Algérie : impuissance des mouvements populaires

, par LARABI Samir

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Les mouvements populaires algériens — syndicaux, islamistes ou régionalistes — sont à la dérive. En cause, d’une part, la capacité jamais démentie du pouvoir à coopter ou réprimer toute force sociale représentant une menace potentielle pour son hégémonie, d’autre part la difficulté des acteurs sociaux à construire des ponts entre secteurs mobilisés. La prolifération récente de luttes sociales localisées confirme ce diagnostic pessimiste.

Au lendemain de l’indépendance, le jeune Etat indépendant issu d’un mouvement nationaliste radical et d’une révolution armée contre le colonialisme français se trouve face à une situation désastreuse : des milliers de villages rasés, des populations déportées et une économie laminée. Imprégnés d’une culture politique égalitariste et anti-impérialiste, les pouvoirs publics se lancent dans un projet de développement étatiste, la manne pétrolière aidant, qui s’appuie sur de grands projets d’industrialisation, des nationalisations, la réforme agraire et la démocratisation de l’enseignement. Le pluralisme politique et syndical est supprimé dans le même mouvement. L’extension du salariat permet au régime de gagner la confiance des populations fraîchement émancipées de lindigénat imposé par la colonisation de peuplement. Le consensus ne tarde cependant pas à se fissurer. La perte de légitimité du système est mise à nu lors des grèves ouvrières de 1977, puis du mouvement démocratique des années 1980. En 1986, la chute des prix du pétrole sonne le glas du contrat social postcolonial. Les révoltes d'octobre 1988 vont accélérer la crise du système et forcer la transition vers le pluralisme politique et syndical. Les ajustements structurels sont mis en œuvre dans un contexte de crise politico-institutionnelle et de guerre civile. Les populations sont coincées entre le marteau de l’Etat, qui réprime et déstructure le secteur économique public, et l’enclume des groupes islamistes armées, qui causent la mort de quelque 200 000 personnes et des pertes économiques gigantesques. Sur le plan social, les réformes imposées par le FMI entraînent un véritable désastre, avec le licenciement de plus de 500 000 travailleurs et la paupérisation de larges couches de la société suite aux coupes dans les budgets alloués aux services publics. Ce contexte a affaibli le mouvement social et l’a mis sur la défensive. Mal élu à l’élection présidentielle d'avril 1999, Bouteflika opte pour une politique néolibérale de privatisation à tout crin et mise sur les investissements étrangers pour relancer l'économie. Les accords d’association avec l'UE et les négociations pour adhérer à l'OMC terminent de soumettre l’économie aux exigences de la mondialisation libérale, en introduisant la flexibilité de l'emploi et en précarisant le monde du travail. Ces mesures antisociales s’articulent à une gestion répressive des mouvements sociaux, qui remet en cause les libertés démocratiques et syndicales. La criminalisation des mouvements de contestation sociale s’accentue après 2001, suite à la radicalisation des luttes. C'est dans ce contexte historique global qu’il faut analyser l’évolution récente des mouvements sociaux algériens. {{{Mouvement syndical : entre cooptation et volonté d’autonomie}}} L'histoire du mouvement syndical algérien post-indépendance est intimement liée à celle de l'UGTA (Union générale des travailleurs algériens). Née pendant la révolution algérienne afin de mobiliser les travailleurs pour la cause nationale sous la direction politique du FLN (Front de libération nationale), l’UGTA a une identité nationaliste davantage qu’une identité de classe. Au lendemain de l'indépendance, elle cherche à maintenir son autonomie vis-à-vis de l'Etat et des luttes de pouvoir de l'époque, tout en soutenant les mesures sociales et économiques officielles. Mais au congrès de 1969, le pouvoir impose de force une direction parachutée et annexe la centrale syndicale au parti-Etat, faisant d’elle une « organisation de masse » officielle. La centrale devient l'instrument privilégié du régime pour mener à bien ses différentes campagnes politiques. Beaucoup de dirigeants syndicaux seront d’ailleurs cooptés pour devenir des cadres de l'Etat et du parti. Cette prise de contrôle n'a cependant pas empêché les travailleurs de mener des grèves importantes dans les années 1977 à 1982 et d’arracher des conquêtes. Mais l’Etat va intervenir pour mettre un terme à cette montée des luttes qui remettait aussi en cause le pouvoir de la bureaucratie et du parti unique. Il institue les fameux articles 120 et 121, qui exigent l'appartenance préalable au parti pour accéder aux postes de responsabilité au niveau des appareils de l’Etat et des organisations de masse. À partir de ce moment, les luttes seront durement réprimées par les forces de l'ordre. Les grèves ouvrières de 1988, qui débouchent sur les révoltes sanglantes d'octobre et l'avènement du pluralisme syndical, ont fondamentalement modifié le champ syndical algérien. Loin de s'autonomiser, la centrale maintient son cap et se bureaucratise toujours plus. Au fil des années, l'UGTA tourne le dos aux aspirations des travailleurs et appuie les politiques économiques des gouvernements successifs. Toute tentative de résistance ouvrière va systématiquement être réprimée par la bureaucratie syndicale. Mais la période post-1988 verra parallèlement la naissance d'une cinquantaine de syndicats dits « autonomes ». Ces organisations apparaissent dans le secteur de la fonction publique. Elles constituent l’expression des couches supérieures et lettrées de la classe ouvrière, laminées par les plans d’ajustement structurel (PAS). Ces organisations ont montré une grande combativité syndicale ces dernières années, autour des questions de salaire, de statut et de la défense des libertés syndicales. Ces syndicats autonomes ont cependant leurs limites, liées notamment à leur hétérogénéité : d’une part, « le caractère pragmatique de leur culture syndicale, l’expérience encore rudimentaire chez certains et même parfois un fonctionnement peu démocratique, voire bureaucratique » (Abderrezak, 2006), et d'autre part, « une appréciation partielle des rapports de forces » (Djabi, 2008) face à la libéralisation rampante. Il faut ajouter à cela l'incapacité du mouvement syndical à s'implanter dans le secteur privé, lequel « ne reconnaît pas le travail syndical, ni le syndicat comme partenaire. Comme si l’Algérie revenait à la période du capitalisme sauvage » (Djabi, 2005). Quant au mouvement étudiant, autrefois connu pour sa combativité et son attachement à son autonomie, il a perdu toute crédibilité et s'est émietté en plusieurs syndicats sans autonomie, enfermés dans un discours « identitaire ». Les formes de contestation sont spontanées et se perdent dans des logiques émeutières sans lendemain, quand elles ne sont pas récupérées par les organisations estudiantines « agréées ». Les solidarités régionales et les tactiques de gangs prédominent, dans un contexte de désyndicalisation massive. Il y a bien des expériences d'auto-organisation dans certaines universités et résidences universitaires, mais d’une part elles sont rares et d’autre part, malgré leur énergie et leur démocratie interne, elles sont sans prolongement national et sans perspective syndicale globale. {{{Mouvement islamiste neutralisé}}} Jusqu’au milieu des années 1970, les mouvements islamistes évoluent principalement dans l’espace universitaire. Leurs activités se focalisent sur des campagnes de moralisation de la vie publique du point de vue religieux et ils ne montrent aucun intérêt pour la construction d’un mouvement de masse. Les islamistes sont alors tolérés par lEtat, qui y voit un moyen d’affaiblir les différents courants communistes et berbéristes. Jusqu’au jour où les salafistes (tendance radicale du mouvement islamiste) changent de stratégie et décident de capitaliser sur les révoltes de la jeunesse doctobre 1988. Les salafistes réussissent à prendre la direction de ce mouvement de contestation sociale et à se positionner comme alternative à un régime « corrompu » et qualifié de « mécréant ». Ils ravissent en quelque sorte ce statut d’alternative à des courants progressistes implantés de longue date dans les mouvements sociaux classiques mais à court d'initiatives et fragilisés par la chute du mur de Berlin. Avec l'avènement du FIS (Front islamique du salut), les islamistes deviennent la première force politique du pays. Le Front vise la conquête du pouvoir politique. Après avoir raflé la majorité des assemblées communales lors des élections de juin 1990 et mené une grève insurrectionnelle en juin 1991, il est donné majoritaire à la veille du deuxième tour des législatives de 1992. L’armée décide alors de les annuler et d’instaurer l’état d'urgence. La direction du FIS est emprisonnée ou doit s’exiler. Le conflit entre forces gouvernementales et islamistes prend une tournure militaire et le pays sombre dans la violence. Les groupes islamistes armés déclarent une guerre sans merci à l’Etat puis au peuple, ce même peuple qui les a soutenus auparavant. Les islamistes radicaux perdront petit à petit le crédit populaire. Une sorte de front anti-islamiste se constitue et l'autodéfense populaire se met en place derrière l'armée. Entre-temps, les pouvoirs publics négocient la reddition de la majorité des islamistes armés en instituant les lois de la concorde civile. Beaucoup d'entre eux se lancent dans les affaires. Quant aux islamistes dits « modérés », ils sont trop divisés pour constituer une force politique et se sont aussi discrédités aux yeux des masses en acceptant le jeu institutionnel, la cogestion et le soutien au régime. Lors des derniers événements de Gaza, les islamistes nont pas pu diriger le mouvement de solidarité au peuple palestinien.

Du mouvement culturel berbère au mouvement populaire de Kabylie

Si la revendication berbère remonte au mouvement national, sa structuration en tant que mouvement politique s’est faite après le printemps amazigh, en avril 1980, sous le sigle du mouvement culturel berbère. Ce mouvement interclassiste a mobilisé la majorité écrasante des populations de Kabylie autour de la promotion de la langue amazigh et de la démocratisation du pays. Il a mobilisé des milliers de personnes durant 25 ans et a connu son apogée lors du boycott scolaire de 1994-1995. Le mouvement va ensuite s’épuiser en luttes intestines entre factions, notamment sous l’influence des partis kabyles.

Si le mouvement culturel berbère n’est plus qu’un souvenir aujourd’hui, il a formé une génération de militants politiques qui se sont par la suite investis dans les mouvement sociaux et les structures associatives. Et les émeutes qui ont suivi lassassinat du chantre de la chanson kabyle Matoub Lounès ont démontré que le fossé entre la population et les structures politiques qui dominent la vie politique en Kabylie reste béant. C’est la permanence de ce fossé qui explique l’apparition, en 2001, du mouvement populaire de Kabylie. Appelé aussi « mouvement citoyen », il est le résultat de l'élan d'auto-organisation consécutif à la répression des émeutes insurrectionnelles qu'a connues la région au mois d'avril 2001. Cette répression a causé la mort de 132 personnes et fait des milliers de blessés. Constitué des délégués des quartiers et villages, le mouvement s’était doté dune plate-forme de revendications en 15 points baptisée la « plate-forme d’El-Kseur ». Parmi les revendications principales figuraient lofficialisation de la langue amazigh, le départ de la gendarmerie, un plan socio-économique pour la Kabylie et une allocation de chômage à 50 % du salaire minimum pour tout demandeur d'emploi. Porté par la jeunesse des villes et villages déshérités, ce mouvement a mobilisé toute la Kabylie, notamment lors de la marche historique du 14 juin 2001, à laquelle plus de 800 000 personnes ont participé pour appuyer la plate-forme. Les manifestants ont cependant été l’objet d’attaques violentes de la part de bandes de voyous téléguidées par le pouvoir. Celui-ci a ensuite pris prétexte de la violence des affrontements pour interdire toute marche à Alger et dressé un « cordon sanitaire » autour du mouvement pour éviter toute forme de contagion dans le pays. Cet événement marque le début du déclin de la dynamique, qui n’a pas pu s'étendre à l’ensemble du pays malgré la vague des émeutes qui a secoué 43 départements. Mais la crise du mouvement citoyen de Kabylie s’explique aussi par ses tendances centrifuges et la distance politique que sa direction a voulu garder vis-à-vis des luttes syndicales que connaissait le pays au même moment. {{{Entre prolifération des luttes et impuissance sociale}}} Nous assistons depuis 2001 à un cycle de contestation sociale long et d'une grande densité dans l'ensemble du territoire, où des grèves et des émeutes sont quotidiennement recensées. Les revendications tournent autour de lamélioration des conditions de vie des citoyens : chômage, niveau des salaires, salaires impayés, revalorisation des métiers, refus des privatisations d’entreprises. Elles révèlent l’évolution de la société et des centres d’intérêts qui mobilisent ses citoyens. « Il y a quelques années à peine, les manifestations en Algérie étaient portées par des revendications culturelles et religieuses. Aujourd’hui, l’intensité des actions collectives tourne autour des problèmes économiques et sociaux… La société algérienne revient en quelque sorte sur terre » (El-Kenz, 2008).

Côté citoyen, ces luttes obéissent souvent à des logiques émeutières et n’ont généralement pas de prolongement organisationnel. Côté monde du travail, elles sont défensives, malgré la dureté des conflits qui opposent les travailleurs au patronat public ou privé. Ces mouvements ne cessent cependant denregistrer des défaites successives et de voir leurs acquis remis en cause. La crise des mouvements sociaux et populaires est essentiellement liée aux limites des forces sociales qui les portent, à leur segmentation, à l'absence de vision globale des enjeux de l'heure qui pourrait les unir en un mouvement alternatif crédible aux yeux de tous les laissés-pour-compte du pays. {{{Bibliographie}}} Abderrezak A. (2006), {Le mouvement syndical en Algérie et la dynamique des syndicats autonomes}, université d’été du CNAPEST (syndicat autonome de l’éducation), 24/07. Djabi A (2008), « Le syndicalisme entre surpolitisation et désir dautonomie », Algeria interface, mars.

Djabi A. (2005), entretien, Liberté, 09/01.

El-Kenz A. (2008), « Mouvements sociaux, lien politique et lien social », El Watan, 16/09.