« Le désenchantement est une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l’espérance ; il en modère le pathos prophétique et généreusement optimiste, qui sous-estime volontiers les terrifiantes possibilités de régression, de discontinuité, de tragique barbarie latentes dans l’Histoire. » Claudio Magris, Utopie et désenchantement, Gallimard, 2001.
Le XXe siècle, gorgé de promesses de progrès et de liberté, s’est aussi avéré tragique : l’horreur extrême de la Shoah, les autres barbaries génocidaires (des Arméniens, au Cambodge, au Rwanda...), les boucheries des guerres mondiales, les crimes du colonialisme et de l’impérialisme, les horreurs des stalinismes, etc.
Certains cherchent le réconfort dans la nostalgie de passés mythifiés. Nauséabonde nostalgie raciale pour l’extrême droite ou inquiétante nostalgie du « combat contre les Sarrasins » chez de Villiers. Nostalgie de l’Etat-nation chez les souverainistes de droite et de gauche. Nostalgie du mouvement ouvrier traditionnel, incarnée avec une beauté digne par Arlette Laguiller. D’autres, n’en finissant pas de régler des comptes avec leur passé stalinien ou gauchiste (comme Daniel Cohn-Bendit), cultivent la nostalgie par la négative, par le ressentiment, mais en en restant prisonniers, incapables de saisir des pépites d’inédit dans les mouvements de l’histoire. Toutefois, comme les tenants du « c’était mieux avant » cher à Alain Finkielkraut, ils risquent que « le mort ne saisisse le vif », selon la formule de Marx. Que les griffes du passé n’enserrent les aspirations du présent.
A l’inverse, les leaders des deux forces politiques provisoirement hégémoniques, UMP et PS, jouent d’un faux optimisme, un optimisme-marketing pour campagne électorale. Mais, justement, l’enthousiasme publicitaire des couples Raffarin/Lorie et Royal/Hollande sonne faux, comme s’ils n’y croyaient pas vraiment...et s’enfoncent un peu plus dans un monde marchand dénaturant la belle idée d’Europe. Ainsi, l’écart se creuse entre professionnels de la politique et citoyens ordinaires !
A distance de cette double tentation nostalgique et béatement optimiste, une attente mélancolique n’émerge-t-elle pas dans certains secteurs de la population, et en particulier au sein du « peuple de gauche » ? N’alimente-t-elle pas un des courants principaux du non au traité constitutionnel européen ? C’est en tout cas une hypothèse. Une mélancolie qui n’aurait pas oublié les blessures et les déceptions du passé, mais qui demeurerait ouverte aux arcs-en-ciel de l’avenir. Une mélancolie qui, refusant de s’enfermer dans le culte d’hier, se confronterait aux défis renouvelés du XXIe siècle (la résorption des énormes inégalités planétaires, l’ouverture à un monde métissé, les risques écologiques, l’égalité hommes/femmes, les enjeux de l’individualité, etc.) mais en gardant la mémoire des impasses et des faiblesses révélées par le XXe siècle. En abandonnant les mirages d’« absolu » et de « pureté », pour se coltiner les indépassables imperfections de l’action humaine tentant de transformer le monde.
L’avant-goût d’une telle politique mélancolique, on le sent poindre dans la galaxie altermondialiste, dans les mouvements sociaux et, plus largement, parmi nombre de citoyens déçus mais en attente. Cela concerne peu les organisations politiques. Quelques rares cailloux blancs, en pointillés de nos cheminements politiques, nous font cependant signe. A la croisée du champ intellectuel et de l’espace militant, le philosophe Daniel Bensaïd s’est efforcé de renouer les fils mélancoliques de l’anticapitalisme entre sa « génération 68 » et les plus jeunes, dans le bel éloge d’Une lente impatience (Stock, 2004). Empreint d’une mélancolie toute joyeuse, Olivier Besancenot exprime sur la scène politique la rencontre des héritages émancipateurs des combats collectifs et des impétuosités de l’individualité contemporaine. Tous deux militants de la Ligue communiste révolutionnaire, ils ne correspondent guère aux images médiatiques qui traînent paresseusement sur cette mouvance : « archaïque », « extrémiste », « gauchiste », etc.
Mais les cailloux blancs de nos espérances mélancoliques sont quelque peu clairsemés face à la taille des problèmes à affronter. C’est là que la force d’un non européen au néolibéralisme pourrait permettre d’accélérer les choses, de redistribuer les cartes, en France et en Europe. Cependant l’action politique ne renvoie qu’à des paris, adossés à des valeurs, nourris de connaissances partielles, vers un avenir pour une part incertain. Ces paris n’autorisent pas l’arrogance des certitudes ni la diabolisation unilatérale du non ou du oui. Ceux-ci sont d’ailleurs travaillés, chacun, par des paris hétérogènes. La fermeté des convictions et de l’engagement n’appelle pas nécessairement le manichéisme. Et, dans les polémiques en cours, le « non de gauche » n’apparaît pas le plus manichéen et le plus catastrophiste dans ses discours. On peut défendre le non, mélancoliquement, avec la tranquille indocilité du gauche explorateur d’un monde à rebâtir.