1989 : la fin nécessaire et catastrophique des modèles du 20e siècle

, par LÖWY Michael

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Colloque organisé en collaboration avec le mensuel Regards à Paris, le 21 novembre 2009.

De quoi la chute du mur de Berlin signale la fin ? Est-ce la fin de l’histoire, comme l’a prétendu un arrogant fonctionnaire du State Department, suite à quelques lectures mal digérées de Hegel ? La fin de toute utopie d’un autre monde ? La fin du communisme et du socialisme ? Il me semble que ce moment historique constitue la fin d’une triste caricature bureaucratique du socialisme, fondée sur le « mensonge déconcertant » comme l’écrivait il y a longtemps Anton Ciliga. De ce point de vue, 1989 représente une immense libération, la libération par rapport à un système politique, le stalinisme, coupable, au cours de son histoire, de quelques uns des pires crimes contre l’humanité du 20e siècle ; un système basé sur le déni des libertés fondamentales, de la démocratie, des droits de l’homme, et sur une police politique omniprésente. Certes, ce régime contenait aussi certaines avancées sociales, comme la garantie de l’emploi, et un service médical universel. Mais le bilan est, pour inverser une formule célèbre, globalement négatif.

Mais, dialectiquement, inséparablement, 1989 et ses suites ont réprésenté, pour les peuples concernés, une immense catastrophe, notamment en Russie : la restauration du capitalisme a provoqué une régression économique et sociale faramineuse, la chute absolue du niveau de vie, la perte des conquêtes sociales du passé, la faim et la misère pour des millions. En RDA, le pays du Mur, l’unification avec l’Allemagne occidentale a suscité chez beaucoup une profonde déception, dont témoigne le soutien dont jouit le Parti du Socialisme Démocratique, fondé par des dissidents de l’ancien parti unique (actuellement Die Linke). Plus généralement, la fin de la guerre froide, et le triomphe des puissances capitalistes n’a apporté au monde ni la paix, ni la prospérité, mais des guerres interminables et une inégalité sociale brutale, à l’intérieur de chaque pays, et entre le Nord et le Sud. Le mur de Berlin a été remplacé par celui de la « forteresse Europe » de Schengen, par celui qui sépare les États-Unis du Mexique, par celui qui enferme les Palestiniens, et surtout par le mur de l’argent, invisible mais autrement plus puissant, implacable et meurtrier que celui de l’ancienne RDA.

Mais le système des « pays de l’Est » ne fut pas le seul modèle dit « socialiste » qui a échoué : son rival dans le mouvement ouvrier, la social-démocratie occidentale, a failli tout autant. Il n’a été capable de faire rien d’autre qu’une gestion « sociale » — depuis quelques décennies, « social-libérale » — du capitalisme, sans parler des guerres coloniales, du soutien à l’impérialisme américain au Vietnam, etc.

D’où la proposition, lancée par la nouvelle gauche radicale latino-américaine, d’un socialisme du 21e siècle, capable de tirer les leçons du passé et d’engager un chemin nouveau. Certes, on ne part pas de zéro : nous avons un héritage précieux qui inclut le meilleur des luttes des opprimés, de la Commune de Paris à Mai 68, en passant par Emiliano Zapata, par la Révolution d’Octobre 1917 et par la Révolution Espagnole de 1936-37. Nous avons besoin de toute la richesse de la culture révolutionnaire, qui inclut Marx et Bakounine, Lénine et Rosa Luxemburg, Gramsci et Trotsky, Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, José Carlos Mariategui et Augusto Sandino, Franz Fanon et Amilcar Cabral, Buenaventura Durruti et Ernesto Che Guevara — on pourrait ajouter beaucoup d’autres noms. Il s’agit évidemment d’une culture plurielle, traversée de tensions et de contradictions, mais autrement plus riche que le misérable catéchisme du « marxisme » soviétique, idéologie d’État dépourvue de tout contenu critique, ou que le vide sidéral des discours « pragmatiques » de la social-démocratie.

Le socialisme du 21e siècle doit avant tout éviter les deux écueils qui ont plombé les expériences se réclamant du programme socialiste au 20e siècle : la dictature du parti unique et le réformisme à la petite semaine. Il doit être capable de combiner démocratie et révolution, et de se mettre à l’écoute des mouvements sociaux : des écologistes, des féministes, des paysans, des indigènes, des parias et des opprimés. Et il doit être disposé à apprendre avec les expériences des luttes des travailleurs du Nord et du Sud.

À mon avis ce socialisme du 21e siècle sera écologique ou ne sera pas. Cette dimension du combat pour un autre monde, absente ou marginalisée dans les socialismes dominants du court 20e siècle, devrait être au centre de la réflexion et de la pratique des adversaires du capitalisme — un système mortifère qui nous conduit non seulement à des crises économiques désastreuses, comme celle que nous connaissons en ce moment, mais à une catastrophe écologique sans précédent dans l’histoire humaine. L’éco-socialisme est le projet d’un autre modèle de civilisation, fondé sur des valeurs de démocratie, solidarité, respect pour l’environnement, un projet éminemment révolutionnaire. Walter Benjamin écrivait en 1940 : la révolution ce n’est pas la locomotive de l’histoire. C’est le geste de l’humanité qui tire les freins d’urgence.