Allemagne : la cogestion en difficulté

, par VINCENT Jean-Marie

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Il est apparemment simple de parler de la classe ouvrière allemande. C’est, dit-on, une des plus calmes d’Europe occidentale. À partir de cette constatation, il est d’ailleurs facile de glisser vers les stéréotypes les plus éculés sur l’âme germanique ou sur le sérieux et l’application des travailleurs allemands. Pourtant ces préjugés sont trompeurs. Entre 1917 et 1923, la classe ouvrière allemande a été une des plus combatives de l’Europe occidentale et centrale. C’est en Allemagne qu’a eu lieu le mouvement le plus long et le plus tenace en faveur des conseils ouvriers, c’est en Allemagne que se développait, alors, le plus fort parti communiste en dehors de celui de l’Union soviétique.

Aussi bien pour comprendre la classe ouvrière de la République fédérale, ne faut-il pas se contenter des considérations que l’on fait habituellement sur le prolétariat des pays modernes, aggravées par les lieux communs sur les Allemands. Les déterminants du comportement ouvrier ne se réduisent pas à l’évolution technologique, encore moins à la psychologie frelatée qui brode sur le thème de l’âme des peuples. En réalité, ces déterminants comportent aussi bien les rapports de travail concrets, la cristallisation organisationnelle des rapports de force avec la bourgeoisie — délégués dans les entreprises, syndicats, organisations politiques — que l’idéologie développée à partir des rapports sociaux globaux. La conscience de la classe ouvrière s’épanouit ou s’étiole en fonction des moyens dont elle dispose pour résister à l’exploitation et à l’oppression capitalistes, elle n’est jamais une donnée brute, primaire et indépendante des combats de classe.

Le nazisme et l’après-guerre

De ce point de vue, il faut tenir compte d’un phénomène fondamental pour la compréhension de la classe ouvrière allemande d’aujourd’hui : la destruction de tout mouvement ouvrier organisé par le nazisme après 1933. En elle-même l’accession de Hitler au pouvoir était déjà une lourde défaite, parce qu’elle était une défaite sans combat, mais elle fut prolongée prolongée par un véritable anéantissement des cadres des syndicats, du Parti communiste, des organisations socialistes de gauche, du Parti social-démocrate, des coopératives, des maisons d’édition, etc. La classe ouvrière se voyait ainsi privée des militants qui lui permettaient de socialiser ses expériences, d’articuler sa pensée sur la société et la politique et d’organiser ses affrontements avec la classe dominante de l’économie à l’idéologie.

Victor Klemperer, un linguiste allemand d’origine juive, notait justement dans le journal qu’il écrivit sous le IIIe Reich que les ouvriers étaient livrés sans défense à l’influence nazie malgré leur peu d’enthousiasme pour le régime. Le langage quotidien ne véhiculait plus les mots, les idées de la lutte de classe, mais les mots et les idées de la pseudo-communauté nationale-socialiste. La seconde guerre mondiale ne pouvait ainsi être vécue que comme une sorte de catastrophe naturelle et non comme la conséquence logique des rivalités inter impérialistes. Malgré le courage de quelques groupes clandestins qui luttèrent jusqu’au bout, la classe ouvrière n’était plus de ce fait qu’une collection d’individus aux liens de solidarité extrêmement relâchés.

C’est bien pourquoi en 1945 un nouveau départ était nécessaire. Il se fit malheureusement sous de mauvais auspices. Les alliés occidentaux parlaient beaucoup de démocratisation et de dénazification, mais, bien entendu, ils n’avaient aucune envie d’introduire le socialisme en Allemagne. Au début, ils étaient avant tout soucieux d’abattre un concurrent redoutable, ils furent, après quelques mois, surtout désireux de remettre en selle la bourgeoisie ouest-allemande contre le communisme soviétique. On s’explique alors qu’ils aient mis des obstacles considérables à la reconstruction des syndicats et des partis : autorisation préalable des autorités militaires, limitation à une région bien délimitée, etc.

Ils ne purent certes empêcher une vague de radicalisation : les ouvriers qui remet taient en marche de leur propre initiative les usines totalement ou partiellement détruites n’avaient guère envie de voir revenir les anciens propriétaires. Spontanément les masses étaient anticapitalistes sans avoir toujours des représentations précises sur ce qu’il fallait faire. Les grèves contre la disette étaient la plupart du temps des grèves revendiquant en même temps la gestion ouvrière, et si les ouvriers s’opposèrent dans la Ruhr aux démontages d’entreprises par les Alliés, c’est parce qu’ils avaient l’impression de pouvoir devenir les maîtres de l’industrie. Cette radicalisation encore confuse ne trouva pas toutefois de répondant dans les partis social-démocrate et communiste. Les sociaux-démocrates misaient sur la bonne volonté « démocratique » des Occidentaux et croyaient pouvoir socialiser l’industrie le plus légalement du monde grâce aux diètes régionales créées dans les différentes zones d’occupation, en attendant de couronner leur oeuvre au sein du parlement d’Allemagne de l’Ouest. Ils basaient leur optimisme sur une théorie, on ne peut plus douteuse, de l’effondrement du capitalisme en Allemagne sous les coups de la seconde guerre mondiale. Ils oubliaient que, sous le couvert de la pénurie et de la disette, les capitalistes commençaient de nouveau à investir et que les Alliés ne demandaient pas mieux que de les soutenir. La réforme monétaire de 1948 puis la création de la République fédérale se situèrent, par suite, dans une dynamique sociale et politique que les sociaux-démocrates n’avaient ni prévue ni comprise. Après les « veto » des Alliés contre la gestion ouvrière, les socialisations régionales, la classe ouvrière, profondément déçue, se replia sur elle même et chercha une amélioration de son sort dans une participation accrue au processus capitaliste de production tel qu’il redémarra en 1948-1949.

Un bilan décevant

Le Parti communiste lui-même fut dépassé par cette évolution. Il n’avait pas les illusions de la social-démocratie sur l’effondrement du capitalisme, mais il préconisait une politique d’alliance de toutes les couches sociales patriotiques, y compris les patrons, contre la « colonisation » américaine et la division de l’Allemagne qui était tout aussi irréaliste. Il oubliait simplement que les Etats-Unis recherchaient le renforcement de la bourgeoisie allemande et que la classe ouvrière ouest-allemande n’était pas particulièrement attirée par l’exemple donné en Allemagne de l’Est : expropriation bureaucratique et autoritaire de la bourgeoisie, autarcie et austérités économiques. De ce fait, sa politique d’unité nationale et démocratique, ses appels au respect des accords de Potsdam n’avaient pas beaucoup de crédibilité. Les masses soupçonnaient qu’il l’adoptait en fonction de ses liens avec les communistes de la zone soviétique et de l’U.R.S.S. et non en fonction des impératifs de la lutte des classes. Elles se détournaient donc peu à peu d’un parti qui, en 1945, avait pourtant retrouvé beaucoup d’adhérents. À partir de 1948, le K.P.D. (P.C.A.) connaît crise sur crise et perd ses militants par dizaines de milliers ; en 1956, au moment de son interdiction, il ne jouera plus qu’un rôle marginal.

Le bilan du second après-guerre est par conséquent décevant. La classe ouvrière a renoué plus ou moins instinctivement avec son passé, accordé une certaine attention aux émigrés de retour en Allemagne ou aux anciens déportés des camps de concentration. Elle n’a pas pour autant forgé au cours de luttes significatives une avant garde politique et syndicale, susceptible de relier la réalité quotidienne à des perspectives anticapitalistes plus larges. À la fin des années quarante et au début des années cinquante, le socialisme n’est plus un problème d’actualité, même si la social-démocratie et, dans une moindre mesure, les syndicats continuent à le brandir comme un drapeau. La classe ouvrière s’est résignée à accepter une optique productiviste : le « miracle économique » et le progrès technique doivent peu à peu faire disparaître la pauvreté et les difficultés matérielles.

En d’autres termes, elle s’est soumise à un processus accéléré d’accumulation capitaliste non seulement au niveau du procès de travail, mais aussi au niveau idéologique. Tout son encadrement, politique, syndical, etc., est en fait tourné vers la paix sociale, étant donné la part décisive qu’y joue l’organisation de la cogestion. Introduite en 1947 dans la sidérurgie et le charbon comme contre-feu aux aspirations autogestionnaires, la cogestion, telle qu’elle a été légalisée en 1951 pour la sidérurgie et les charbonnages, en 1952 pour le reste de l’industrie, prétend en effet transformer les deux camps ouvrier et patronal en partenaires sociaux aux intérêts convergents. Les ouvriers et les employés représentés pour moitié ou pour un tiers dans les conseils d’administration et par des conseils d’établissement sont aiguillés vers l’intégration dans la mesure où la prospérité des entreprises est saisie comme la condition essentielle de l’amélioration du sort du personnel par ces mêmes représentations. On peut sans doute considérer que la cogestion a rendu le climat social des usines allemandes moins pesant qu’en France et la discipline apparemment plus acceptable, mais la cogestion sous son aspect fondamental a eu et a pour effet de rétrécir l’horizon des travailleurs, de les émietter en autant d’unités isolées qu’il existe d’entreprises, alors que la dynamique des investissements et par conséquent celle des salaires dépend de la dynamique économique d’ensemble.

Les syndicats du D.G.B. ont d’ailleurs bien senti le danger et la plupart d’entre eux ont créé dans les entreprises une représentation non officielle d’hommes de confiance chargés de prendre en charge les revendications salariales communes aux entreprises et à la branche, voire aux travailleurs de toute l’économie. Cet effort louable ne doit toutefois pas dissimuler que les syndicats sont eux-mêmes partie prenante de l’organisation cogestionnaire du monde du travail. Il faut d’abord signaler que de nombreux permanents syndicaux siègent dans les conseils d’administration et dans les conseils d’établissement où ils assument beaucoup de décisions patronales importantes. En outre, les syndicats ont accepté de s’insérer dans un système de conventions collectives, régionales et suprarégionales, qui prévoient explicitement des clauses de paix sociale et naturellement des amendes pour les syndicats qui y contreviennent.

Il est vrai que, pour un temps, les syndicats se sont prononcés en faveur d’une politique d’expansion des salaires, c’est à-dire pour une redistribution du revenu national grâce à l’action revendicative et pour une croissance basée sur la consommation populaire. En réalité, ils n’ont jamais pu la mettre en pratique parce que l’afflux constant de réfugiés d’Allemagne de l’Est jusqu’en 1961 pesait très fort sur le marché du travail et parce qu’il se manifestait un écart croissant entre les salaires officiels et les salaires réellement versés par les patrons — à la suite d’accords sur les primes avec les conseils d’établissement ou d’entreprise. En somme, malgré leur nombre les syndicats ne pouvaient intervenir qu’avec une efficacité très minime sur la dynamique salariale. Tout au plus pouvaient-ils compter sur les moments favorables de la conjoncture économique — les moments de surchauffe pour négocier de meilleurs salaires. Cela signifiait que le patronat gardait l’initiative et pouvait augmenter le taux d’exploitation tout en augmentant les salaires — mais moins que l’augmentation de la productivité du travail. Aussi, au fur et à mesure que les années passaient, les syndicats abandonnaient leur langage radical, ne parlant plus de la lutte de classes qu’à mots couverts ou en périphrases prudentes. En 1949, le congrès du D.G.B. exigeait la nationalisation des industries de base ; à la fin des années cinquante, au début des années soixante, il n’était plus guère question que de la justice ou du progrès social en général.

Sur le plan politique, l’évolution était tout à fait parallèle. La social-démocratie se dépouillait peu à peu de ses oripeaux socialistes et s’adaptait aussi à l’esprit cogestionnaire. De plus en plus nombreux étaient, dans son sein, ceux qui attribuaient les défaites électorales de 1949, de 1953 et de 1957 à l’emploi du vieux langage « lutte de classe » hérité de la république de Weimar. Dans l’esprit des stratèges du parti, il fallait s’adapter à un électorat de classes moyennes attiré par le centre et effrayé au contraire par les thèmes socialistes dans un climat général marqué par l’anticommunisme. Il fallait en quelque sorte se transformer en parti du peuple en général et tenir compte de tous les fétiches de la vie publique : l’économie de marché, le danger venant de l’Est. C’est ce que sanctionne le congrès de Bad Godesberg à une majorité massive. Le système de paix sociale paraissait parfait, presque plus parfait que celui établi en Scandinavie : il coûtait moins cher à la bourgeoisie.

Le coup de tonnerre

Pourtant, c’est au moment de ses plus grands succès qu’il commence à être miné. A partir de 1962-1963, la pénurie de main-d’oeuvre qualifiée commence à se faire sentir dans de nombreuses branches et la position des travailleurs s’améliore progressivement sur le marché. Pour faire face à cette situation relativement nouvelle et pour mieux affronter la concurrence étrangère, le patronat allemand recourt massivement à l’innovation technologique, mais aussi à l’intensification du travail pour contrebattre la tendance à la baisse du taux de profit. Cela n’empêche pas la situation de se dégrader lentement. Les augmentations de salaires, pour la première fois depuis la guerre, dépassent dans plusieurs branches l’augmentation de la productivité de travail (1965, 1966). La conséquence logique de ce phénomène est la récession de 1966-1967 qui éclate comme un coup de tonnerre dans le ciel de la prospérité allemande. Les travailleurs voient réapparaître le spectre du chômage, ils constatent en même temps que les syndicats ne sont guère préparés à les défendre dans une telle situation, leur réaction la plus courante étant de modérer les revendications salariales pour permettre une reprise de l’économie. On ne peut s’étonner que, dans ce contexte, la croyance dans les vertus du progrès économique et de la croissance économique soit sérieusement ébranlée. La bourgeoisie, qui n’en croit pas ses yeux, voit réapparaître les drapeaux rouges dans la Ruhr, en signe de protestation.

Elle est d’autant plus inquiète que, sur le plan idéologique, un nouveau front est en train de s’ouvrir chez les étudiants. Ceux-ci, jusqu’à la fin des années cinquante, s’étaient distingués par leur apolitisme ou par leur conformisme. Sans doute les corporations réactionnaires ne faisaient-elles plus tellement recette parmi eux, mais on ne pouvait pas leur reprocher de mettre en question des ressorts essentiels du régime capitaliste. Or, brusquement, semble-t-il, à partir de 1967, ils découvrent que la civilisation qu’on leur offre est insupportable, que la guerre du Việt-nam est une manifestation d’impérialisme barbare, que la République fédérale est un pays caractérisé par de profondes inégalités sociales, que l’anticommunisme sert d’alibi à conservation et à la réaction sociales et que l’enseignement universitaire est lui-même un élément de la reproduction du système. Cette prise de conscience n’est évidemment pas aussi soudaine qu’on a bien voulu le dire, elle a été préparée par la transformation du travail intellectuel, par sa pénétration dans l’industrie et sa soumission progressive aux impératifs de la production de plus value ainsi que par la transformation graduelle des universités en usines du savoir. Il est vrai néanmoins que l’explosion étudiante a surpris tout le monde, y compris les étudiants eux-mêmes.

L’explosion de 1969-1970

À court terme, la révolte étudiante n’a pas changé grand-chose. L’establishment est resté ce qu’il était malgré les manifestations massives d’avril 1968 contre le magnat de la presse Axel Springer. A moyen terme, par contre, les effets sont difficilement calculables. Cinq ans après, le monde intellectuel de la République fédérale n’est plus reconnaissable : les idéologues conservateurs sont sur la défensive dans presque tous les domaines, histoire, sociologie, littérature, etc. Bien entendu, ce mouvement contestataire n’a pas eu d’effets directs sur la classe ouvrière. Les ouvriers se méfient des étudiants « fils à papa », cela ne les empêche pas de voir le monde autrement maintenant, de déceler avec plus d’acuité les incidences de la croissance capitaliste dans le domaine du logement, de la circulation, des transports, de l’enseignement et surtout de l’industrie. Bref, ce qui semblait normal, habituel auparavant, ne l’est plus aujourd’hui.

Cette modification essentielle des vues et des réactions ouvrières s’est concrétisée au cours des grèves sauvages de l’automne 1969. En 1968, les conventions collectives s’étaient conclues sur des accords décevants qui contrastaient avec la vigueur de la reprise économique et la force de la poussée inflationniste. Les travailleurs voyaient les profits grimper avec une grande vitesse, plus vite encore que les prix, alors que le pouvoir d’achat stagnait ou régressait. Le refus du patronat d’envisager un quelconque changement d’attitude à l’automne 1969 fut par conséquent ressenti comme une véritable provocation, comme une insulte dédaigneuse à l’égard de travailleurs considérés comme des moutons. Dans la métallurgie, les arrêts de travail accompagnés de manifestations de rue se répandirent en quelques jours comme une traînée de poudre sans que les travailleurs se soucient un seul instant des conseils d’entreprise, des procédures de conciliation. Le résultat de cette explosion spontanée fut tout aussi significatif : les patrons se hâtèrent de faire des concessions pour éviter le pire et se gardèrent bien de faire appel à la police. En 1970, leur inquiétude était encore si fraîche qu’ils conclurent des conventions collectives très favorables aux syndicats. La République fédérale n’était plus le paradis de la paix sociale.

La bourgeoisie industrielle, pourtant attachée à son image de marque paternaliste et sociale, dut se résigner à la contre offensive en 1971. A l’automne, elle suscita un conflit majeur avec le syndicat de la métallurgie dans le Bade-Wurtemberg qui se décida à faire grève. Ce fut le plus grand conflit du travail depuis 1948, caractérisé par un grand mouvement de solidarité chez les travailleurs, mais aussi par la faiblesse de la direction syndicale du mouvement, par ses déclarations défensives sur la signification des revendications salariales. Le compromis qui fut conclu, après une manifestation de masse à Stuttgart, permettait tout juste aux métallos de sauvegarder leur pouvoir d’achat, compte tenu de l’inflation. Dans la chimie, l’affrontement fut tout aussi dur, mais les résultats obtenus par les grévistes furent encore moins satisfaisants. Le patronat utilisa, en effet, au maximum le manque d’expérience d’un syndicat qui n’avait pas fait grève depuis quarante ans.

Une méfiance nouvelle

À l’évidence, la lutte de classe s’exacerbait de par l’initiative de la grande industrie, bien décidée à faire face aux conséquences des concessions de 1969-1970 et aux conséquences de la réévaluation du mark et de son flottement. Elle avait même son prolongement sur le plan politique, particulière ment au cours des premiers mois de 1972. L’offensive de la C.D.U.-C.S.U. de Barzel Strauss contre la social-démocratie et son ouverture à l’Est s’insérait en fait dans une attaque générale pour permettre la restauration d’un Etat fort du type adenauerien et pour intimider aussi bien les réformistes que la nouvelle extrême gauche. Là encore les réactions de la classe ouvrière furent étonnantes. Elle se mobilisa spontanément et massivement contre le renversement à froid du gouvernement Brandt-Scheel au moyen de grèves d’avertissement, de manifestations de rue que la social-démocratie considéra avec des sentiments très mêlés. Certains membres de la nouvelle gauche firent la fine bouche, parce qu’il s’agissait de manifestations en faveur d’un chancelier social-démocrate. Il ne faut pourtant pas minimiser la portée de ces événements : la classe ouvrière a senti qu’on voulait limiter sa liberté d’action. Avec les moyens dont elle disposait, avec ses illusions aussi, elle a fait face. On peut donc dire que, de façon encore très embryonnaire, elle se manifesta comme classe sur le plan politique. Les élections de novembre 1972 sont la conséquence logique de ces premiers balbutiements.

Comment peut-on décrire la situation au début de 1973 ? Elle est, bien sûr, encore très confuse. Mais on peut dégager les lignes de force suivantes. La classe ouvrière d’abord ne fait plus unanimement confiance à l’encadrement cogestionnaire. Dans les entreprises, elle élit souvent des communistes ou des socialistes de gauche, plus ou moins critiques à l’égard des institutions officielles. Elle commence aussi à voir qu’il faut mettre fin aux écarts entre les salaires officiels et les salaires réellement versés : revendications d’intégration des primes aux salaires. Avec du retard sur l’Italie ou la France, elle s’intéresse aux augmentations uniformes pour tous, revendications partiellement reprises par les syndicats à la fin de 1972, aux conditions de travail : cadences, postes de travail, etc.

Sur le plan politique, elle se laisse de moins en moins prendre aux pièges de l’anticommunisme et de l’antigauchisme. Majoritairement, elle reste attachée à la social-démocratie, mais il est indéniable qu’elle la considère d’un oeil assez critique, comme en témoigne l’accueil très frais qu’a reçu la déclaration gouvernementale de Willy Brandt en janvier dernier. La classe ouvrière dans son ensemble apparaît plus méfiante, plus vigilante. Les accords de salaires qui viennent d’être passés en janvier 1973, dans la métallurgie en particulier, ont très mal passé à cause des concessions faites par les syndicats qui veulent ménager le gouvernement Brandt et de nombreux syndicalistes n’excluent pas des grèves sauvages à l’automne. Aujourd’hui, l’incertitude règne sur les réactions éventuelles du prolétariat le plus concentré et potentiellement le plus fort d’Europe. Il ne saurait naturellement être question de prédire une brusque explosion révolutionnaire, mais il est de plus en plus probable que l’encadrement cogestionnaire subira de rudes assauts dans les prochains mois.