faire ensemble. Les militants sont inquiets, se disent qu’on ne va jamais y arriver. Ça contribue à la résignation : il nous manque cette dynamique unitaire. Il faudrait retrouver 1936 : les syndicats étaient divisés mais la force du mouvement social avait imposé l’unité jusqu’à la victoire du Front Populaire, et lui avait imposé une politique plus sociale que ce qui était prévu dans les programmes.
Chez Ford, la lutte continue. Si ça se termine mal, allez-vous « traverser la rue » pour trouver un emploi ?
On a déjà essayé, symboliquement, le jour de la grève de la semaine dernière [le mardi 18 septembre – NDLR].
Traverser la rue ou prendre la rue ? https://t.co/8PUFtY18Xw pic.twitter.com/OyGqAkGA13
— Philippe Poutou (@PhilippePoutou) September 20, 2018
On en a conclu que si on veut du boulot, il vaut mieux sauver celui qu’on a, et que ça devient très aléatoire d’aller en chercher un ailleurs. Même la CGT, on ne la sent pas offensive sur la question des fermetures. Comment la gauche politique peut-elle jouer un rôle là-dedans ? Ce n’est pas simple. Il y a tous ceux qui ont justifié les aides, qui ont été embarqués dans des politiques pas si claires que ça sur les questions de lutte contre les licenciements. C’est de là que viennent les difficultés : ça remet en cause les politiques du passé. Mais ça devrait être possible, quand même. Ce serait bien qu’on arrive rapidement à s’organiser ensemble. A la réunion des Ford Blanquefort, Génération.s est venu, ce sont des anciens du PS, mais on ne se fait pas la gueule. Comment on fait, ensemble ? Comment on se file des coups de main, sur la question des manifs à organiser ? LFI était là aussi, on discute. C’est bien. Ce serait peut-être un mouvement social qui permettrait une vraie unité : c’est la lutte sociale qui oblige un peu tout le monde à venir et nous épargne quelques disputes inutiles.
Les réunions unitaires, chez Ford, c’est un exemple de ce qui devrait être fait dans le mouvement social en général ?
Oui : on avait la gauche politique, les syndicats… Il manquait évidemment FO, parce que ça bloque, mais on avait la FSU, Solidaires, l’UNEF, la CGT, évidemment, et toute la gauche politique. Mais aussi Attac, Emmaüs, AC [Agir ensemble contre le chômage – NDLR]. Là, plus personne n’est gêné. C’est là où ça montre qu’une lutte sociale peut imposer [l’unité]. On est un échantillon de ça. Mais comment, de ces échantillons là, on arrive à se comporter de la même manière nationalement ? Et pourquoi c’est si difficile que ça, centralement, à Paris, de construire ça ? Et d’affirmer qu’on a tout intérêt à arrêter les méfiances réciproques. Même nous, chez Ford, on est très peu à participer aux manifs maintenant. Alors qu’en 2003, on avait la moitié de l’usine qui allait manifester pour les retraites. C’est incroyable la différence, en quinze ans. Les dégâts sont énormes. Et ce sont pas juste ceux de la crise, de la résignation. C’est aussi la connerie parmi nous, l’incapacité à construire l’unité. Ça démoralise, ça discrédite l’idée qu’on peut réagir ensemble. Il y a même des militants CGT qui ne viennent plus à toutes les manifs. Voilà ce qu’on a gagné.
Légende : Philippe Poutou.
Crédits : Téo Cazenaves, pour Le Média.