- Quelle est ton origine sociale ? Quelles études as-tu suivies ?
Je suis né dans une famille d’employés. Mon grand-père paternel était employé du chemin de fer. Mon grand-père maternel était employé, qu’on pourrait appeler supérieur, dans le négoce du café au Havre. C’est au Havre que mes deux parents se sont rencontrés, où je suis né en 1921 et où j’ai passé mon enfance. Mon père avait débuté commis chez un courtier. Il a grimpé les échelons et est devenu, dans les années 20, inspecteur, à la BNC, puis enfin Caissier principal de l’agence du Havre. Victime de la grande crise des années 30, il a été licencié. Notre famille s’est retrouvée dans une misère complète. Mon père a remonté la pente peu à peu, il est devenu représentant de commerce. Mes deux frères et moi n’avons pas fait d’études. J’ai eu le certificat d’études à 13 ans. Puis j’ai suivi une année de primaire supérieure. Finalement j’ai commencé une année dans la filière commerciale, qui faisait suite, mais j’ai rapidement abandonné. Les études commerciales ne m’intéressaient pas : je voulais être poète. Et je voulais travailler tout de suite pour m’acheter des livres. Mon père était autodidacte, il lisait beaucoup. J’ai fait de même. La lecture à été mon activité principale dans la vie. À 14 ans j’ai calculé le nombre de livres que je pourrais lire dans mon existence. En fixant mon décès à 60 ans, j’arrivais à 3 000 livres, et je trouvais ce nombre terriblement petit. Finalement je dois avoir atteint au moins ce nombre.
J’ai donc commencé à travailler à 14 ans, dans le négoce comme mes frères. Le négoce était l’activité principale du Havre : d’abord le coton, ensuite le café. Mon père n’a jamais fait de politique, il votait radical-socialiste. Il a voté socialiste pour la première fois en 1936. Des amis de mon père étaient francs-maçons. Mon père le devint. Ses amis étaient cultivés et intelligents. J’ai beaucoup appris avec eux.
Mon frère aîné était aux Auberges de Jeunesse dès 1936. La première organisation d’Auberges était d’origine chrétienne, sous la direction de Marc Sangnier. À l’époque du Front Populaire, un mouvement laïque des Auberges de Jeunesse s’est constitué, laïque et apolitique sous l’égide de Léo Lagrange. Ce mouvement a été créé par Mme Grunebaum-Ballin. Je m’entendais mal avec mon frère aîné, de ce fait je ne suis entré aux Auberges de Jeunesse qu’en 1938, quand il est parti au service militaire. Aux Auberges, j’ai découvert les classiques de la classe ouvrière. Après la débâcle, Mme Grunebaum-Ballin a dû passer la main à des jeunes trotskystes (non connus comme tels), Maurice Laval et Lucienne Abraham. C’est à partir d’un de mes contacts des Auberges de Jeunesse, pris dès 1940, que je suis finalement entré au groupe Octobre, au début 1943.
- Tu as écris que Pierre Lambert a basculé en juin 51 du côté des minoritaires parce qu’il a été dénoncé par Pablo. Comment cela s’est-il passé ?
Raoul en parle de façon indirecte. En 51, Lambert est resté un peu en retrait. L’Unité, auquel il tenait beaucoup, était financé en partie par les Yougoslaves. L’Unité regroupait beaucoup de membres de FO, voire même des droitiers de FO. Et c’était deux raisons pour que Pablo en veuille la fin. Lambert est allé voir Pablo pour obtenir le maintien de L’Unité. Il a dû lui proposer un marchandage politique. Pablo l’a dénoncé en pleine assemblée générale de la Région Parisienne. Il nous a rejoint à ce moment là.
- Au premier jour du VIIIe congrès (le 13 juillet) Bleibtreu présente le rapport politique. Ce rapport se termine par une partie « Travail indépendant et travail fractionnel » (pages 17 à 23). Le compte rendu indique que ce rapport provoque un débat, en particulier la partie concernant le travail en fraction. Que s’est-il passé ?
Le débat a été assez léger. Lambert se contentait de dire qu’on ne pouvait pas continuer tout ce qu’on faisait avant avec ce qui nous restait de militants. Il proposait un repli sur le travail syndical.
À cause de la scission, il régnait une grande démoralisation dans nos rangs. Dans notre organisation, il n’y avait plus grand monde, surtout des ouvriers et quelques étudiants. Je me souviens des ouvriers proches de Lambert. Mais je vois, par les lettres que tu m’as dénichées, que même des cadres, comme Brassamain et Ducimetière (de l’ancien rayon Puteaux-Suresnes) étaient sortis au moment de la scission et ne sont revenus qu’en 1953.
Lucien Fontanel était absent lors du congrès, car c’était un grand malade (il s’est suicidé après notre exclusion de 1955). Il m’a écrit pour me demander si c’était seulement par manoeuvre que Bleibtreu avait insisté sur le travail à mener dans le PC. Je lui ai répondu que non. Mais, de toute façon, on n’avait personne pour aller au PC, nos militants étaient quasiment tous connus comme trotskystes.
- Quelle était la position de M. Gibelin ?
J’ai l’impression qu’une fois que la scission a été consommée, M. Gibelin ne croyait plus en l’organisation. Il a laissé tomber la direction du PCI. Par contre, il participait à L’Unité syndicale.
- Dans ton article de Critique Communiste de 1976, tu indiques que le PCI majoritaire aurait eu au moment de la scission 200 à 250 militants. Différentes sources (dont le nombre de délégués) indique un peu moins d’une centaine. Qu’en penses-tu ?
Il y a eu une très grosse démoralisation au moment de la scission. Certains n’ont pas participé à l’élection des délégués, d’autres se sont retirés de l’organisation à ce moment là, et sont revenus après (comme Righetti et tout le groupe de Puteaux-Suresnes). Mais je pense maintenant que je me suis trompé en 76, et je pense que 150 est le bon chiffre pour le moment même de la scission. C’est d’ailleurs le chiffre que j’ai retenu dans mon livre qui va paraître.
En tout cas, on n’a pas beaucoup recruté jusqu’en 1955. Nous, la tendance Bleibtreu, on est sorti avec 12 à 15 militants cette année là. La tendance Raoul comptait entre 20 et 30 personnes. Je voulais les amener à sortir avec nous. Je suis venu à une de leurs réunions. C’était une espèce d’opposition de sa majesté à Lambert ; certains sont sortis assez vite. Boris Fraenkel a été en dehors de toutes ces bagarres. Il n’était pas membre du PCI, ayant été exclu de sa section d’origine. C’est bien plus tard, après 55, qu’il a rejoint Lambert.
- À l’issue du VIIIe congrès, je suis surpris des responsabilités : la responsabilité syndicale échoit à Lefèvre et la responsabilité « fraction » à Lambert. De quelle fraction s’agit-il ? Du travail en fraction dans le PCF ou de la coordination des fractions syndicales organisées dans chaque corporation où il y a des militants PCI ?
Jean Lefèvre était un cadre ouvrier recruté pendant la guerre. Il boitait. Lefèvre était un paravent pour Lambert. J’ai l’impression qu’il vaut mieux prendre fraction dans le deuxième sens. Lambert était un manipulateur.
- Dans une liste de souscription de décembre 54, j’ai vu que tu appartenais à la cellule « employés ». Peux-tu me parler de cette cellule ? Combien avait-elle de membres ? Quelle était sa composition sociale ? Quelles étaient ses activités ? Comment fonctionnait-elle ? Où se réunissait-elle ?
J’ai appartenu longtemps à la cellule de Just, car je travaillais aux éditions du Pré aux Clercs. J’y étais le seul employé, avec une secrétaire. Quand je passais de ce travail à celui de permanent, ma compagne prenait ma place, par arrangement avec mon patron.
Au vu de ta liste des militants par cellule de décembre 54, je vois que j’étais alors à la cellule Employés. Maria était le pseudonyme de Soledad Estorach, Lucien celui de Lucien Fontanel (il travaillait à la Sécurité sociale ou aux Allocations familiales), Lecomte celui de Serge Dhénin, Antoinette était Rolande Depaepe et Nadia était la compagne de Stéphane Just. Ma propre compagne Soledad Estorach a cessé de militer après notre exclusion.
La vie de cellule était très stricte. On élisait un secrétaire et un trésorier. Les réunions se tenaient chez l’un de nous. On consacrait la réunion principalement :
— aux tâches : qui fait quoi ?
— à la discussion : sur la situation politique, sur des thèses proposées...
On vivait comme des activistes, c’était ahurissant. On avait des programmes de travail de dingues. Par exemple, Rolande Depaepe a été amenée un même jour à tant se déplacer qu’elle a pris plus de trente fois le métro. À la fin elle s’est évanouie de fatigue. Pendant des années, j’avais des réunions de commissions, de cellules, quasiment tous les jours et je faisais le journal. Je passais beaucoup de temps à écrire : j’avais besoin de me relire et de me corriger. Je faisais l’éditorial ou l’article leader de La Vérité le dimanche : j’y passais ma journée dans le minuscule studio où j’habitais. Le samedi matin, je dormais, je liquidais ma fatigue de la semaine. Heureusement que j’avais une très bonne santé !
Cet activisme nous faisait problème. Notre organisation était une vraie passoire. Qui pouvait résister à ce rythme de travail ? On usait les militants d’une façon terrible.
À noter qu’on était une organisation très féminine. Dans le comité régional de la fin des années 40, j’étais le seul homme avec Lili Bleibtreu, Simone Minguet, Jeanne Danos, Rolande Depaepe, Catherine.
- Beaucoup de textes internes indiquent que, depuis la Libération, il y a davantage d’ouvriers au parti. Pourtant dans votre lettre du 29/09/53 à Hanley vous demandez 10 exemplaires du Militant et de Fourth International, car vous dites que « beaucoup de nos camarades savent l’anglais ». J’ai l’impression qu’en 1953 la connaissance de l’anglais était peu répandue dans les milieux ouvriers. Qu’en penses-tu ?
Il n’y a pas contradiction. On était une organisation essentiellement ouvrière, et certains camarades se mettaient à l’anglais. Renard racontait qu’il apprenait l’anglais aux toilettes. Les trotskistes étaient connus comme des militants cultivés. Les échanges entre nous étaient très riches. L’Internationale a été mon université.
J’ai découvert au PCI le surréalisme. Les droitiers étaient proches des surréalistes. Une anecdote : avant 48, une cellule du PC est gagnée par nous. Craipeau y va pour discuter avec eux. Un militant du PC lui demande : « Est-ce que, pour être trotskiste, il faut être surréaliste ? ».
Ce sont des militants qui m’ont fait lire Guilloux, Malraux, Istrati...
À partir des années 50, Lambert m’a demandé de tenir dans l’Unité une chronique littéraire sous le pseudonyme de Pierre Géraume. J’ai écrit sur Silone, Malaquais, Serge...
On avait une culture qui nous rendait redoutables aux gens du PC.
- Dans vos documents internes, vous faites souvent référence à un théâtre. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de notre local de la rue de l’Arbre-Sec, qui était un ancien théâtre d’essai. À la Libération, on s’était installé clandestinement rue Daguerre. C’est devenu le premier local ouvert au public.
- Pourquoi existe-t-il une direction de la RP alors que le parti est devenu vraiment petit ?
Cette structuration existait ainsi depuis la Libération. On l’a conservée parce que la région parisienne fonctionnait avec une direction qui se réunissait régulièrement, et des assemblées générales fréquentes, tandis que les relations avec la province se faisaient par rapports et directives écrites, entre les réunions du comité central qui, d’ailleurs, traitait surtout de questions générales. À l’époque, on n’utilisait encore que parcimonieusement le téléphone. A cette époque, peu de camarades avaient le téléphone chez eux. Personnellement, je n’en avais pas.
- À partir du VIIIe congrès, quels sont les contacts pris avec les autres sections à l’étranger ?
Il n’y a d’abord eu que quelques contacts personnels, et principalement ceux de Bleibtreu. En particulier, il avait quelques camarades amis en Italie, des opposants à la direction majoritaire italienne.
On avait des rapports avec la minorité vietnamienne. J’étais très lié avec elle. Mais ça c’est ensuite distendu.
Il y avait quelques contacts avec des minoritaires qui nous disaient : « Vous n’auriez pas dû faire cela ». On ne se parlait presque plus.
En 1953, c’est Bleibtreu qui a « lancé » le Comité international. Il a commencé par contacter le SWP. D’ailleurs, avant la rupture entre le SWP et Pablo, on avait conservé des liens avec le premier. On n’avait jamais cessé de correspondre. Par exemple, j’écrivais à Hanley qui était avant la scission le correspondant de La Vérité aux USA.
- Le SWP semble ne s’être opposé au SI que contraint et forcé. Qu’en penses-tu ?
Les problèmes intérieurs du SWP l’ont amené à sous-estimer ce qui se passait en France. Ensuite, le Comité international a constitué un drôle d’attelage. C’était un organisme très déséquilibré. Healy était dans le CI suite à ses démêlés avec Pablo. C’était un gourou autoritaire, difficile de contact. J’ai insisté pour intégrer au CI le groupe argentin de N. Moreno. M. Bleibtreu avait des contacts avec des Italiens au sud de Naples, ce n’était pas un vrai groupe mais quelques personnalités. De plus, la crise du PCI a gêné le bon fonctionnement du CI. Les autres membres du Comité ont protesté contre notre exclusion.
- À la fin de l’année 1952, le comité central a décidé la création d’un fonds spécial. Une des raisons de la création de ce fonds est que la direction du PCI a une foule d’indices prouvant la vigilance du GPU (p. 2 du compte rendu du comité central des 20-21/12/1952). La direction du PCI veut mettre sur pied l’appareil de sécurité nécessaire. De quoi s’agit-il ?
Je ne me souviens pas. J’ai l’impression qu’on s’est raconté des histoires.
- Quand cesse-tu d’être permanent du PCI et pourquoi ?
Dès la fin 52, j’ai cessé d’être permanent. En septembre ou octobre 52, Lambert est venu me voir avec sa démarche chaloupée. Avec sa voix pseudo-prolétarienne, il m’a dit que Bleibtreu n’était pas un militant, était toujours en retard, ne faisait pas les tâches prévues... et donc qu’on devait faire un bloc solide de direction. Je l’ai envoyé sur les roses. Je lui ai dit que Bleibtreu était notre tête politique. À partir de là, je faisais partie pour lui des gens à renverser. Le comité de rédaction de La Vérité constituait le morceau le plus dur qui lui résistait. Ce comité avait une cohésion politique solide. En plus, il y avait de l’amitié entre Bleibtreu, Karl Landon (pseudo de Basile Karlinsky), Fontanel, Righetti et moi.
Très peu de temps après, Lambert est venu m’expliquer : « On ne peut plus payer ton salaire. » Au PCI, il y avait toujours eu une commission de contrôle de la trésorerie. Mais, de scission en scission, Lambert en était le seul membre restant. Il gérait la trésorerie du parti.
J’ai repris mon poste à plein temps aux éditions du Pré aux Clercs (Je crois que je n’étais à cette période que permanent à mi-temps). J’ai continué à faire le journal : travailler 16 heures par jour, ce n’était pas un problème pour moi. J’avais une sacrée santé de normand !
À la même époque, j’ai cessé d’être secrétaire à l’organisation, dont j’avais été chargé par le VIIIe congrès. Il s’agissait d’assurer le fonctionnement du parti, de contrôler les cellules... avec les contacts correspondants. Je réglais toutes sortes de problèmes. J’avais déjà été chargé de cette responsabilité quand j’ai quitté les chantiers de la Chapelle et de la Plaine vers la fin 45-début 46, et jusqu’à l’arrivée des droitiers, fin 46.
- Quelles étaient les recettes du parti ?
Essentiellement, c’étaient nos cotisations, qui étaient lourdes : une journée de travail par mois.
- Pourtant cela ne semble pas si important ?
Peut-être plutôt un dixième du salaire.
- Est-ce que des sympathisants faisaient des dons ?
Certains sympathisants faisaient des dons, mais ce n’était pas une pratique courante. D’ailleurs, nous n’en avions plus beaucoup. Eux aussi faisaient écho à la scission.
- Chaque bulletin intérieur a un prix indiqué. Pourquoi ?
Chaque militant payait son exemplaire du BI. Nos moyens financiers étaient faibles. Les militants étaient pressurés, mais on trouvait cela bolchevik. Ça gênait le recrutement : on ne pouvait pas être une grande organisation.
- Est-ce que la SPEL (Société de Presse, d’Edition et de Librairie) rapportait de l’argent ?
Je me suis longtemps occupé de la SPEL Ça rapportait trois fois rien. On devait même fonctionner à perte. Notre seule ressource extérieure conséquente consistait en une petite entreprise de matériel électrique. Elle avait été montée par un camarade qui avait été du Groupe Octobre. Nous étions les deux derniers membres de ce groupe encore au PCI. Ce camarade en était le dirigeant salarié.
Le bénéfice de l’entreprise venait à l’organisation. L’entreprise rapportait. Ceci était secret. Le camarade était hors cellule, seul Lambert le contrôlait.
- J’ai lu dans un BI que tu avais des actions de la SPEL. De quoi s’agit-il ?
La SPEL, qui éditait La Vérité, était une société. Pour constituer une société, il fallait des actionnaires. J’étais donc le principal actionnaire, parce que l’on avait confiance en moi. C’était fictif. Quand je me suis retrouvé minoritaire, je restais en droit le maître du journal ! J’ai cédé mes actions, j’ai signé un papier. Je regrette un peu d’avoir été loyal... avec des canailles. La Vérité était un beau titre. Et il faut voir ce qu’en ont fait les lambertistes. C’est triste. Dans la même situation, dix ans plus tard, les pablistes, devenus minoritaires dans l’autre PCI, ont gardé le titre de notre mensuel l’Internationale, que j’avais pourtant imposé, parce qu’ils l’avaient « déposé ».
- Quand et comment a commencé la liaison entre le PCI et André Marty ? Comment s’est déroulée la tentative de mise en place des Comités de Redressement Communistes ? Le BI n° 3 de 1955 indique que les camarades suisses sont venus aider.
Un texte de P. Lambert d’avril 53 parle de cellules spécialisées vers les CRC. De quoi s’agit-il ?
Bleibtreu était médecin, et Marty avait un frère qui exerçait la même profession. Il n’était pas membre du PC. Bleibtreu a pris contact avec ce frère. Par lui il a rencontré Marty très vite après son exclusion. Immédiatement s’est posé le problème du regroupement de forces communistes. Marty était à ce moment là très isolé, sa femme l’avait quitté mais il connaissait des quantités de vieux militants. En particulier Marty avait une grande estime pour Lemoine. C’est moi qui suis allé chercher Lemoine dans son corons du Nord. J’y ai été dans la grosse auto d’un ex-camarade, ex-membre de mon petit groupe de la fin de la guerre, qui nous avait quitté mais que je voyais encore. La rencontre a eu lieu au début 53 chez le frère de Bleibtreu, René. Avec Bleibtreu, il n’y avait que Marty, Lemoine et moi. On a appris tout d’un coup que Marty nous suivait depuis longtemps. À cause de notre activisme, il surestimait notre nombre. Il en avait gros sur la patate. L’histoire nous apportait la possibilité de créer des comités Marty. Combien furent créés ? Je ne sais pas. Sûrement pas un nombre considérable. Mais beaucoup de vieux militants du PCF se sentaient proches de Marty.
Jusque là, ceux qui rompaient avec le PC et venaient vers nous, on était incapables de les garder. Les militants du PC étaient des communistes non marxistes, sans la culture qu’on donnait à nos militants. Ainsi, j’avais recruté un jeune terrassier grec sur mon chantier de La Chapelle, il s’endormait à nos réunions ! Ces gens là se retrouvaient chez nous comme sur la planète Mars. Ils arrêtaient vite de militer. Un de nos problèmes était qu’il faut une certaine masse pour capter des gens. C’est pour cela que l’entrisme pabliste n’a pas marché : les recrutés arrivaient dans une organisation minuscule. Dès qu’ils s’en rendaient compte, ils s’enfuyaient.
Je ne me souviens pas de cette aide des Suisses. Cela a dû se passer après la formation du Comité International. C’est moi qui suis allé à Zurich comme représentant du PCI, pour établir des liens avec eux en 53. Les Suisses ont été une des sections constitutives du CI.
Je ne me souviens pas de cellules spécialisées vers les CRC. Lambert était très emmerdé par nos liens avec Marty. Il y avait des militants ouvriers comme Brassamain et Ducimetière qui étaient sceptiques par rapport à cette tentative, comme ils l’avaient été pendant l’affaire yougoslave. Lambert s’est appuyé sur cet état d’esprit. Mais Lambert ne pouvait s’opposer directement à ce travail. Il s’est donc efforcé de le contrôler quand nous sommes devenus minoritaires. Pour cela, il y a placé R. Berné (Robert Berné) qu’il avait rallié contre nous.
R. Berné est devenu le garde du corps de Marty. Je lui ai donné mon colt de la fin de la guerre. Il est ainsi devenu le responsable des Comités de Redressement Communistes. Ce travail nous a échappé. Et Lambert n’a pas tardé à le liquider.
Je me souviens que Marty ne comprenait pas la scission de 52. Il a été ensuite contacté par Pierre Frank. Tout cela ne lui semblait pas bien sérieux, ainsi qu’aux vieux staliniens qui venaient vers ces comités.
- À lire les textes internes, on a l’impression d’une bonne entente entre les membres de la direction (BP et comité central) jusqu’au comité central des 21 et 22 mars 1953. Est-ce vrai ?
Nos relations étaient assez normales. Quand j’ai été viré de ma permanence pour des raisons financières, je n’y ai pas vu une sanction déguisée. Je n’ai compris qu’après. Sur Marty, Lambert au début ne s’est pas exprimé, il a laissé faire.
- J’ai l’impression que la réunion du comité central des 21-22 mars 1953 est très importante. Bleibtreu propose de réorganiser le PCI pour mieux profiter des opportunités de l’affaire Marty et des CRC. Lambert est plus réservé. J’ai été surpris de lire que Lambert renversait la majorité Bleibtreu d’une voix, et surtout que R. Berné et Bloch soutenaient Bleibtreu. Quels souvenirs as-tu de cette réunion ?
Je ne souviens pas de la réunion elle-même. Mais, dans mon souvenir, c’est R. Berné la voix passée à Lambert (et depuis le bureau politique précédent). Par contre je me souviens que Bloch était très cultivé, mais instable. Il habitait Clermont-Ferrand et collaborait à La Vérité. Il m’écrivait beaucoup. Il me couvrait de roses un jour et m’insultait le lendemain. Il était cyclothymique, c’était peut-être dû à sa déportation. Il était toujours mal foutu, mal habillé, d’une apparence pas bien soignée alors qu’il avait des revenus suffisants (il était professeur). Tous les rapports avec lui m’étaient désagréables. Il était très prétentieux de sa science.
Lambert était très réservé sur les comités Marty, car ils étaient mal vus dans sa « base extérieure » principalement à FO. Ainsi les anciens trotskystes d’avant-guerre, qui étaient à ce moment là à FO, étaient devenus anticommunistes. Lambert était lié à une force déjà importante dans FO, avec des gens comme l’anarchiste Joyeux, comme des militants des syndicats de fonctionnaires, de la FEN, qui ne voyaient tous en Marty et ses comités que des staliniens. C’étaient des socio-démocrates de gauche. On vivait avec les données de la scission syndicale. Peu après la Libération, j’avais été dans une cellule du PCI où il y avait des militants d’avant-guerre, revenus à l’organisation. Ils sont tous partis avec les droitiers en 47. Ces militants avaient été gagnés lors de notre passage à la SFIO.
Ces militants paraissaient cultivés, mais leur culture tenait à peu de livres. Avant-guerre, il y avait peu de formation marxiste solide. Pourtant, ils avaient conscience de l’importance de la formation des militants. Craipeau raconte qu’ils ont voulu constituer une école de cadres avant-guerre, mais que ça n’a pas marché. La génération de l’après-guerre à été mieux formée. La formation circulait. On discutait entre nous. Les bases théoriques étaient rappelées en permanence. Moi-même je lisais tout le temps, partout.
- Après le comité central des 21-22 mars 53 comment s’effectue le ralliement de G. Bloch et R. Berné à la majorité groupée autour de Lambert ?
J’ai déjà donné mon avis sur Bloch. Il a flotté jusqu’à l’incompréhension de l’évolution de l’URSS après la mort de Staline.
R. Berné, c’est un problème. J’ai été blessé par son ralliement à Lambert. J’avais les meilleures relations avec lui. Il n’avait pas de problèmes psychologiques apparents. Il était archi-cultivé et très intelligent. Maurice Rajsfus parle de lui dans son livre Une enfance républicaine, car ils étaient ensemble aux Jeunesses Communistes. Il a rompu avec le stalinisme quand il était aux J.C. Au plus tard début 47, il nous a rejoint. À une assemblée générale de la R.P. il était intervenu dans le même sens que moi contre Chaulieu (Castoriadis). On étaient proches sans être véritablement amis. Je ne suis allé qu’une fois chez lui. Je n’ai aperçu sa femme que de dos. Ce n’était pas un copain, mais on discutait sans cesse. R. Berné était chauve. Mandel l’appelait « notre petit Lénine ». Il a été dès le début dans la lutte contre Pablo.
R. Berné avait été accusé par Michèle Mestre, avant la scission, d’être un flic. Bleibtreu s’est aussi persuadé que R. Berné était un flic. Il en est resté persuadé jusqu’à sa mort. Rajsfus s’indigne de cette accusation : il en parle dans son livre. Bleibtreu avait une conception un peu policière de l’histoire à la fin de sa vie. Il voyait des flics partout. Je me suis mis alors à le fuir comme la peste. Raoul racontait à qui voulait l’entendre que Just et Lambert avaient tué R. Berné. Ils l’auraient noyé. Cette accusation est surprenante. D’abord parce qu’ils semblaient bien collaborer ensemble juste avant la mort de R. Berné. Là, il y a un mystère. Raoul a rompu tardivement avec Lambert. Je l’ai rencontré à cette époque. Il était devenu la caricature de ce qu’il avait été. Il a répété cette accusation.
- Qu’a dit Lambert de cette accusation ?
Lambert ne l’a sans doute pas su. Les relations de Raoul avec Lambert étaient étranges. Il était l’opposition de sa majesté à Lambert. Raoul ne pouvait pas blairer Bleitreu, qui était souvent trouvé trop hautain, cassant. Je connaissais les défauts de Bleibtreu. On s’accrochait souvent. Par exemple quand j’étais au marbre du journal et que je n’avais pas encore son article. Des camarades disaient que Lequenne et Bleibtreu, c’était Don Quichotte et Sancho Pança, mais que c’est le petit qui était Don Quichotte, et le grand Sancho [rires]. Le vrai est que j’étais effectivement son lieutenant. Il m’a beaucoup appris. Il avait une grande culture, mais était assez difficile à vivre. Il faut dire qu’il était médecin, et que ce n’était pas une sinécure d’être en même temps dirigeant politique. J’allais chez lui. Sa femme, Lili, était adorable. Ils provenaient de la grande bourgeoisie juive, mais ils vivaient dans un grenier aménagé, et menaient une vie difficile.
- L’exclusion de Gibelin-Marin est décidée par le bureau politique et validée le 28 juin 1953 par le comité central. A part le compte rendu du comité central, cette exclusion n’est pas évoquée par mes sources. Que te rappelles-tu de cette affaire ?
Gibelin était un dirigeant de son syndicat, un des dirigeants de la gauche de FO, et dans celle-ci, celui qui avait le plus d’autorité. Il a accepté la proposition faite à des syndicalistes FO d’un voyage en URSS, sans demander l’autorisation du bureau politique. C’était une grosse faute de discipline. Gibelin avait joué un rôle fondamental dans la lutte contre Pablo. Il a joué un rôle crucial durant la guerre. Craipeau l’a squeezé dans ces souvenirs. En fait, Gibelin faisait La Vérité clandestine, et ça a été notre plus grande réussite de la guerre. Bleibtreu avait une activité plus marginale pendant la guerre, menée hors groupe. Gibelin ne se bagarrait pas pour diriger. Il menait les activités sereinement. Il n’avait aucun atome crochu avec Bleibtreu. Néanmoins, après la réunification de 43/44, c’est Gibelin-Bleibtreu qui avaient la ligne correcte.
En 1953, Gibelin menait son boulot syndical. C’est un homme efficace, mais tranquille. L’opposition Bleibtreu / Lambert ce n’était pas son truc. Il est parti en URSS sans demander d’autorisation, car il était plein de mépris pour Lambert.
Une fois Gibelin parti en URSS, Lambert a dit au comité central : « Il faut qu’on publie un texte de précaution qui le désavoue, si jamais Gibelin accepte de signer une déclaration compromettante, comme celles que les bureaucrates font toujours signer aux délégations qui viennent en URSS ». On a voté sa motion, même Danos et moi. On a sitôt après compris qu’on avait fait plus qu’une bêtise, une faute. Gibelin revient : le texte d’exclusion du bureau politique paraît dans La Vérité, alors qu’en URSS, Gibelin, non seulement n’avait rien signé de compromettant, mais avait même empêché d’autres de signer ce qu’on leur proposait. Je ne comprends rien à cette mention d’une validation de l’exclusion en juin 53 par le comité central. La mention est bien un aveu que c’est le bureau politique lambertiste qui a décidé l’exclusion. L’indication d’une validation couvre ce qui n’a été proposé au comité central que comme un texte de « précaution ». Nous n’aurions en aucun cas voté une exclusion, Danos ou moi. Je me suis précipité chez Gibelin à son retour pour lui dire qu’il fallait qu’il se batte. Il m’a déclaré : « La logique de cette organisation, c’est que ce soit les plus bêtes qui l’emportent. »
Il ne s’est pas battu pour sa réintégration. En fait, Gibelin était le co-responsable de la commission syndicale avec Lambert. Il gênait ses manoeuvres. Le voyage en URSS a été une occasion de se débarrasser de lui. Jacques Danos, le plus proche ami de Gibelin, était un des responsables de la commission coloniale. A ce titre, il faisait aussi de l’ombre à Lambert. Du fait de l’exclusion de Gibelin, Danos a aussi abandonné le PCI.
Je regrette d’être tombé dans le piège de Lambert. Je regarde cela comme la pire faute politique que j’aie faite de ma vie. Gibelin est resté le principal dirigeant de la gauche de FO. C’est la première exclusion-saloperie de Lambert. La seconde, ce sera nous. Après on ne les compte plus, avec des accusations de plus en plus graves. Gibelin est resté mon ami pour le reste de nos jours.
- Quels souvenirs as-tu des grèves d’août 53 et du mouvement pour les Assises Nationales pour l’Unité d’Action qui est lancé par le PCI à partir de septembre 53 ?
La grève de 53 a refait l’unité du parti pendant quelques mois. On s’est totalement investis. J’avais démissionné en juillet 53 de La Vérité, suite à mon éditorial censuré sur la grève de Berlin. J’ai repris mon poste.
En 1953 on était aussi opposés à Lambert et Bloch sur l’URSS. Bleibtreu mène à partir du XIXe congrès du PCUS toute une analyse sur l’URSS. Il avait compris que la transformation du bureau politique de 10 membres en un présidium de 25 n’était pas un signe de démocratisation, au contraire : Staline restait tout seul au-dessus. Le procès des médecins visait Beria et préparait un coup antisémite. Bleibtreu a écrit tout cela dans La Vérité, et cela a été confirmé plus tard. Lambert renâcle surtout avec la mort de Staline et le cours Beria. Beria entrouvre les camps. Il était une ordure beaucoup plus intelligente que Staline : il fallait ouvrir une soupape. Pour Lambert, le stalinisme ne pouvait pas bouger en dehors du soulèvement des masses. Bleibtreu avait compris que Beria était prêt à se débarrasser de l’Allemagne de l’Est. Bloch trouvait que Bleibtreu faisait du roman.
Après le soulèvement de Berlin-Est j’avais écrit un éditorial sur l’Allée Staline pour La Vérité. Je le donne à la typographie, et je découvre après dans le journal que mon article avait été censuré. Je démissionne. Je reviens à la rédaction de La Vérité au mois d’août, suite aux grèves.
Ce mouvement pour les Assises, c’est tout à fait du style Lambert. Il aime bien ce type d’opérations. Au PCI, on était tous d’accord pour une ligne d’unité syndicale. La ligne syndicale CGT était encore dure, FO était de plus en plus attaché aux syndicats américains. Ce mouvement pour les Assises n’a mené à rien. Dans l’euphorie qui a suivi les grèves d’août on attendait que ça redémarre, mais tout est retombé.
- Selon une résolution présentée par la tendance Bleibtreu lors du comité central des 10 et 11 avril 1954 (annexe IV, page 39) dès avril 1953 la fraction majoritaire du bureau politique excluait le camarade Bleibtreu de la « Commission Internationale », d’abord sur la base d’un rapport calomniateur présenté par R. Berné accusant Bleibtreu de collusion avec les pablistes. De quoi s’agit-il ? Y a-t-il un lien entre cette affaire et les accusations de Bleibtreu contre R. Berné ?
En 1952 Bleibtreu ne voulait pas la scission.
Je ne me souviens pas de ce rapport de R. Berné. Ce rapport a pu provoquer les soupçons de Bleibtreu contre R. Berné, évoqués précédemment. Les accusations de Bleibtreu contre R. Berné ont aidé Lambert qui était en train, petit à petit, de nous chasser de partout.
- L’introduction d’avril 54 à ton texte « Un an de Vérité » indique que la théorie du journal d’agitation de l’ère Parisot revient avec la nouvelle direction du journal. Qu’est-ce que cela signifie ?
En fait, cette théorie venait de Dalmas, qui disait « Sous la tendance Frank La Vérité est une vieille fille habillée jusqu’au cou, avec moi ce sera une putain les cuisses ouvertes ». Ils voulaient un journal d’agitation, de masse. Les droitiers ont fait un journal plus vivant que le nôtre, mais le problème c’était le contenu, et surtout à qui on s’adresse. On vendait surtout à des militants. Un journal d’agitation, allégé, c’était une erreur : on vendait à peu près aux même personnes. Pour la manière lambertiste de faire le journal, comparer au journal de Dalmas, c’est un peu erroné. Pour Lambert, il s’agissait surtout de faire un journal à la fois à ras-de-terre, saupoudré d’un peu de démagogie gauchiste.
- Quels souvenirs as-tu du IXe congrès qui a eu lieu en juin 1954 ?
J’ai très peu de souvenirs de l’année 1954 et aucun du IXe congrès (quand j’écris l’histoire, je me réfère aux documents). Cette année là, j’ai changé de travail et de syndicat. Je suis entré à FO, je militais dans la gauche de FO avec Gibelin. Au PCI, je me souviens d’une lutte fractionnelle invivable, mais je m’acharnais à la vivre, alors que Bleibtreu s’en tenait de plus en plus à l’écart, jugeant déjà la partie perdue.
- Le cas du camarade Joseph donne lieu à conflit entre la majorité et la minorité en 1954. Il est étranger et, en France, il n’arrive pas à subvenir à ses besoins. Pour les minoritaires, il est brimé par les majoritaires à cause de ses opinions.
J’ai du mal à me souvenir. C’est possible que ce soit un vieux Grec. Il a couché chez moi par terre un certain temps.
- Parle-moi de vos rapports avec les militants du PCF.
Depuis la Libération, c’était à coups de poing. Ils attaquaient nos meetings. Les distributions de tracts entraînaient des bagarres. Le pire, ce fut au cours de l’affaire yougoslave, avec le meeting à la salle des Sociétés Savantes.
- Est-ce que ça s’atténue après 52 ?
Après 52-53 on n’est plus grand chose. Nos scissions ont diminué nos possibilités d’action, on devenait moins dangereux. En 54, la déstalinisation commence, c’est le début du khrouchtchévisme. Le PCF abandonne la violence ultra-gauche : il y a un tournant stalinien. À cette époque, je ne me souviens pas de heurts violents. Par exemple, pour les comités d’action, l’opposition la plus violente vient de FO. Quand on appelle à l’unité syndicale, alors que FO est contre, la CGT voit ça d’un bon oeil, ça mine la ligne de FO.
- Est-ce que la minorité, après le 1er novembre 54, a eu des contacts avec les militants algériens non messalistes ?
Les choses étaient très compliquées. Personne de notre groupe n’était de la commission coloniale. On avait vécu la scission du MTLD. Lambert expliquait, et tout le monde le croyait, que les centralistes se tournaient vers le PC. C’était faux. Les divergences étaient autres. Le meilleur ouvrage sur ce sujet est celui de Mohamed Harbi. L’insurrection éclate. On avait connu l’existence de l’O.S, mais personne du CRUA. Ceux de la fédération de France qu’on connaissait, ce ne sont pas ceux qui ont joué un rôle important par la suite. Notre ligne était : il faut éviter la scission et rétablir l’unité parmi les combattants algériens. Lambert s’est fâché un jour parce que j’avais défendu cette position unitaire en buvant un verre avec un de ces Algériens. Après notre exclusion, nous sommes restés sur cette ligne d’unité. Lambert était à fond pour Messali Hadj. A partir du moment où il a été mis en résidence surveillée à Niort, il a habité dans la famille d’Annie Cardinal, la femme de Daniel Renard.
- Comment était organisée la tendance Bleibtreu ?
Elle était organisée autour d’un noyau serré : Bleibtreu, Fontanel, Righetti et moi. On se réunissait fréquemment, et on s’entendait très bien. On voyait moins fréquemment d’autres membres de la tendance : Margne, Mougard, Jeanine Weil.
- Comment était la tendance Raoul ?
Ce n’était pas vraiment une tendance. Ils étaient une vingtaine réunis par copinage. C’étaient des gars sympas, pour la plupart. Il y avait entre autres Lecomte (Dhénin) parmi eux : il était très drôle. Il y avait aussi Lafièvre. Lui il était sérieux. Mais je ne crois pas qu’il participait à leurs rencontres amicales, bouffes et soirées. Ils se réunissaient surtout chez Cartier (Kahn), qui avait un grand appartement à la limite du XVIIe et du XVIIIe. Un Roumain, non membre du parti, s’était glissé dans leur groupe. Il était logé chez Cartier. Ce Roumain... c’est une longue histoire. C’était un ancien soldat de l’armée allemande, ex-prisonnier de guerre. A la Libération, on avait distribué des tracts dans son camp. Il s’en est servi pour proposer aux autorités qui dirigeaient le camp de le libérer pour aller nous espionner. Du coup il a été libéré. Il a demandé à adhérer au PCI, mais on n’a pas donné suite : il avait été dans les Waffen SS. Mais il avait gardé des liens avec nous. Pendant la grève des mineurs en 48, il avait fourni des armes et des explosifs à Michel Edmond. De ce fait, ce dernier a été arrêté. Quand Edmond est sorti de prison, il a refusé de s’expliquer devant l’organisation. Michèle Mestre l’a soutenu et a obtenu qu’il reste au PCI, ce qui était anormal. Le Roumain a continué ses activités : il espionnait toute la colonie roumaine de Paris. Il habitait chez Cartier. Quand le vieux Grec dont je vous ai parlé est allé y habiter à son tour, il a remarqué que le Roumain prenait grand soin de fermer un secrétaire à clef. Cela lui a semblé louche. Il a réussi à lui dérober la clef, a ouvert le secrétaire, et on l’a trouvé bourré de documents, dont sa correspondance avec la police, des fichiers de militants trotskystes et roumains. Démasqué, le Roumain disparaît. Ce devait être en 54. Il avait, entre autres, fourni à la police la liste reconstituée, au travers des bavardages de militants, des membres du bureau politique.
- Comment s’est déroulée votre exclusion ?
Suite au déclenchement de la guerre d’Algérie, La Vérité a paru avec un éditorial signé Bureau Politique. Du coup, sept militants sont convoqués par la brigade criminelle dont Bleibtreu, Fontanel et moi. La police avait utilisé la liste des membres du bureau politique fournie par le Roumain, qui était devenue fausse. On se rend aux interrogatoires, et on suit la consigne du bureau politique : on ne fait que déclarer son identité. Mais la répression continue et s’accroît : de nouvelles convocations sont émises contre les mêmes. Le bureau politique fixe une nouvelle consigne : on ne répond pas à ces convocations. Bleibtreu a protesté : c’est irresponsable, on doit donner des noms que l’on choisit comme représentants le Parti, et ne pas laisser aux flics le choix d’arrestations éventuelles. On a eu une réunion de tendance, avec Bleibtreu, Righetti, Fontanel et moi. Bleibtreu voulait qu’on se rende à cette convocation : il ne voulait pas être mis en prison et avoir à répondre de la politique de Lambert, moi ça m’était égal. Les autres ne voulaient pas non plus de cette solution, mais Bleibtreu nous a forcé la main. On y est allés seulement nous trois : Bleibtreu, Fontanel et moi.
Une réunion du comité central a eu lieu immédiatement. Nous avons été accusés tous les trois de capitulation devant la police. Il y a eu un réquisitoire spécifique pour chacun d’entre nous. Pour moi, il portait sur mon travail anti-parti au Cercle Lénine. À une réunion de Cercle Lénine sur l’anticolonialisme, Daniel Guérin avait attaqué la conception bolchevique sur ce sujet. Pour lui, la défense inconditionnelle de tout mouvement de libération national signifiait ne pas émettre de critique à son égard. Lambert répliqua vertement, il défendit cette conception. Je suis intervenu pour préciser la vraie conception bolchevique : le soutien inconditionnel peut et doit comporter la critique fraternelle. Lambert a soutenu M. Hadj de cette manière inconditionnelle. Mais, après l’affaire Bellounis, il a changé complètement de position, à 180°, il est passé d’un extrême à l’autre : condamnation de tous les mouvements révolutionnaires coloniaux, comme petits-bourgeois ou staliniens.
- Dans ton article de Critique communiste de 1976 tu donnes comme vraie raison de votre exclusion l’assemblée générale de la Région Parisienne du 18 mars 1955.
J’oubliais cette assemblée. Effectivement, entre notre "indiscipline" et le comité central, réuni en urgence pour nous exclure, la région parisienne avait donné une majorité à une résolution Bleibtreu sur toute cette affaire. C’était grave pour Lambert.
Finalement, tous ceux qui ont été convoqués par la police ont été inculpés. Avec la guerre d’Algérie qui continuait, il y a eu d’autres militants inculpés pour des faits plus graves que des délits de presse. Nous avions pris Yves Jouffa comme avocat, et les lambertistes ont choisi Yves Dechezelles. On aurait dû prendre le même avocat. L’affaire à traîné, sans jugement, pour finir par des non-lieux.