- Critique communiste — Vous revenez de Palestine, quelle est la situation telle que vous avez pu l’observer ?
Alain Gresh — Sur le terrain, on voit une stratégie pensée et délibérée, que Sharon met en œuvre avec prudence, mais sur laquelle il ne variera pas. Il vise un double objectif. Le premier est la destruction de l’Autorité palestinienne et de tout ce qui est né des accords d’Oslo, dont il a toujours dit qu’ils représentaient la plus grande catastrophe qu’lsraël ait subie. Le second est de terroriser la population palestinienne, de la déstructurer aux plans sociaux, économique et politique, de manière à imposer la vision qui est la sienne d’une solution. Il agit de manière prudente parce qu’il a tiré deux leçons de l’intervention d’Israël en 1982, dont il fut le principal architecte et qui s’est avérée être un désastre pour Israël. La première est qu’il faut maintenir un front intérieur solide, donc ne pas rompre avec le Parti travailliste. D’où la décision de ne pas expulser Arafat, ce qu’il aurait pu faire, mais ce qui ne veut pas dire qu’il ne le fera pas, graduellement... La deuxième est de ne pas rompre avec les Etats-Unis, ce qui fait que la destruction de l’Autorité palestinienne doit se faire de manière suffisamment progressive. Jusqu’à présent, cette stratégie s’applique avec succès. L’offensive actuelle ne vise pas les organisations terroristes, mais toute la structure économique, sociale et politique de l’Autorité palestinienne : destruction systématique des ministères, des ordinateurs, des données, des centres culturels, de tout ce qui permet à l’Autorité palestinienne d’être une autorité. Et ce, pas du point de vue militaire, mais social et économique. On a y compris assisté à la destruction des forces de police de Rajoub, l’homme fort de la Cisjordanie, qui avaient été mise en place et entraînées par la CIA et qui constituaient le bras armé de l’Autorité palestinienne dans sa lutte contre les islamistes, cela revient à interdire la moindre possibilité de lutter contre les activités des organisations islamistes terroristes.. En outre, on constate une volonté de terroriser la population. On a affaire à des crimes de guerre systématiques : attaques contre des ambulances, exécutions sommaires, utilisation de boucliers humains... Des choses qui, selon les conventions de Genève, relèvent des crimes de guerre. Quant aux destructions de Jénine elles ne s’expliquent pas seulement par la volonté de détruire l’Autorité palestinienne. Mofad, le chef d’état-major de l’armée israélienne, qui appartient à la droite extrême, explique que si la bataille contre le terrorisme structuré est gagnée, ce n’est pas le cas de celle des esprits. Ce qui signifie qu’il faut briser toute velléité de résistance chez les Palestiniens. Telle est la stratégie mise en œuvre sur le terrain, avec la complicité, plus ou moins grande, mais réelle, de la Communauté internationale.
- Critique communiste — Cette situation s’accompagne-t-elle de changements profonds dans la société israélienne ?
Alain Gresh — Ce qui est sûr c’est que la société israélienne traverse une conjoncture très négative due à un double phénomène. D’un côté, l’échec de la tentative de paix avec les accords de Camp David, et « l’offre généreuse » de Barak refusée par les Palestiniens, prouverait que ceux-ci ne veulent pas la paix. Une lecture totalement erronée évidemment, mais à laquelle adhère une grande majorité de la population israélienne. De l’autre côté, ce sont les attentats suicides qui provoquent en Israël indignation et rage, générant un sursaut d’unité nationale autour de Sharon. On l’a vu avec l’attentat de Nétanya le jour de Pâques. Pourtant, il reste un acquis de la période précédente qui est cette contradiction qu’une majorité de la population israélienne appuie Sharon dans sa politique de main de fer à l’égard des Palestiniens, mais dans sa très grande majorité reste convaincue qu’il n’y a pas d’autre solution que la création d’un Etat palestinien.
- Critique communiste — Est-il possible de prévoir comment va évoluer la situation ?
Alain Gresh — Il très difficile de savoir comment tout cela va se terminer. Sharon veut se débarrasser d’Arafat, la question est de savoir comment : la liquidation physique est une possibilité, l’expulsion aussi... En tout état de cause, on a franchi une étape qui fait qu’on voit mal comment on pourrait revenir purement et simplement en arrière, à une négociation pour un cessez-le-feu. De ce point de vue, toutes les négociations en cours sont hors sujet : comment auraient-elles le moindre sens alors que l’occupation a recommencé ? Il y a un paradoxe formidable : il existe un consensus international, incluant les Etats-Unis, sur la solution politique, c’est-à-dire deux Etats côte à côte, un Etat israélien et un Etat palestinien, en gros dans les frontières de 1967, les Etats-Unis ont déposé à l’ONU une résolution en ce sens qui a été acceptée, appuyée par le monde arabe avec le plan Abdallah qui reconnaît l’Etat d’Israël, ainsi que par l’Union européenne... Le seul opposant est Sharon. Mais malgré le rapport de forces massif en faveur de cette solution, aucune mise en application ne se produit ! Les résolutions de l’ONU, lorsqu’elles touchent au Proche-Orient et sont contraires aux intérêts du gouvernement israélien, ne sont jamais mises en œuvre. Une contradiction dont il est difficile de voir comment elle sera surmontée. Cela pose un problème à l’Administration américaine qui se trouve prise entre des impératifs contradictoires. D’un côté, son alliance stratégique avec Israël et le fait qu’lsraël s’est totalement rallié à la vision américaine de la guerre contre le terrorisme, et une connivence, économique, politique, culturelle entre les élites américaines et israéliennes qui pèse énormément aux Etats-Unis et au sein d’un Congrès acquis aux thèses israéliennes les plus extrémistes. De l’autre, la préparation de la prochaine guerre américaine dans la région, c’est-à-dire la destruction du régime de Saddam Hussein, et la peur, pour reprendre une formule de Colin Powell, que la rue arabe bouillonne et déborde, mettant en danger les régimes arabes alliés des Etats-Unis, notamment l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Jusqu’à présent cette contradiction n’a pas empêché l’Administration américaine de faire preuve d’une partialité extraordinaire, moins dans les textes que de temps en temps elle fait accepter que sur le terrain. Chaque fois que Sharon, qui fait cinq pas en avant dans la conquête de la Cisjordanie, en fait un en arrière les Américains salue celui-ci comme la preuve qu’il est un homme de paix. Alors qu’ils ne passent rien à Arafat... Une partie des responsables américains pensent que les manifestations dans le pays arabes vont déborder, mais d’autres considèrent que les Etats-Unis sont haïs par le monde arabe et que finalement ça n’a pas grande importance.
- Critique communiste — Quelles sont les réactions dans la région ?
Alain Gresh : Elles sont très nombreuses et impressionnantes, y compris dans des pays improbables, dans les pays du Golfe, en Arabie Saoudite, à Bahrein, où est situé un centre de commandement de la présence américaine dans la région. Cette solidarité immense avec la Palestine cristallise plusieurs choses. D’abord, une vraie empathie avec la souffrance des Palestiniens : il ne faut pas oublier qu’il existe aujourd’hui des chaînes satellitaires arabes, notamment Al Djazira, Abou Dhabi TV, qui sont regardées massivement par la population, qui ne regarde plus CNN, et donc qui voit ce qui se passe en Palestine, dans un bulletin d’information d’une demi-heure quinze minutes sont consacrées à la Palestine, avec cinq ou six envoyés spéciaux. Deuxièmement, les manifestations, au Maroc ou ailleurs, ont exprimé le rejet de la passivité des gouvernements arabes. Enfin, plus largement, se manifeste une espèce de frustration qui résulte de la crise dans laquelle vit le monde arabe : l’absence de démocratie, d’ouverture, une situation économique difficile... Ce que craignent les régimes arabes c’est moins la question de la Palestine en tant que telle que le risque d’être débordés et remis en cause. Le problème est qu’il n’existe pas de réelle force capable de porter ce mouvement. Les islamistes légaux, les Frères musulmans en particulier, ne souhaitent pas l’affrontement avec les régimes ni se retrouver au pouvoir. On est dans une situation d’impasse qui est à la fois très inquiétante et peut se traduire par des explosions. Mais on voit mal comment cela pourrait déboucher sur des changements dans le monde arabe, à moins de revenir à des coups d’État militaires... Un des éléments les plus inquiétants est que tout cela semble confirmer pour beaucoup la thèse du « choc des civilisations ». Dans le monde arabe, y compris parmi les démocrates, beaucoup disent que l’attitude occidentale discrédite toutes les idées qu’ils défendent, parce qu’on ne peut pas se revendiquer des droits de l’homme et accepter le massacre des Palestiniens. La lecture Orient/Occident, ou Islam/Occident, peut trouver un écho, de la faute des Occidentaux eux-mêmes qui, par leur passivité à l’égard de la Palestine, montrent qu’en effet il y a deux poids deux mesures. Imaginons Jénine au Kosovo : tout ce débat théologique quant à savoir s’il s’agit ou non d’un massacre serait impossible... On n’aurait pas donné au gouvernement Milosevic le droit d’ergoter sur la composition d’enquête internationale. Certains interprètent tout cela comme la preuve de l’hostilité du monde occidental envers l’Islam. Il n’y a pas que les islamistes qui disent cela, c’est beaucoup plus large...
- Critique communiste — Le conflit ne va pas sans répercussions importantes en France, le livre que vous avez publié récemment a le souci d’y répondre...
Alain Gresh — À l’origine du livre il y a en effet une réaction à cette espèce de mobilisation communautaire qui s’est manifestée lors de deuxième intifada, au début 2001 : jeunes juifs en faveur d’Israël et jeunes d’origine maghrébine en faveur des Palestiniens, les autorités politiques s’abritant derrière les responsables religieux pour appeler au calme, inviter au dialogue inter-religieux... Comme si on acceptait cette lecture religieuse. Il m’est apparu important de rappeler qu’on doit prendre position dans ce conflit à partir de principes politiques, sous peine de nier toute une part des mobilisations de l’histoire européenne des cinquante dernières années et d’entrer dans une guerre sans fin. Il est important, face à des lectures religieuses à partir de la Bible et du Coran, qui sont respectables, de revenir à une lecture laïque qui les transcende et amène des gens, athées, juifs, musulmans ou chrétiens, à prendre les mêmes positions, quelles que soient par ailleurs leurs appartenances religieuses, ethniques ou communautaires. Des principes universels importants, de droit international, à partir desquels on prend position, hier par rapport au Vietnam, ou aujourd’hui par rapport à l’ex-Yougoslavie. Ces principes sont que, sur cette terre, il y a aujourd’hui deux peuples, chacun ayant droit à un État — c’est ce que disent les résolutions du Conseil de sécurité —, voilà le minimum sur lequel on peut se mettre d’accord. Avec un bémol qui est qu’un de ces peuples a un État et l’autre non, et que l’un occupe l’autre. Si on occulte cette dimension, on ne comprend plus rien à ce conflit. À partir de là, on peut prendre position et dépasser les logiques communautaires. Voltaire, qui haïssait le protestantisme, a défendu le chevalier de la Barre, non par sympathie, mais au nom de principes universels. Voilà ce qu’il faut retrouver dans ce conflit, et que certains veulent occulter en présentant le mouvement de solidarité avec les Palestiniens comme antisémite ou charriant une vision judéophobe. Que dans ce mouvement il y ait des gens ayant des positions antisémites, c’est vrai, de même que parmi ceux qui soutiennent Israël certains ont des positons racistes anti-arabes, mais on ne peut réduire la réalité à cela, ni d’un côté ni de l’autre. Or, on a en France une espèce de terrorisme intellectuel qui revient à taxer toute critique radicale d’Israël d’antisémitisme. C’est un chantage qu’il faut absolument rejeter. Ceux qui en usent jouent avec le feu, car ils en viennent à identifier Israël et les juifs et à créer des amalgames dangereux.
- Critique communiste — Avez-vous eu des réactions à votre livre ?
Alain Gresh — Oui, beaucoup. Nous en sommes à trente mille exemplaires vendus, et cela non sous forme d’une flambée mais de manière permanente. Les réactions positives s’expliquent à partir des deux raisons qui sont à l’origine même du livre. D’une part, on a une nouvelle génération qui vient à la politique et à l’internationalisme autour de ces questions, et cela pour la première fois depuis très longtemps. Mais, pour ces jeunes, le niveau de connaissances est très faible. Pour une raison objective : c’est un conflit très complexe, plus que tout autre. Il y a donc une demande d’un savoir minimum, une vision de cette histoire, indispensable pour avoir un débat. Ce qui favorise le schématisme et l’extrémisme c’est la méconnaissance de l’histoire. D’autre part, je donne une vision laïque, qui s’efforce de dépasser les identifications communautaires et d’éclairer comment agir dans ce conflit.