La panique est généralisée : même Sarkozy parle de « refonder le capitalisme ». Non seulement, en temps normal, la dictature du profit domine notre vie et apporte galère, guerres et oppressions, mais lors de ses effondrements réguliers, elle jette des millions de gens dans la misère la plus noire. On nous dit pourtant qu’il n’y a pas d’alternative. Pour savoir comment éviter que les salariés paient la nouvelle dépression, il est utile d’étudier la grande dépression des années trente.
Personne ne s’y attendait !
Les années 1920, c’était « les années folles ». Jamais encore la croissance n’avait été aussi forte : aux États-Unis la production d’automobiles est multipliée par 2,5, et celle de réfrigérateurs par près de 10. Le travail à la chaîne abaisse les coûts de production et permet une diminution des prix. En 1927 une Ford T se monte 4 fois plus vite qu’en 1923 et son prix est passé de 1500 dollars à 600 dollars. Des biens de consommation jusque là réservés aux plus riches commencent à se diffuser. Le président américain Calvin Coolidge prédit au début de 1929 une prospérité grandissante et toujours mieux partagée de l’ensemble de la population.
Certes la guerre n’est pas oubliée, notamment en Europe. Les millions de mutilés de guerre, les millions de veuves et d’orphelins viennent constamment rappeler l’horreur de la guerre. Mais chacun est convaincu que jamais les hommes ne revivront une telle barbarie.
La croissance ne profite pas à tous de la même manière. Le travail à la chaîne, comme dans la nouvelle usine Renault de Boulogne-Billancourt, accentue l’exploitation, et la pauvreté touche encore une grande partie des ouvriers. Mais une grande partie de la population espère que, si la vie est encore dure pour elle, ses enfants profiteront énormément de cette prospérité économique. La radio, l’électricité, le gramophone, ne sont plus réservés aux riches. Le jazz et le cinéma vivent leur âge d’or. En France, la Samaritaine édifie un deuxième magasin géant pour les classes moyennes grandissantes et on commence à construire des logements sociaux en grand nombre. Le premier ministre promet la fin définitive de « la politique de l’austérité ». L’espoir est partout.
Krach
Un boom immobilier et de grands profits spéculatifs caractérisent la fin des années 1920 ; mais la profitabilité pour les patrons de l’économie réelle est insuffisante. La production industrielle a déjà commencé à décliner début 1929 presque partout (aux USA la production des voitures est en déclin depuis mars). Dans le monde de la finance des milliards de dollars migrent ici et là, tandis que les gouvernements essaient désespérément de stabiliser leur monnaie. La bourse de New York s’effondre le 24 octobre 1929. C’est le « jeudi noir ».
En quelques heures le cours des actions s’écroule. Le 13 novembre elles ontnt déjà perdu plus de 50% de leur valeur. C’est la plus grave crise de l’histoire du capitalisme. Le krach entraîne la faillite des banques et par contrecoup celle de milliers d’entreprises, de centaines de milliers d’agriculteurs.
De 1929 à 1933 le PNB américain chute d’un tiers, l’investissement privé chute de 90%, le revenu réel des travailleurs est amputé de deux tiers. En 1933 plus de 13 millions d’Américains se retrouvent au chômage, des bidonvilles apparaissent autour des grandes villes américaines où des millions de familles ne peuvent plus compter que sur la soupe populaire pour se nourrir.
La crise s’étend à l’ensemble du monde. Les pays européens sont frappés par le retrait des capitaux américains tandis que les pays pauvres sont durement touchés par la chute des cours des matières premières. En Angleterre la production baisse de 30% en 1931, en Allemagne le chômage concerne plus de 6 millions de personnes en 1932.
En France la production industrielle tombe de près d’un tiers, le chômage monte en flèche, et la majorité des chômeurs n’a pas droit aux allocations. Le racisme contre les immigrés italiens, polonais, russes, arrivés dans les années 1920, et contre les Juifs, se durcit aussi. Des marches de la faim partent de Saint Nazaire ou de Lille sous le slogan « du pain et du travail ».
L’État à la rescousse — Hitler et Roosevelt
Contrairement à aujourd’hui, les gouvernements de l’époque, convaincus que le jeu normal du marché règlerait les déséquilibres tout seul, interviennent peu pendant les premières années de la crise. Après tout, pour les employeurs, le chômage de masse n’a pas que des inconvénients, et les entreprises en faillite sont achetées à bon marché par les survivantes.
Mais la grande dépression va mettre l’État au centre de l’économie pour toujours. Déjà en Union Soviétique, où la bureaucratie stalinienne tient depuis 1928 toutes les rênes, l’État contrôle toute l’économie. L’occident va en partie suivre l’exemple. Bien qu’ayant un sens politique tout à fait différent, le New Deal de Roosevelt et l’ « ordre nouveau » de Hitler représentent tous les deux une intervention étatique à un niveau jamais connu auparavant.
Entre temps, la crise sociale rend populaires des programmes radicaux. En Allemagne, un million de petits commerçants ruinés forment la base du mouvement nazi qui veut écraser toute organisation des travailleurs par la terreur et la violence de rue, soudant son mouvement dans la haine antisémite. Après avoir beaucoup hésité, les grands patrons choisissent de soutenir les nazis, malgré les risques pour eux. Hitler, parvenu au pouvoir, interdit toute organisation indépendante des nazis. Des dizaines de milliers de communistes, socialistes et syndicalistes, sont jetés dans les camps. La gauche la plus puissante de l’Europe est réduite à produire des journaux clandestins, édités à l’étranger. Après avoir interdit les syndicats libres, ce qui lui permet de baisser les salaires, le gouvernement hitlérien utilise l’intervention étatique massive pour réduire le chômage. Des travaux publics massifs, autoroutes, ponts etc. fournissent du travail pour les hommes, et les femmes sont payées pour quitter leur emploi et retourner au foyer.
Aux États-Unis Roosevelt, sous pression, introduit son New Deal. Plus de trois milliards de dollars sont dépensés en travaux publics, comme la construction de routes, d’écoles, d’hôpitaux et d’énormes projets hydro-électriques. Des camps de travail militarisés embauchent près de deux millions de jeunes chômeurs qui s’occupent du reboisement et de lutte contre les inondations.
Ces interventions étatiques ont un effet limité. Très populaire, le premier New Deal de Roosevelt laisse quand même le chômage au dessus de 24% de la population active. En Allemagne aussi, le chômage baisse peu.
Mais en 1935, le tournant en Allemagne vers un réarmement massif relance l’économie. L’industrie des armements a l’avantage, pour l’économie, de créer des emplois et utiliser des capitaux sans devoir chercher des consommateurs parmi les salariés. Aux États-Unis aussi on investit des milliards en navires et avions de guerre. Plus de 50 aéroports militaires nouveaux sont construits. Roosevelt met la planification étatique au centre de l’économie, et elle est acceptée par les capitalistes paniqués qui ont jusque là dénoncé toute intervention de l’État. Mais c’est seulement la deuxième guerre mondiale qui sortira durablement l’économie mondiale de la récession.
Crise politique en France
La France subit les effets de la crise économique sur le tard, à partir de 1931. La lutte des classes s’accélére. La gauche de la SFIO (l’équivalent du PS d’aujourd’hui) appelle à l’investissement pour les besoins sociaux. « Construire des casernes ? Non. Construire des écoles, des hôpitaux, des maisons ouvrières ! » écrivent-ils. « Construire des lignes stratégiques ? Non ! Créer des services d’autocars pour les communes déshéritées ! » Le Parti Communiste est très puissant, mais de 1928 à 1935, suivant les instructions de Staline, il rejette toute unité avec les militants de la SFIO, qu’il dénonce comme des « social-fascistes ». Les travailleurs payeront cher cette erreur.
Le régime parlementaire semble impuissant face à la crise. L’Action Française et les autres ligues fascistes croissent rapidement, les Jeunesses Patriotes revendiquent cent mille membres. Elles exigent la fin du régime parlementaire et une « solution autoritaire ». Le 6 février 1934, Place de la Concorde à Paris, les ligues manifestent contre le nouveau gouvernement. L’émeute fait 15 morts et 1 500 blessés. Contre cette tentative de coup d’état fasciste, les syndicats et la gauche appellent à une grève générale et des manifestations de masse le 12 février. La SFIO et le PCF veulent manifester séparément, mais dans la rue les deux cortèges s’unissent en scandant « Unité, unité ! ». La détermination du mouvement, fort de ses quatre millions de grévistes, écarte la menace fasciste.
Leçons pour nous
Mais la grande dépression n’était pas seulement une période de souffrance pour les travailleurs. Ce fut aussi un moment où les horreurs du capitalisme poussèrent des millions de gens à se battre. Pendant la même période que Staline assassinait l’ensemble des dirigeants de la révolution de 1917, pour mieux enterrer tous ses idéaux, à travers le monde il y avait des explosions de résistance à l’aggravation des conditions de vie et à la menace du fascisme.
A Minneapolis aux États-Unis, en 1934, les camionneurs syndiqués menèrent des batailles de rue face à la police et leurs sbires. Il y eut des morts, mais la grève fut victorieuse et la syndicalisation des camionneurs fit un grand bond en avant. Aux USA le nombre de syndiqués passa de 2,7 millions en 1933 à 7 millions en 1937, le nombre de grèves s’accrut de 1 856 en 1934 à 4,740 en 1937. En Espagne, les travailleurs prirent le pouvoir en Catalogne face au soulèvement de Franco. En France en 1934 les 4 millions de grévistes imposèrent l’unité à la gauche, ouvrant la voie aux occupations d’usine et aux révoltes de masse de 1936, qui arracheraient des réformes importantes telles que le samedi chômé et les premiers congés payés.
Mais malgré cette politisation et tous ces signes de combativité — qui vit par exemple des milliers de travailleurs et d’intellectuels se porter volontaires pour se battre aux côtés des républicains espagnols — les années trente se sont terminées par une guerre mondiale entre les puissances impérialistes. Ce fut le prix à payer pour la défaite du mouvement révolutionnaire international inauguré par la prise du pouvoir par les travailleurs en Russie — une défaite dont la clé était l’échec de la révolution allemande et la victoire d’Hitler.
La prochaine dépression sera différente de la dernière. L’intervention massive de l’État est automatique aujourd’hui, et le capitalisme a su mettre en place des mécanismes qui ralentissent la crise (ne serait-ce que les allocations chômage). Mais ils n’ont pas de solution sauf de nous faire payer ; et nous avons une autre option — nous préparer au renversement de la dictature du profit. L’unité dans l’action de la gauche de combat est une des nécessités urgentes aujourd’hui comme dans les années trente.