a) Les effets de l’occupation israélienne
La Cisjordanie et la bande de Gaza, après la Guerre des Six Jours, sont sous le contrôle exclusif de l’armée israélienne. Ces territoires sont sous la responsabilité de « l’Administration Civile » israélienne, qui n’a de « civile » que le nom puisque ce sont des ordres militaires qui organisent la vie politique, économique et sociale de ces territoires. Samih K. Farsoun et Jean M. Landis [1] identifient quatre mécanismes principaux dans la gestion israélienne de la population palestinienne : exploitation économique, répression politique, « déstructuration » institutionnelle et répression culturelle et idéologique.
- L’exploitation économique des territoires palestiniens se traduit de multiples façons : intégration forcée à l’économie israélienne et modelage de l’économie palestinienne en fonction des besoins du marché israélien, expropriations, accaparement des ressources naturelles palestiniennes, notamment l’eau (avec 78 % de l’eau de Cisjordanie et 33 % de l’eau de la bande de Gaza utilisés par Israël [2]), prévention de tout développement d’une infrastructure économique palestinienne autonome.
Les confiscations de terres et la concurrence des marchandises israéliennes vont conduire des dizaines de milliers d’agriculteurs et d’ouvriers agricoles sans ressource à travailler pour de faibles salaires en Israël (150 000 Palestiniens travaillent légalement en Israël en 1987, le chiffre atteignant probablement 180 000 en comptant les illégaux). Le contrôle des frontières par Israël oblige les Palestiniens à importer depuis Israël la quasi-totalité des marchandises qu’ils ne produisent pas (90 % du total des importations en 1986 [3]). L’installation d’entreprises israéliennes dans les territoires palestiniens, si elle crée des emplois, ne bénéficie que très peu à la population puisque les richesses produites et les bénéfices engendrés ne sont pas réinvestis dans l’économie palestinienne. L’accumulation de capital est rendue impossible dans les territoires palestiniens avec la fermeture de toutes les banques en 1967 (par décret militaire), banques qui ne commenceront à rouvrir qu’en 1981 (à Gaza) et en 1986 (en Cisjordanie).
La politique économique d’Israël dans les territoires palestiniens a quatre conséquences majeures :
- une croissance économique certes importante dans les années 70 mais moins forte que celle des autres pays de la région et surtout en baisse dans les années 80 (en 1985, les PNB de la Cisjordanie et de Gaza sont inférieurs à ceux de 1979).
- la distorsion de l’économie palestinienne, qui se développe en fonction des besoins de l’économie israélienne, avec par exemple un surdéveloppement des secteurs des transports, de la distribution et du commerce, « médiateurs entre l’économie israélienne et les consommateurs palestiniens » [4] et un sous-développement des industries modernes (chimiques par exemple).
- la dépendance de cette économie vis-à-vis d’Israël (importations et main d’œuvre salariée en Israël).
- la modification de la structure sociale palestinienne, avec une réduction considérable de la place des agriculteurs et partant des grands propriétaires terriens et l’expansion d’un prolétariat surexploité en Israël, issu notamment des camps de réfugiés.
- La répression politique, si elle avait commencé dès 1967, a connu une accélération avec l’arrivée au pouvoir en Israël, en 1977, du Likoud, qui met en place la politique de « la poigne de fer ». Les élections municipales de 1976, initiées par Israël, qui y voyait un moyen de favoriser l’émergence d’une direction « de l’intérieur », concurrente de celle de l’OLP et avec qui les autorités d’occupation pourraient s’entendre sur un partage des responsabilités, ont en effet mis à la tête de la quasi-totalité des municipalités des maires nationalistes qui reconnaissent, pour la plupart, l’OLP comme seul représentant légitime du peuple palestinien. Les autorités israéliennes prennent conscience du développement du mouvement nationaliste dans les territoires occupés et décident donc de l’étouffer dans l’œuf. Les dix années qui séparent l’arrivée du Likoud au pouvoir et le début de l’Intifada sont caractérisées par une forte répression du mouvement nationaliste palestinien.
Les élus et personnalités qui déclarent leur allégeance à l’OLP sont jugés, condamnés, voire expulsés. Les militants nationalistes sont la cible des autorités d’occupation qui multiplient arrestations et condamnations à des peines de prison ou à la déportation, (Hussam Khadr, dirigeant du Fatah dans le camp de Balata, est arrêté 23 fois pendant les années 80 avant d’être finalement expulsé au début de l’Intifada). Les tentatives de structuration politique « nationale », à l’intérieur des territoires occupés, sont combattues (avec par exemple la révocation de plusieurs maires, dont celui d’Hébron, au début des années 80, qui tentaient de s’organiser dans le Comité d’Orientation Nationale). C’est également durant cette période (en 1982) que l’opération « Paix en Galilée », visant à démanteler l’appareil de l’OLP à Beyrouth, est organisée. Certaines estimations indiquent que près de 200 000 arrestations ont eu lieu dans les territoires occupés de 1967 à 1987. En 1987, on estime à 4 700 le nombre de prisonniers politiques palestiniens dans les prisons israéliennes [5].
- La « déstructuration » institutionnelle se manifeste par une politique de prévention systématique de l’émergence de toute « structure nationale » ou « système national » palestinien. C’est ainsi que le système bancaire et monétaire jordanien en Cisjordanie sera démantelé et que les associations et les syndicats seront soumis à un strict contrôle des autorités d’occupation. De même, et comme indiqué plus haut, toute tentative d’institutionnalisation d’un pouvoir politique « de l’intérieur » hostile aux forces d’occupation sera systématiquement combattue. Le processus de « déstructuration » institutionnelle dépasse les seules institutions politiques et parapolitiques : les autorités israéliennes vont entraver le développement de structures aussi diverses que les centres de formation agricoles ou le système hospitalier. Dans ce dernier cas, on constate même une régression durant la période de l’occupation : de 26 lits d’hôpitaux pour 10 000 habitants en 1974, on passe à 18 en 1985 (-30%) [6].
- La « répression idéologique et culturelle » concerne des domaines aussi divers que la presse, les productions littéraires et artistiques, l’enseignement scolaire ou la toponymie. Le Ministère de l’intérieur peut suspendre ou interdire la publication de n’importe quel ouvrage ou revue sans motif, les journaux sont sévèrement encadrés par des ordres militaires qui, par exemple, autorisent l’armée à confisquer tout journal même s’il a passé la censure du Ministère de l’intérieur. M. Hallaj [7] rapporte que le mot « Palestine » est systématiquement remplacé, dans les manuels scolaires, par « Israël », et que les autorités israéliennes pratiquent l’hébraïsation systématique des noms de villes, villages, rues ou collines. Le drapeau palestinien est interdit dans l’ensemble des territoires occupés et l’on interdit même aux artistes peintres de faire figurer les quatre couleurs du drapeau sur une même toile.
Il s’agit, par ces diverses mesures, de combattre le développement du mouvement national palestinien en s’en prenant à tout ce qui peut participer du renforcement du sentiment d’appartenance national dans la population palestinienne. La répression culturelle et idéologique a pour principal objectif de « supprimer le sens de l’identité collective et, en dernière instance, de la volonté collective » [8].
b) Décembre 1987, une explosion annoncée
Le 9 décembre 1987, à la suite d’un accident de la route dans lequel un camion israélien a percuté une voiture palestinienne, provoquant la mort de quatre de ses passagers, la foule palestinienne envahit les rues de Gaza lors des funérailles et des incidents opposant population palestinienne et soldats israéliens éclatent, notamment dans le camp de réfugiés de Jabalya. Dès le lendemain, des manifestations sont organisées dans les villes et camps de réfugiés de la bande de Gaza, des articles relatant les événements paraissent dans la presse palestinienne tandis que la rumeur se répand que la mort des quatre travailleurs palestiniens n’était pas accidentelle. Dans les jours qui suivent, loin de s’essouffler, le mouvement de révolte de la rue palestinienne se développe dans l’ensemble des villes, villages et camps de réfugiés palestiniens, y compris à Jérusalem.
L’explosion de décembre 1987 a été précédée de multiples signes annonciateurs. En août 1987, un officier israélien est tué par balle, en plein jour, en plein coeur de la ville de Gaza. Quelques semaines avant l’explosion de décembre 1987, plus de 2 000 manifestants palestiniens, réunis à l’appel du Jihad Islamique pour protester contre la déportation de son leader Sheikh Abd al-Aziz Odeh, s’en prennent au poste militaire israélien situé près du camp de Jabalya. En novembre 1987, lors d’une vaste opération d’interpellations de militants dans le camp de réfugiés de Balata, près de Naplouse, l’armée israélienne est obligée de se retirer face à la révolte des habitants du camp qui s’opposent aux arrestations...
Les données établies par l’Administration Civile israélienne relatives aux divers « incidents » recensés dans les territoires palestiniens sont éloquentes : au cours de l’année 1987, dans la bande de Gaza, elle note ainsi une augmentation de 133 % du nombre de manifestations et d’émeutes, de 140 % du nombre d’incidents avec jets de pierre, de 178 % des feux de pneus, et de 68 % du nombre de barricades établies sur les routes [9]. Meron Benvenisti, de son côté, avance le chiffre de 3150 « actes de violence » entre avril 1986 et mai 1987, contre une moyenne de 500 incidents annuels pour la période 1977-1981 [10].
Autant d’éléments qui indiquent que la révolte grondait dans les territoires occupés. Les effets de l’occupation israélienne expliquent le caractère massif et rapide du soulèvement palestinien de 1987 : massif car dans la mesure où aucun domaine de la vie des Palestiniens n’est épargné, toute la population souffre, d’une manière ou d’une autre (et à des degrés divers) de l’occupation israélienne. Rapide car le degré d’oppression et de répression est tel que la colère et la frustration accumulées pendant des années n’attendaient qu’une étincelle pour exploser au grand jour. Le mode d’administration des territoires occupés par l’armée israélienne va également conditionner les formes d’organisation chez les Palestiniens pendant un soulèvement qui va créer des bouleversements dans la structure sociale palestinienne et dans la composition et la hiérarchie des élites.
c) La politique de Tunis vis-à-vis de l’Intifada : la continuité
Je ne me livrerai pas, ici, à une analyse dans les détails du soulèvement palestinien connu sous le nom de « première Intifada ». Je me contenterai d’en tirer les principaux enseignements quant aux problématiques qui rejoignent l’étude de l’évolution des élites palestiniennes.
Le caractère spontané et massif du soulèvement de décembre 1987 exclut selon moi toute interprétation qui tendrait à démontrer qu’il a été programmé et déclenché par une ou plusieurs organisations palestiniennes. Plusieurs études (Legrain, Schiff et Ya’ari) et les témoignages que j’ai recueillis sur le terrain indiquent au contraire que les dirigeants de l’OLP à l’extérieur comme les « personnalités publiques » de l’intérieur ont été surpris par l’ampleur et la rapidité de l’extension du soulèvement. « Le vrai visage de l’Intifada lors de son commencement se révéla dans les centres de détention qui absorbaient les émeutiers arrêtés dans les camps de Gaza. Ces détenus fournissaient un échantillon représentatif des gens qui dirigeaient les manifestations, et contrairement à ce à quoi on pouvait s’attendre la plupart d’entre eux n’avaient jamais été arrêtés auparavant et n’étaient pas identifiés comme des éléments actifs d’un quelconque mouvement palestinien » [11].
Il ne s’agit pas de relativiser l’importance du travail effectué en amont par les militants nationalistes mais de constater que durant les premiers jours, voire les premières semaines de l’Intifada, il n’y a pas de structuration du mouvement, de direction centrale qui commanderait la mobilisation. « Au début, l’Intifada n’était pas organisée. Initiée à Gaza elle s’est étendue dans l’ensemble des territoires palestiniens. Progressivement des leaders locaux ont émergé, militants du PC, du Fatah ou d’autres organisations. Puis les partis et les mouvements politiques ont pris la décision de travailler à organiser cette Intifada et à la structurer » [12]. Le « leadership organisationnel » dont j’ai parlé plus haut est très rapidement impliqué dans l’organisation et la structuration du soulèvement, notamment au travers de la mise en place de structures locales d’auto-organisation du mouvement, les Comités populaires, qui se développent dès les mois de décembre et janvier dans les villages, les quartiers des villes, les camps de réfugiés.
Le 4 janvier, un tract signé du « Commandement National Unifié du soulèvement » (CNU) est diffusé dans les territoires occupés. C’est l’acte de naissance du CNU qui est, selon les termes de l’un de ses membres, « une tentative pour donner un chef et une partition à un orchestre dont les instruments jouaient la même mesure, mais pas dans le même tempo » [13]. Cette structure est mise en place par les différentes factions de l’OLP (à l’initiative du FDLP) et composée de représentants de chacune d’entre elles. Leur identité n’est à l’époque pas connue mais cette direction composée de militants de l’intérieur rencontrera très rapidement un écho important dans l’ensemble des territoires occupés. « Ils connaissaient les besoins et l’état d’esprit des gens, et donc ce qu’ils proposaient ou décidaient était compris et respecté par tout le monde » [14]. Les revendications, les formes d’action et les dates de mobilisation fixées par le CNU sont reprises par les Comités populaires locaux et les autres structures. Le CNU affirme son allégeance à l’OLP mais ne se considère pas comme une simple émanation de la direction de Tunis ou sa courroie de transmission dans les territoires palestiniens et revendique son autonomie (mais en aucun cas son indépendance) vis-à-vis des instances de l’OLP. Le CNU est, au départ, « l’instrument d’un processus de dépossession de l’initiative politique par l’Intérieur au détriment de l’Extérieur » [15].
Les Comité populaires sont eux aussi l’expression de cette volonté de prise en charge de la gestion de la lutte par les Palestiniens « de l’intérieur ». Mis en place, dans la plupart des cas, par les militants des factions de l’OLP et de diverses associations, ils intègrent également des individus « non-organisés ». Plus que de simples relais du CNU, les Comités populaires prennent en charge tous les aspects de la vie quotidienne dans les territoires occupés : initiatives « locales » de résistance à l’occupation, autodéfense, établissement de centres de soins, d’écoles clandestines pour faire face à la politique de fermeture des établissements scolaires, mais aussi règlement des conflits entre individus et/ou familles. Il n’y a pas de développement homogène de ces comités, qui connaissent des succès plus ou moins importants d’une localité à l’autre. L’exemple le plus abouti est le Comité populaire de Beit Sahour, un village chrétien d’environ 12 000 habitants dans le voisinage de Bethléem. En février 1988, répondant à l’appel à la « dé-sobéissance civile » émis par le CNU et des personnalités palestiniennes, le Comité populaire de Beit Sahour décide d’initier un mouvement de grève du paiement des impôts. Ce mouvement sera largement suivi au cours des années 1988 et 1989 et sévèrement réprimé par l’armée israélienne, qui organise notamment des raids dans le village pour confisquer les biens de ceux qui ne paient pas leurs impôts.
L’attitude de la direction de l’OLP vis-à-vis de ce mouvement de grève des impôts à Beit Sahour est révélatrice de sa méfiance vis-à-vis de toute forme d’autonomie politique à l’intérieur des territoires occupés : « Dans les diverses déclarations venant de Tunis, l’action de Beit Sahour était soutenue du bout des lèvres, ni plus ni moins. Aucune stratégie d’ensemble, ayant pour objectif d’entraîner d’autres communautés dans le sillage de Beit Sahour, ne fut élaborée. Tunis n’essaya pas de subvenir aux besoins de ces gens qui avaient beaucoup perdu dans le mouvement de grève des impôts, alors que c’était une chose courante avec les familles de ceux qui étaient tués ou emprisonnés durant l’Intifada » [16]. Au même moment, Arafat opère un rapprochement avec Elias Freij, maire de Bethléem marqué par son attitude conciliante vis-à-vis des forces d’occupation (qui l’ont laissé en place, au début des années 80, tandis qu’elles révoquaient les maires affirmant leurs appartenances nationalistes) et son hostilité manifeste aux initiatives des Comités populaires et notamment de la campagne de grève des impôts de Beit Sahour.
Cette attitude, qui ne s’est pas manifestée seulement dans le cas du Comité populaire de Beit Sahour, indique nettement que les initiatives des structures de l’intérieur, bien que prises par des membres de l’OLP, préoccupent Tunis. « [Beit Sahour] fut l’un des premiers signes que l’OLP à Tunis était inquiète de voir son rôle décliner en Cisjordanie et à Gaza et reconnaissait que son pouvoir était de plus en plus accaparé par des militants locaux autonomes (pour la plupart membres de l’OLP) qu’elle ne pouvait pas contrôler. Dès lors, Tunis chercha à reconstituer son assise politique en s’appuyant de plus en plus sur les notables, plus flexibles, que sur ses propres cadres » [17].
Il ne s’agit pas de surestimer les conflits entre intérieur et extérieur. Les structures de l’intérieur (CNU, Comité populaires) sont dirigées par des membres de l’OLP qui se réfèrent en permanence à leurs directions situées à l’extérieur (excepté dans le cas du PC dont les cadres sont pour la plupart dans les territoires occupés). Mais tandis que ces structures, qui affirment reconnaître l’OLP comme « seul représentant légitime du peuple palestinien » (la référence à l’OLP est explicite dès le troisième communiqué du CNU), pensent les rapports entre intérieur et extérieur sur le mode de la complémentarité, la direction de l’OLP les pense sur celui de la concurrence. Comme indiqué plus haut, les équilibres entre les forces politiques ne sont pas les mêmes à l’intérieur et à l’extérieur des territoires occupés. Le poids de la gauche (notamment le FPLP et plus encore le PC) est beaucoup plus important en Cisjordanie et à Gaza que dans les structures de direction de l’OLP. Ainsi le CNU est paritaire entre les factions politiques, ce qui est loin d’être le cas du Comité Exécutif de l’OLP dans lequel le Fatah est largement majoritaire. Les positions publiques du CNU et des Comités populaires sont différentes de celle de la direction de l’OLP, avec notamment l’absence de reconnaissance, voire même l’explicite rejet de la résolution 242 des Nations Unies. Cette situation inquiète la direction Arafat quant à sa quête de légitimité à l’échelle internationale, sa recherche du statut d’élément incontournable pour toute solution négociée dans la région. Dès l’été 1988, l’autonomie relative du CNU avait fait long feu : sous la pression des directions politiques de l’extérieur (Fatah mais aussi FPLP et FDLP), les cadres de l’intérieur investis dans le CNU sont dépossédés de la décision politique. Les communiqués sont désormais rédigés à Tunis et le factionnalisme va progressivement reprendre ses droits dans les territoires occupés. En prenant indirectement le contrôle du cadre légitime de direction du soulèvement, la direction de l’OLP s’assure la mainmise sur la représentation de la population des territoires occupés et donc sur la revendication de la légitimité à négocier en leur nom.
d) L’Intifada, arme à double tranchant pour Tunis
En effet, comme je l’ai déjà indiqué, la direction Arafat a fait le choix, depuis le milieu des années 70, d’une solution négociée sous supervision internationale. Ce choix est rendu public en 1974 avec l’intervention d’Arafat à l’ONU et le vote par le CNP de la revendication d’un Etat palestinien indépendant « sur toute portion de territoire libéré ». Mais Israël comme les Etats-Unis refusent de reconnaître l’OLP comme un interlocuteur pour la négociation, la considèrent comme une organisation terroriste, et exigent d’elle un certain nombre de garanties : reconnaissance de l’Etat d’Israël et renonciation à la lutte armée. En dépit des nombreuses initiatives d’Arafat à la fin des années 70 et au début des années 80 (réconciliation avec la Jordanie, garanties verbales et écrites données aux dirigeants états-uniens) qui accroissent les tensions à l’intérieur de l’OLP, y compris au sein de son noyau dirigeant [18], à la veille de l’Intifada l’OLP n’est toujours pas considérée comme un partenaire fiable.
Le soulèvement de 1987 est une arme à double tranchant pour Tunis. D’un côté il popularise la question palestinienne et révèle au grand jour que l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza ne peut se prolonger indéfiniment et doit faire l’objet d’une solution négociée, mais de l’autre il peut faire émerger une direction et des personnalités de l’intérieur qui pourraient délégitimer la direction de l’extérieur et se substituer à elle dans un processus de négociation. L’Intifada offre une opportunité historique à la direction Arafat, affaiblie et isolée depuis son éviction de Beyrouth en 1982 : celle de se poser définitivement comme un partenaire incontournable sur le champ diplomatique. Selon les termes d’Adel Samara, « il s’agit pour Tunis de s’appuyer sur l’Intifada pour en tirer un maximum de gains sur les plans politique et diplomatique » [19]. D’où la politique ambivalente que j’ai évoquée au travers des exemples du CNU et des Comités populaires : être en lien permanent avec l’intérieur et participer, via son réseau de « middle command » et de personnalités publiques, aux diverses actions militantes et aux structures de direction de l’Intifada tout en laissant suffisamment peu d’autonomie à l’intérieur, quitte à saper certaines actions ou structures, pour garder le monopole de la légitimité aux yeux des pays occidentaux afin d’être incontournable dans tout processus de négociation. Il s’agit également pour l’OLP d’étendre sa zone d’influence en multipliant les contacts avec les notables locaux afin de pouvoir s’appuyer sur des figures locales en cas de conflit ouvert avec des membres du leadership organisationnel. Cette politique est en continuité avec celle qui a été pratiquée dans les années antérieures au soulèvement, comme on l’a vu avec le cas du Front National Palestinien ou du Comité d’Orientation Nationale.
Le CNP d’Alger, en 1988, qui proclame l’Etat indépendant de Palestine et exige la tenue d’une conférence internationale pour trouver une solution négociée au conflit en cours, est une illustration de l’évolution des rapports entre Tunis, en quête de légitimité, et la direction clandestine de l’intérieur, de plus en plus touchée par la violence de la répression et en quête de solution politique. « La proclamation de l’État de Palestine par le CNP de novembre 1988 répondait bien évidemment aux aspirations de la majorité des Palestiniens de l’Intérieur comme à celles des membres du CNU. Mais en traduisant la mobilisation quotidienne dans les territoires occupés en termes de négociation sur la scène politique internationale, l’Extérieur (et du même coup l’establishment public de l’Intérieur) recouvrait un rôle de premier plan au détriment de l’Intérieur clandestin. Un subtil équilibre s’établissait alors entre une diplomatie tout azimut de l’OLP-Tunis qui se revendiquait de l’urgence à répondre aux revendications de l’Intérieur et une intensification du soulèvement qui se voulait manifester son soutien aux démarches de l’Extérieur » [20]. Si l’intérieur se pense toujours en complémentarité avec l’extérieur, pour Tunis une nouvelle étape est franchie dans sa volonté hégémonique : on peut en effet lire la décision du CNP d’Alger comme une offensive diplomatique de la direction de Tunis qui craint que la décision du Roi Hussein de Jordanie de rompre les liens légaux et administratifs entre les deux rives du Jourdain ne pousse Israël à annexer les territoires palestiniens et la mette hors jeu.
La décision du Roi de Jordanie, annoncée le 31 juillet 1988 est un élément d’importance. Inattendue, (peu avant l’Intifada, nombreux étaient les contacts entre Israël et la Jordanie pour aboutir à un compromis sur le statut des territoires occupés), la décision de Hussein peut être comprise comme l’expression de ses craintes de voir l’Intifada traverser le Jourdain et faire vaciller le pouvoir jordanien. « Il fallait que Hussein agisse vite pour circonscrire l’incendie et l’empêcher de s’étendre à son royaume, dont près de 60 % des habitants sont des Palestiniens. (...) Ses appareils de répression avaient déjà grandement accru leur activité pour mater les premiers foyers d’agitation en solidarité avec l’Intifada » [21].
Le renoncement de la Jordanie à toute prétention sur la rive ouest du Jourdain a deux conséquences d’importance : cette décision crée une situation de vide juridique quant au statut de la Cisjordanie et elle pose le problème de la situation des 24 000 employés palestiniens de l’administration civile jordanienne [22], toujours en poste et rémunérés par Amman malgré l’occupation israélienne. « L’OLP répondit immédiatement à ce challenge en émettant un communiqué du Comité Exécutif demandant aux employés de l’administration civile de rester en poste et promettant d’assumer la charge financière de la Jordanie » [23]. Une solution sera en fait trouvée avec la Libye qui assumera une grande partie des salaires des fonctionnaires de l’administration civile. L’OLP tente de répondre à la situation de vide juridique en publiant dans un premier temps une déclaration « [interdisant] l’altération d’une quelconque loi en vigueur en Cisjordanie jusqu’à ce que des autorités palestiniennes compétentes se soient penchées sur cette question » [24]. La décision du CNP d’Alger peut être vue comme la seconde étape dans le comblement de ce vide juridique (avec la proclamation d’un Etat indépendant) mais aussi comme un pas en avant de la direction palestinienne sur le chemin des négociations, en tant que partenaire incontournable.
Ce n’est en effet pas tant la proclamation de l’Etat qui est le fait marquant de ce CNP, mais « l’acceptation de la résolution 242, décision de la dernière heure, motivée, pour Arafat, par la circulaire de Shimon Pérès aux ambassades d’Israël, à la veille du CNP, [qui] expliquait que seule l’acceptation des résolutions 242 et 338 équivaudrait à une reconnaissance d’Israël dans des frontières sûres et reconnues, et non la résolution 181 » [25]. Ce faisant, la direction Arafat, qui a depuis longtemps adopté la solution des deux Etats, indique aux Etats-Unis et à Israël non seulement qu’elle a fait accepter cette solution à la majorité de l’OLP mais aussi qu’elle est un partenaire plus pragmatique et modéré que d’hypothétiques interlocuteurs autonomes de l’intérieur, le CNU ne mentionnant pas dans ses déclarations la résolution 242 reconnaissant l’Etat d’Israël. « Utilisant ce qui était devenu un de ses slogans favoris, [Arafat] s’exprima en des termes employés avant lui par l’ancien Président français Charles De Gaulle et en appela à “la paix des braves”. Puis, annonçant, la mort de “la tergiversation et la négation” et l’avènement d’une nouvelle période, il conclut son discours avec un appel en direction du futur Président Georges Bush pour qu’il réponde positivement à son geste de paix » [26].
e) De Bagdad à Oslo
Les contacts entre les Etats-Unis et l’OLP, amorcés fin 1988 après le CNP d’Alger, sont peu fructueux durant l’année 89 et le début de 1990, notamment en raison de l’opposition d’Israël à toute relation avec l’OLP et la méfiance persistante d’une partie de l’administration Bush vis-à-vis de la Centrale de Tunis. Sur le terrain, le CNU et les Comités populaires, rattrapés par le factionnalisme, sont de plus en plus affaiblis, la mobilisation populaire décline et la répression israélienne ne faiblit pas. La direction de l’extérieur et les personnalités publiques de l’intérieur monopolisent de plus en plus le champ politique qui, la lutte faiblissant, se réduit progressivement à la seule représentation et aux initiatives en vue d’un règlement négocié dans le cadre du processus diplomatique. Les tracts du CNU (rédigés depuis Tunis) sont de moins en moins réguliers et peu suivis par la population. Bien que des affrontements sporadiques continuent de se produire et que des journées de grève soient toujours organisées dans les territoires palestiniens, l’Intifada s’éteint progressivement à cette époque avec entre autres la fin de la campagne « modèle » de boycott du paiement des impôts à Beit Sahour. On assiste parallèlement à la chute de la mobilisation populaire à une militarisation de la lutte palestinienne et à l’ascension des groupes intégristes qui privilégient les actions armées et critiquent l’attitude selon eux liquidatrice de tous ceux qui privilégient la négociation à la lutte de terrain.
Si les opinions divergent et s’il est difficile de dater précisément la « fin de l’Intifada », tout le monde s’accorde à dire qu’au début de 1990 elle ne ressemble plus à ce qu’elle était durant les 18 premiers mois et que la Guerre du Golfe sera son acte de décès. Face à l’absence de résultats dans les discussions avec les Etats-Unis, Arafat va progressivement se rapprocher de Saddam Hussein qui, pointé du doigt par Washington qui craint de le voir devenir un leader régional, adopte une rhétorique de plus en plus anti-états-unienne et anti-israélienne. Selon Aburish, les déclarations de Saddam Hussein sur « le retrait de la flotte US du Golfe, (...) [ses] menaces de “brûler la moitié d’Israël” en cas d’action militaire contre un quelconque Etat arabe (...) [et] l’assurance qu’il donnait à Arafat qu’il avait cinquante-quatre divisions prête à être utilisées en cas de confrontation avec Israël (...) ont attiré le leader palestinien dans l’orbite irakienne » [27]. Arafat et ses proches essaient de jouer sur plusieurs tableaux en se rapprochant de celui qu’ils considèrent comme le futur « homme fort » de la région et indiquent aux Etats-Unis que, s’ils sont disposés à être des partenaires pour un processus négocié, ils ne sont pas prêts à attendre indéfiniment que Washington exerce des pressions sur Israël. À la fin du mois de mai 1990, une attaque perpétrée par un groupe armé palestinien à Tel Aviv est utilisée par des sénateurs états-uniens pour exiger du Secrétaire d’Etat James Baker qu’il mette fin aux contacts avec l’OLP. Ce qui sera fait le 20 juin, précipitant le rapprochement entre Arafat et Saddam Hussein.
Lors de la guerre du Golfe, Arafat fera le choix de soutenir son nouvel allié malgré les oppositions au sein de l’OLP et le scepticisme de nombreuses personnalités publiques dans les territoires occupés. La population de Cisjordanie et de Gaza suit le leader de l’OLP, convaincue que Saddam Hussein est à leurs côtés, notamment après que celui-ci a tiré des missiles sur Israël. L’Intifada, au sens d’un soulèvement des Palestiniens de l’intérieur et de l’appropriation par ces derniers de la lutte pour leur libération, avait vécu. « En remettant leur sort entre les mains de Saddam Hussein, les Palestiniens - de l’Intérieur comme de l’Extérieur- avaient renoué non pas avec le modèle de libération immédiatement antérieur au soulèvement, là où les Palestiniens eux-mêmes étaient censés mener leur propre combat politique et militaire, mais avec le vieux modèle des années 1950-70 durant lesquelles ils s’étaient abandonnés entre les mains des régimes arabes » [28].
Au sortir de la Guerre du Golfe, l’OLP est affaiblie diplomatiquement, politiquement et financièrement tandis que la population des territoires occupés est exsangue et désormais soumise à un blocus économique imposé par Israël. Mais le « Nouvel ordre mondial » que George Bush entend établir, avec les Etats-Unis comme seule superpuissance et donc notamment un partenariat renforcé avec les pays arabes, passe par un règlement, au moins provisoire, de la question palestinienne. Les Etats-Unis vont contraindre Israël à négocier, en ayant pour la première fois recours à l’arme financière pour exiger du gouvernement israélien des progrès dans la négociation : un prêt de 10 milliards de dollars est conditionné à l’acceptation des négociations par le gouvernement israélien, ce qui fera tomber le gouvernement de Shamir et élire celui de Rabin et Pérès avec la promesse de « la paix dans six mois ».
Si Israël réussit à imposer au début du processus de Madrid que les négociateurs palestiniens ne soient pas la direction de l’OLP mais des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, il ne s’agit pas de considérer qu’il s’agit d’un « retour en force » des Palestiniens de l’intérieur. Les négociateurs sont en effet sous l’étroit contrôle de Tunis et n’ont des marges de manœuvre que très réduites, comme le rapporteront plusieurs d’entre eux, notamment Hanan Ashrawi. De plus, il s’agit probablement d’un calcul israélien pour obtenir un peu plus de concessions de la part de la direction de Tunis. « L’OLP était tellement faible qu’elle était prête à tout pour revenir dans le jeu. Le choix de négocier avec des Palestiniens de l’intérieur était un moyen de pression supplémentaire sur Arafat, un moyen pour obtenir de Tunis un accord qui répondrait aux seules exigences israéliennes » [29]. Après l’élection du gouvernement Rabin-Pérès, et parallèlement aux négociations officielles entamées à Madrid, des négociations secrètes s’engagent entre des représentants israéliens et des représentants de l’OLP-Tunis.
Le processus secret d’Oslo est la dernière étape de la dépossession, par l’OLP-Tunis, de l’initiative politique des Palestiniens de l’intérieur. Les négociations sont menées dans la plus grande opacité par des proches d’Arafat, au premier rang desquels Mahmoud Abbas (Abu Mazen), Ahmed Qoreï (Abu Ala) et Nabil Shaath, qui ont pris une importance prépondérante dans l’OLP après les morts d’Abu Jihad et Abu Iyad. Les négociateurs investis dans le processus de Madrid ne sont pas au courant des négociations secrètes. Hanan Ashrawi, Faysal Husseini et Haïdar Abd-Al-Shafi (tous les trois en charge du processus initié à Madrid) ont appris l’existence et le contenu des accords par des journalistes israéliens à la fin du mois d’août 1993. De plus, les hommes investis dans le canal secret d’Oslo ne sont pas des cadres qui, comme Abu Jihad ou Abu Iyad, avaient un passé « de terrain » et des liens avec le leadership organisationnel ou les personnalités publiques de Cisjordanie et de Gaza. « L’avènement d’Abu Mazen et d’Abu Ala a signifié le transfert à des financiers de prérogatives qui appartenaient auparavant au groupe révolutionnaire fondateur du Fatah » [30]. Seule une fraction du leadership de l’extérieur est investie dans les négociations, une fraction qui est préoccupée avant tout de la survie politique et financière de l’appareil de l’OLP, en d’autres termes de sa propre survie, ce qui aura des conséquences, comme on le verra, sur le contenu des accords et sur l’évolution des élites politiques palestiniennes dans la période de « l’autonomie ». Pour Naseer Aruri, « L’Intifada a été utilisée par le leadership palestinien comme objet de marchandage pour s’assurer de la reconnaissance officielle de l’OLP par l’Etat d’Israël et obtenir une vague promesse que l’établissement d’un Etat serait possible après une phase intérimaire d’auto-gouvernement » [31].
f) Les élites palestiniennes à la veille de l’autonomie
Les élites traditionnelles, liées à la Jordanie, ont été considérablement affaiblies par la décision d’Amman de rompre ses liens avec la Cisjordanie et de renoncer à sa prétention à la souveraineté sur la rive ouest du Jourdain. Comme on l’a vu, la principale force des notables reposait en effet sur leur rôle d’intermédiaires entre la Jordanie et la population des territoires occupés, notamment par leur position dans l’administration civile et, au-delà, dans les structures de pouvoir jordaniennes. Avec la décision de juillet 1988, les élites traditionnelles perdent un peu plus de leur poids dans la société palestinienne. De plus, le rôle des grandes familles dans la gestion des relations sociales s’est affaibli au début de l’Intifada avec l’émergence des Comités populaires qui, dans de nombreuses villes et de nombreux quartiers, ont souvent joué le rôle de médiateurs dans les conflits entre Palestiniens.
Mais il ne faut pas surestimer ce dernier phénomène. Comme l’a montré Glenn Robinson dans son étude du Comité populaire de Beit Sahour, il n’y a pas de dichotomie stricte entre les structures qui ont émergé pendant l’Intifada et les structures traditionnelles : « Même si ces nouvelles structures étaient en général basées sur les principes modernes de la participation individuelle et de la hiérarchisation démocratique, elles opéraient souvent dans la configuration du clan local, de la Hamula » [32]. L’émergence de nouveaux acteurs et la marginalisation des élites traditionnelles ont donc été effectives mais, dans la mesure où il n’y avait pas de rupture stricte avec les structures traditionnelles, celles-ci ont repris toute leur importance avec l’affaiblissement de la mobilisation et la répression dont les comités populaires ont été victimes. À Hébron, certains affirment même « [qu’] aucune décision importante des structures locales n’a été prise sans l’aval des chefs de familles et de clans qui avaient des représentants dans presque tous les partis politiques » [33].
Enfin, la direction de l’OLP a établi des liens directs avec un certain nombre de ces notables, au cours des années 80 et surtout après le retrait de la Jordanie, « afin d’étendre sa légitimité à l’intérieur et de contrebalancer le poids [du leadership organisationnel] qui pouvait remettre en cause son hégémonie » [34]. Une frange non négligeable des notables, se sentant abandonnée par la Jordanie et par la soudaine décision du Roi Hussein, s’est donc convertie au nationalisme de l’OLP pour conserver une partie de son poids dans la société palestinienne : « [ils] avaient compris la leçon (...) et se sont mis à manœuvrer pour se raccrocher à la caravane nationaliste » [35]. Au moment de la signature des Accords d’Oslo, les notables sont donc dans une situation de relative faiblesse par rapport à la force qu’ils exerçaient traditionnellement, mais la fin de la mobilisation populaire et la politique intéressée de l’OLP à leur égard les maintiennent dans une position d’acteurs à part entière dans la vie des territoires palestiniens.
- Les élites nationalistes « de l’intérieur » n’ont pas réussi à conquérir leur autonomie vis-à-vis de l’extérieur qui a achevé de les marginaliser en signant les Accords d’Oslo sans les associer ni même les informer du processus en cours. L’Intifada a cependant considérablement accéléré le phénomène que j’ai décrit plus haut : la montée en puissance d’élites politiques qui diffèrent des élites sociales et économiques traditionnelles.
- Le « leadership organisationnel », s’il a conquis une place et une audience de première importance dans les premiers mois du soulèvement avec la formation du CNU et des Comités populaires, a progressivement perdu de son poids. La répression israélienne (arrestations, emprisonnement, déportations), la reprise en main par l’OLP de l’initiative politique (que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des territoires occupés) et les rivalités grandissantes entre des factions politiques au départ unies l’a considérablement affaibli. Le légitimisme de ces militants du « middle command » l’a emporté sur leur aspiration à une relative autonomie et lorsque l’ensemble des efforts de l’OLP s’est concentré sur la négociation, leur rôle s’est progressivement réduit, sauf exception, à celui de porte-parole de leurs factions respectives dans les territoires occupés. S’ils bénéficient toujours de la considération de la population palestinienne, la signature des Accords d’Oslo et la fin de l’Intifada participent de leur extrême marginalisation dans le processus politique en cours.
- Les « personnalités publiques », au départ surprises par le soulèvement et peu impliquées dans la direction effective de l’Intifada (à l’exception de Sari Nusseibeh, membre du premier CNU) ont progressivement reconquis leur place par l’intermédiaire de leurs contacts privilégiés avec Tunis. En organisant leurs propres initiatives publiques (conférences de presse, appels à la désobéissance civile) ils se sont affirmés comme des porte-parole officieux du mouvement, bien que non mandatés par le CNU ou par les structures locales. L’entrée dans le processus de négociations les a considérablement renforcés, comme l’indiquait Ali Jarbawi dès 1990 : « Leur principale espérance était que, une fois que l’Intifada aurait commencé à produire des gains politiques, ils pourraient retourner au centre des activités politiques et diplomatiques » [36]. Etant donné le refus initial d’Israël de négocier directement avec l’OLP-Tunis, plusieurs d’entre eux ont fait partie de l’équipe de négociateurs de Madrid, affirmant leur légitimité tant à l’intérieur des territoires palestiniens qu’à l’extérieur. Mais les négociations secrètes d’Oslo, auxquelles ils n’ont à aucun moment été associés, ont considérablement amoindri leur poids sur le champ politique palestinien et leur légitimité, les plaçant dans une situation de conflit parfois ouvert avec la direction de Tunis. Hanan Ashrawi écrira par exemple que « ceux qui ont paraphé l’accord n’ont jamais vécu sous l’occupation » [37]. À la veille de l’autonomie, les personnalités publiques sont dans une situation inconfortable : s’ils ont bénéficié du soutien de l’OLP qui a fait d’eux des figures importantes dans les territoires palestiniens, ils redoutent la marginalisation consécutive à la mainmise de la direction de l’OLP sur le processus diplomatique et politique.
- La situation des indépendants n’a pas connu de changement notable. « Leur contribution à l’Intifada, dans la mesure où ils sont issus d’un secteur éduqué, a essentiellement consisté à agir en think tank et à émettre des idées qui ont été entendues par le CNU » [38]. Mais, avec la chute de la mobilisation populaire et la prééminence du processus diplomatique sur les initiatives de l’intérieur, ils ont perdu de l’importance et du poids dans le champ politique palestinien. Conseillers critiques des factions politiques et de leurs directions, certains ont été associés aux négociations de Madrid (Haïdar Abd-Al-Chafi conduit même la délégation) mais leur avis et leurs réserves sur les Accords d’Oslo ne seront pas pris en compte par la direction de l’OLP.
C’est du côté des courants intégristes que les changements sont les plus importants. En 1988 apparaît le Mouvement de la Résistance Islamique, Hamas. Comme le Jihad islamique plusieurs années avant lui, le Hamas entend incarner la synthèse entre lutte contre l’occupation israélienne et (ré-)islamisation de la Palestine. Les dirigeants des Frères Musulmans en Cisjordanie et à Gaza ont rapidement compris que leur politique de non-participation à la lutte contre les forces d’occupation, dans le contexte de l’Intifada, signifiait une considérable perte de légitimité pour le réseau d’associations et de mosquées qu’ils contrôlent. Le Jihad islamique est dès le début de l’Intifada une des cibles privilégiées de la répression israélienne (arrestation et déportation de ses dirigeants). Composé de petites cellules d’activistes, n’ayant pas un réseau aussi large que les Frères Musulmans, le Jihad disparaît quasiment de la scène politique palestinienne au cours de l’année 1988. À l’inverse le Hamas connaît un développement spectaculaire : « Par l’étendue et l’ancienneté de leur réseau (mosquées, associations de bienfaisance, dispensaires...), mais également par un indéniable savoir-faire politique et un engagement militaire de plus en plus marqué, les Frères musulmans sont ainsi parvenus, via Hamas, à incarner en tant qu’organisation la résistance islamique anti-israélienne » [39].
Conscient de la légitimité dont bénéficient l’OLP et ses principaux dirigeants, le Hamas affirme dans sa Charte qu’il « respecte les mouvements nationalistes palestiniens » et considère les liens entre l’OLP et le Hamas comme des liens familiaux. Mais dans le même temps, le Hamas développe un discours critique de tous ceux qui envisagent de partager la Palestine, terre d’Islam, avec l’Etat sioniste et prévient les dirigeants de l’OLP que le mouvement ne cessera pas le combat tant que toute la Palestine ne sera pas libérée. Le Hamas choisit de contester l’hégémonie de la direction de l’OLP sur la lutte nationale en se plaçant délibérément en-dehors du cadre traditionnel du mouvement national palestinien, ce qui est un nouveau défi pour la direction de Tunis. La concurrence, dans les territoires palestiniens, entre OLP et Hamas est rude mais, du moins dans les premiers temps du soulèvement, les deux organisations arrivent à s’entendre sur certaines initiatives communes, bien que contrairement au Jihad le Hamas refuse d’être associé, même indirectement, au CNU. Le CNU reprendra certains des appels à la grève du Hamas et réciproquement. Mais la priorité accordée à la diplomatie au détriment de la lutte est montrée du doigt, et durant les années 1990-1992 le Hamas va élargir son audience, entrer dans une confrontation plus directe avec la direction de l’OLP et prendre la tête du camp des organisations palestiniennes critiques de la politique d’Arafat et ses proches. Le 21 octobre 1991, soit trois jours après que le Comité exécutif de l’OLP a donné son accord à l’ouverture des négociations à Madrid, le Hamas, le FPLP et le FDLP émettent une déclaration commune affirmant « [leur] rejet catégorique du projet liquidateur états-unien et [leur intention] de le combattre » [40].
Israël va prendre conscience du développement et de la capacité de nuisance d’un mouvement qu’il voyait au départ d’un œil bienveillant comme un contrepoids à l’influence de l’OLP. La radicalisation et l’audience grandissante du Hamas vont conduire Israël à adopter une politique de répression d’ampleur contre ses cadres et ses militants, qui connaîtra son apogée en décembre 1992 avec la déportation de 415 membres du Hamas vers le Liban-Sud. Mais, loin d’affaiblir le mouvement, la répression va renforcer sa légitimité populaire. À la veille de l’Autonomie, le courant intégriste est donc en plein développement et apparaît désormais comme la force la plus crédible pour ceux qui veulent poursuivre la lutte contre Israël et contester les Accords d’Oslo et l’Autorité palestinienne qui en est issue.
- Une histoire exhaustive de l’OLP n’a pas sa place ici. Mais une évaluation de la situation de ses instances de direction à la veille de l’autonomie palestinienne est indispensable. L’éviction de l’OLP de Beyrouth, en 1982, a renforcé les tendances à l’œuvre dans la centrale palestinienne : coupure entre base et direction, bureaucratisation et concentration du pouvoir entre les mains de quelques dirigeants « historiques », au premier rang desquels Yasser Arafat. L’« appareil d’Etat sans Etat en quête d’un Etat aux moindres frais », selon les termes de Gilbert Achcar [41], avait établi à Beyrouth un véritable État dans l’État. Le départ du Liban a approfondi les divisions à l’intérieur de l’OLP, affaibli les courants qui tiraient leur légitimité et leur force de leur base populaire dans les camps du Liban et renforcé les pratiques autoritaires et clientélistes de sa direction. Yasser Arafat et ses proches monopolisent l’accès aux ressources financières et à la représentation de la centrale palestinienne sur la scène internationale. Ils contournent de plus en plus les instances exécutives de l’OLP et leur imposent leur décision en les mettant devant le fait accompli.
Le choix fait par la direction de l’OLP de privilégier l’activité diplomatique et la quête de légitimité internationale a des répercussions au sein même du noyau dirigeant de l’OLP. Les spécialistes de la diplomatie et de la finance jouent un rôle de plus en plus important, au détriment des dirigeants historiques de la « lutte armée révolutionnaire ». Yasser Arafat, qui au travers de ses liens personnels avec les dirigeants arabes et autres financiers, a le contrôle absolu sur les finances de l’organisation, réduit les marges de manœuvre d’Abu Iyad et Abu Jihad et accorde un rôle de plus en plus important à Abu Mazen et Abu Ala. L’assassinat d’Abu Jihad (responsable des contacts avec les territoires occupés) en avril 1988 par un commando israélien « permet à Yasser Arafat de devenir le seul responsable du Fatah et de l’OLP dans les territoires occupés » [42]. Abu Iyad, membre fondateur du Fatah et responsable des services de sécurité et des Renseignements de l’OLP, est assassiné en mars 1991, accentuant la mainmise d’Arafat sur ces services et son rapprochement avec deux proches d’Abu Iyad, Mohammad Dahlan et Jibril Rajoub, cadres du middle command du Fatah bannis des territoires occupés et associés à l’appareil sécuritaire de l’OLP.
La disparition d’un partie des membres fondateurs du Fatah et la marginalisation de ceux opposés aux Accords d’Oslo (tel Farouk Kaddoumi) comme des organisations critiques de la gestion autoritaire et clientéliste de l’OLP par Yasser Arafat renforcent la place de ce dernier. Le « noyau dirigeant » de l’OLP (à différencier de la direction institutionnelle du mouvement) se réduit à quelques individus proches, bien que parfois critiques, de Yasser Arafat (Abu Mazen, Abu Ala, Nabil Shaath, Yasser Abed Rabbo, transfuge du FDLP, sans oublier Mohammad Rashid, trésorier officieux de l’OLP et conseiller financier d’Arafat...) et/ou cooptés dans le cadre des négociations comme Saeb Erekaat. C’est au sein de ce groupe dirigeant, dominé par Yasser Arafat qui a les moyens de renforcer ou d’affaiblir chacun des autres, aucun ne bénéficiant de sa légitimité sur la scène palestinienne comme sur la scène internationale, que vont se prendre l’essentiel des décisions des années 1990 et que va se constituer le coeur de l’élite du pouvoir des territoires palestiniens à l’heure de l’autonomie.