Notes sur la situation argentine

, par OLLIVIER François

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Ces notes sont un compte rendu de voyage en Argentine effectué pour la LCR.

« Crise organique du capitalisme », « processus ou situation révolutionnaire », « insurrection citoyenne », « situation pré-révolutionnaire », « mouvement pour la fondation d’une deuxième République »... Au-delà des formulations, il est clair que l’Argentine vit un processus historique exceptionnel. Le phénomène majeur de la situation actuelle est effectivement un mouvement social d’une ampleur sans précédent en Argentine depuis le Cordobazo ou Rosariazo des années 1960-1970. Avec, cette fois, une mobilisation au cœur du pays : Buenos Aires, la capitale.
Ces événements annoncent les révoltes et les révolutions possibles du XXIe siècle tournées contre le libéralisme capitaliste. Il y a eu au cours de ces dernières années des explosions anti-libérales, en Equateur par exemple, mais pour la première fois on assiste dans ce pays à la combinaison d’une crise sociale et politique prolongée avec un tel mouvement d’auto-organisation. L’irruption violente du mouvement de masse sur la scène sociale et politique, la dynamique du mouvement de masse, son ampleur, ses aspirations quotidiennes, comme la volonté de transformation sociale et politique du pays dont il est porteur, indiquent bien que le pays connaît un processus révolutionnaire.

Il faut néanmoins, à cette étape, noter les limites de celui-ci : la crise sociale et politique est générale, mais les institutions n’ont pas craqué, l’État, l’armée, le régime, le Parlement sont toujours en place. La société est totalement mobilisée, mais il n’y a pas d’alternative politique crédible à gauche.
« Ceux d’en bas ne veulent plus, mais ceux d’en haut peuvent encore »... Les assemblées s’étendent, mais elles ne constituent pas encore des éléments de dualité de pouvoir. Les mouvements sociaux explosent, mais n’ont pas encore la force et la direction pour constituer une alternative politique. La gauche constituée d’organisations trotskistes, d’un PC minoritaire, et de petites organisations socialistes, est en expansion, mais elle demeure fragmentée, divisée, marquée par le sectarisme.

Conséquences de l’économie ultra-libérale...

Cette mobilisation exceptionnelle est la conséquence de l’application des politiques libérales qui ont détruit ce pays. Il faut le rappeler avec force : l’Argentine n’est pas un pays sous-développé. C’est la troisième puissance économique d’Amérique latine.
Sur une population de 37 millions d’habitants, on compte près d’un million d’étudiants. Sur le plan des réseaux TV, c’est le pays le plus câblé du continent après les Etats- Unis et le Canada.
Un pays développé, mais qui reste dominé dans le cadre de la politique et de l’économie mondiales. Un pays qui a combiné des régimes populistes-bonapartistes, des régimes de dictature militaire, mais qui avait conservé une série de « protections nationales ». Toutes ces « protections » ont explosé avec la mondialisation libérale. C’est ce qui explique la dimension « nationale » et anti-impérialiste de la mobilisation en cours, notable dans le nom même des journées insurrectionnelles, l’Argentinazo, ainsi que dans la conscience d’être une nation dominée, pillée par les banques internationales et les multinationales, écrasée par la dette extérieure.
L’Argentine est en récession depuis plus de quatre années. Elle connaît un processus de destruction de l’appareil productif national, une privatisation générale de toutes les entreprises publiques — non seulement les services publics, mais aussi l’industrie nationale —, qui représentaient plus de 50 % de la production nationale à la fin des années soixante-dix. Elle a subi une réorganisation de son économie — passée d’un modèle de production nationale de substitution aux importations à une économie basée sur les exportations —, liée à une intégration maximum au marché mondial combinée à une déréglementation généralisée.
Ce qu’indique à sa manière un des responsables de la banque du groupe BNP Paribas : « La libéralisation de l’économie s’est donc effectuée à deux vitesses : rapide pour les marchés de capitaux, l’intermédiation bancaire, les prix et le secteur public marchand, lente et partielle pour le marché du travail. » En clair, la résistance du « corps social argentin était encore trop forte »...
La crise argentine a une forme monétaire, mais celle-ci résulte fondamentalement d’une crise de son modèle productif et de redistribution. L’économie n’a plus fonctionné que dans l’intérêt des multinationales — supers taux de profits, contrats de free managment (vente des savoirs techniques), commissions etc. —, d’une intégration toujours plus grande via les exportations et d’un endettement toujours plus important : la dette est de 146 milliards de dollars, et le service de la dette représente 20 % du budget national.
La dette interne a également explosé : 143 768 milliards de dollars pour la dette de l’État, 168 622 milliards pour la dette des provinces.
À partir de 1999, la politique de convertibilité sur la base 1 perso = 1 dollar s’est heurtée au décrochage du real brésilien, dont la dévaluation a avantagé l’exportation brésilienne, pénalisé l’économie argentine, et ce dans une conjoncture d’affaiblissement du commerce mondial qui frappait de plein fouet les exportations argentines, essentiellement agricoles...
Du coup, les enchaînements se sont accumulés, jusqu’à la fuite des capitaux — près de 140 milliards, l’équivalent de la dette — qui a atteint les réserves bancaires et conduit à la cessation de paiement.

Depuis, la production industrielle a baissé de près de 20 % en décembre. Les observateurs prévoient le même taux pour janvier. Les statistiques officielles annoncent près de 30 % de chômeurs et plus de 45 % de salariés ayant des problèmes d’emploi, c’est-à-dire plus de 6 millions de salariés sur une population active totale de 14,5 millions...
Il faut également indiquer que ce pays compte 14 millions de pauvres et 4,5 millions d’indigents. Et on estime que si les prix augmentent de 10 %, le nombre de pauvres augmentera de 1,3 million... Des pauvres omniprésents dans le grand Buenos Aires et en province. Mais, également impressionnant : le processus d’appauvrissement des classes moyennes et populaires.

Aujourd’hui, la politique de « pesafication » — la convertibilité de tous les avoirs en pesos sur une base 1 dollar = 1 peso, dans un marché qui voit la monnaie nationale se dévaloriser à une vitesse accélérée et la situation continuant à se détériorer pour le peso —, signifie que l’Etat va prendre en charge les frais de la convertibilité pour des millions d’épargnants, mais surtout pour le capital des grandes entreprises multinationales.
Les prix s’envolent : entre 10 % et 30 % pour les produits de première nécessité. La situation argentine est repartie dans une spirale d’hyperinflation.
Dans cette situation, l’objectif est clair, la dévaluation fait payer la crise aux couches populaires : après la baisse des salaires et retraites de 13 %, les prix augmentent, sont annoncées de nouvelles ponctions fiscales et la réduction des budgets sociaux qui doivent payer et la convertibilité et la dette...
Cette hyperinflation, après avoir encore réduit salaires et budgets sociaux, prépare la dollarisation.
Pourtant, cela ne suffit pas au FMI. Depuis le début de la crise, et alors que le gouvernement et les classes dominantes l’implorent de décider une aide de 50 à 70 milliards de dollars, le FMI n’a pas mis un seul dollar dans l’économie argentine. Sous la direction du trésor américain, le FMI se comporte comme s’il jouait un approfondissement de la crise. Ses exigences sont exorbitantes. Il demande de nouvelles privatisations — école et santé — et de nouvelles attaques contre le niveau de vie des Argentins. « Les Argentins doivent souffrir », précise-t-il ! « Les Etats-Unis veulent mettre à genoux l’Argentine ».
Dans la tourmente sociale actuelle, le gouvernement américain refuse toute initiative qui apparaisse comme une concession face à la mobilisation des masses. Sa politique vise aussi à donner un avertissement à toutes les classes dominantes du continent américain, à affaiblir l’Argentine pour affaiblir le MERCOSUR, le Brésil, et créer les conditions pour améliorer les marges de manœuvre américaines à travers le projet de l’ALCA.

Quelques facteurs de crise politique

La dynamique de la situation est aussi déterminée par une crise politique aiguë. Le gouvernement Duhalde est un gouvernement faible : l’élection du président est légalement reconnue, mais apparaît illégitime aux yeux de millions d’Argentins. Soulignons également la corruption du monde politique, qui s’est généralisée sous Menem au point que certains observateurs parlent de « lumpen-bourgeisie ».
Ce gouvernement est « faible » aussi parce qu’il est pris « en tenaille » entre, d’une part, l’impérialisme américain qui exerce une pression toujours plus grande avec sa politique d’« ajustements structurels » et, d’autre part, la résistance des mouvements sociaux confrontés aux plans de l’impérialisme et des gouvernements.
L’équipe Duhalde a été mise en place après deux journées insurrectionnelles qui ont chassé deux présidents et deux gouvernements, d’où son instabilité...
Néanmoins, sujet de polémique entre trotskystes argentins, il n’est pas la dernière carte de l’impérialisme et des classes dominantes. Il n’y a pas eu, en effet, de changement de régime : une différence capitale avec la révolution de Février 17 en Russie. Contrairement à l’analyse de certaines organisations trotskistes, tel le MST, il ne s’agit pas non plus d’un gouvernement de type « kérenskyste » ( le « dernier gouvernement bourgeois avant la révolution »).
En fait, les faiblesses d’une alternative politique des mouvements d’en bas et les marges de manœuvre l’impérialisme offrent encore à la bourgeoisie la possibilité d’une série combinaisons politiques. Pourtant, le pays connaît bien une situation de crise politique ouverte, toutes les institutions sont critiquées et remises en cause par des millions d’Argentins.
Que se vayan todos, que no quede ni unos (« Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste aucun ») est le slogan de toutes les manifestations, slogan qui exprime un rejet massif de tous les politiciens, de toutes les institutions, de la Cour suprême de justice à l’Assemblée législative...
Ce rejet des partis et des institutions est global. Il indique une crise de légitimité des trois principaux blocs et partis de pouvoir : le péronisme, le parti radical, et le centre gauche. Une crise de légitimité qui est liée, pour les partis traditionnels, à la perte de leur base sociale et politique qui a été asséchée du fait de la brutalité de l’offensive libérale.
Cette crise institutionnelle s’est manifestée par le report des élections prévues pour mars 2001 à novembre 2003. Celles-ci constituent une véritable angoisse pour les classes dominantes. L’importance du vote bronca, vote blanc, nul, et celle des abstentions (plus de 40 % des 9 millions d’inscrits), la chute des votes radicaux ou péronistes, de même que l’importance du vote pour l’extrême gauche — 1 million de voix sur les 14 millions exprimées aux dernières élections (60 % des inscrits) — représentent un sérieux avertissement pour les classes dominantes. Les sondages donnent 20 % à Luis Zamora, militant de gauche provenant du MAS, et tous les observateurs n’écartent pas, si des élections avaient lieu aujourd’hui, un possible scénario qui verrait les votes pour la gauche prendre une telle importance que le système se trouverait bloqué.
Mais le plus significatif ce sont les effets des transformations social-libérales du péronisme sous le gouvernement Menem. Ce processus de social-libéralisation a affaibli, voire détruit, une série de secteurs sociaux du péronisme, libérant ainsi un espace pour le développement de mouvements sociaux indépendants de lui.
Ainsi, le gouvernement Duhalde, qui était présenté comme une variante « populiste » du péronisme, représente d’une certaine manière les intérêts d’une « bourgeoisie nationale », d’un « capitalisme productif », il a montré dès les premières indications sur ses plans de redressement son véritable visage : celui d’un relais des plans de l’impérialisme et des multinationales. Concessions après concessions, il apparaît comme le gouvernement qui doit créer les conditions pour l’application des plans du FMI. Ce qui démontre à nouveau l’inconsistance aggravée de la bourgeoisie nationale au sein d’un pays dominé intégré à l’économie mondialisée...
Cette crise de légitimité touche aussi l’ensemble des institutions, ce qui stimule l’aspiration à rediscuter l’ensemble des questions politiques, à refonder un nouveau projet, à redéfinir de nouvelles institutions, à opposer à la corruption généralisée de nouvelles institutions représentant véritablement le peuple argentin. D’où le caractère fonctionnel de la perspective d’Assemblée Constituante — comme formule générale —, qui exprime la nécessité d’un processus permettant de mettre en débat toutes les questions de la démocratie politique : nouvelle constitution, type d’élections, formes de représentation, relations entre les assemblées locales, celles de province, Assemblée nationale, statut contrôle et révocabilité des élus...

La dynamique des mouvement de masses

La combinaison d’une crise économique, d’une crise sociale et d’une crise politique globale a débouché sur l’explosion, la structuration et l’auto-organisation d’un mouvement de masse qui constitue le phénomène majeur de la situation politique actuelle en Argentine.

Le mouvement actuel est semi-spontané, au sens où sa force dépasse largement toutes les organisations, mais il est le résultat de l’accumulation d’une série de mouvements contre la politique libérale.
C’est le résultat de trois cycles de mobilisations : les premières luttes contre les privatisations au début des années 1990, les luttes sociales contre le gouvernement Menem en 1994, marquées par l’émergence de la CTA — syndicat autonome par rapport à la bureaucratie péroniste — et les mobilisations contre les piqueteros depuis 1997.
À noter aussi, avant les journées des 19 et 20 décembre, une grève nationale le 13 décembre appelée par les deux CGT et la CTA, la consultation contre la pauvreté et la misère du FRENAPO (Front contre la pauvreté) du 14 au 17 décembre, 3 millions de personnes ayant voté pour un revenu « sécurité emploi de 500 pesos ».
C’est un jour après la grève nationale que les saqueos de supermarchés ont commencé.
Mais c’est l’émergence des assemblées populaires », des assemblées barriales (de quartier), des assemblées de vecinos (les voisins qui, au cœur de Buenos Aires, constitue un phénomène majeur.
Ces assemblées qui se réunis sent chaque semaine en fin d’après midi, à jour fixe, dans chaque quartier de Buenos Aires, en général dans le parc du quartier, expriment une mobilisation de proximité, les « voisins » contrôlant leur propre mobilisation. Cela renvoie à une certaine tradition des juntas de vecinos (coalitions de voisins) et à l’esprit de la « fédération des communes ». Cette configuration des assemblées a conduit certains observateurs argentins, militants mais aussi sociologues, historiens, à évoquer la réfé rence à la Commune de Paris. Ces assemblées sont en même temps le produit structuré de l’explosion du mouvement de masse, venant juste après les cacerolazos.
Sur le plan social, ces assemblées sont composées d’un secteur des classes moyennes frappées de plein fouet par la crise, et d’un secteur du salariat déstructuré lui aussi par les politiques ultra-libérales. Près de la moitié du salariat est au chômage ou en sous-emploi. Mais le centre de gravité de ces mobilisations est constitué par les travailleurs au sens large, occupés et inoccupés.
Certains observateurs, à partir d’une lecture des événements inspirée par Toni Negri, voient la « multitude » se substituer au prolétariat et au salariat explosé par la crise. Ces analyses renvoient à des éléments réels, liés à la décomposition du salariat. Mais on ne peut comprendre la dynamique du mouvement sans prendre en compte la présence importante de segments du salariat dans la mobilisation, les rapports entre la mobilisation sociale et les piqueteros — chômeurs et sans emplois organisés par des organisations ouvrières — syndicats, courants associatifs et partis politiques ; la présence dans les dites classes moyennes d’éléments du salariat, notamment du secteur public, à côté de la mobilisation impressionnante de la petite-bourgeoisie de Buenos Aires contre la politique du gouvernement. Ainsi, plus qu’une « multitude », il s’agit d’une mobilisation convergente du salariat au sens large — occupés et inoccupés — et de la petite bourgeoisie.
En analysant la situation actuelle à travers la notion d’une « multitude » en mouvement, on ne prend pas toute la mesure de l’ancrage social de ces mobilisations ; ainsi que de toutes les difficultés pour lier et articuler les mobilisations de tous les secteurs en fonction de leurs spécificités et de leurs intérêts généraux.
Dans cette situation, il ne s’agit pas de forcer pour que s’opère la fusion du mouvement, mais de donner une respiration suffisante à chaque mouvement en favorisant les cadres de coordination, en donnant une priorité à l’émergence, l’organisation et la centralisation des assemblées populaires.
Les assemblées populaires locales se réunissent en coordinations tous les dimanches, dans un des principaux parcs de Buenos Aires, réunissant 3 000 à 4 000 personnes.
Chaque assemblée envoie des délégués à cette « assemblée des assemblées ». Des représentants de syndicats en lutte s’y expriment. Près d’une centaine d’assemblées de 200 à 250 personnes, dans certains cas davantage. De telles assemblées émergent aujourd’hui en province. Un processus qui demande à se consolider. Il s’accompagne aussi d’un mouvement qui vient de loin : les piqueteros, mouvement de chômeurs et de sans emploi, qui rassemble plusieurs dizaines de milliers de salariés. Les 16 et 17 février a eu lieu une rencontre nationale des piqueteros...
Un moment important de la mobilisation d’un mouvement social de plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers au chômage. Le problème difficile étant celui de l’organisation du mouvement Piquetero. En effet, celui-ci est structuré par des associations ou organisations qui sont la projection des partis ou de courants socio-politiques : MTL (Mouvement territorial de libération) pour le PC, CCC (Courant classiste combatif) pour les maoïstes, PO (Pôle ouvrier) pour le Parti Ouvrier (ex-Politica Obrera, trotskiste), d’où des tensions et des divisions au sein du mouvement piqueteros.
De plus, chaque mouvement dépend, au travers d’ONG liées à ces courants politiques ou socio-politiques, de la distribution des planes de trabajo — travaux d’intérêt général —, en fait l’accès pour des millions de pauvres à un revenu minimum accordé par les pouvoirs publics, ce qui avive toutes les questions d’unité et d’indépendance de ce mouvement...
Enfin, si nous sommes en présence d’un mouvement social inédit, produit de la révolte des classes populaires contre le libéralisme, pour le moment la classe ouvrière mobilisée dans les usines est le grand absent stratégique. Nous disons bien dans les usines. Car la classe ouvrière est présente, on décèle les traces du mouvement ouvrier dans toutes les références, dans les revendications, dans les formes d’organisation, mais cette dernière n’est pas entrée (pas encore ?) en action dans les usines. Il y a certes des secteurs en lutte dans les entreprises en faillite, ou dans certaines entreprises en butte à des licenciements — les chemins de fer — mais étant donné la peur de perdre son emploi et la pression de la bureaucratie péroniste, encore très présente dans certaines entreprises, les travailleurs du rang n’ont pas engagé des mouvements de grève ou d’occupation. Sans doute la grande question, dont dépend une des prochaines étapes de la mobilisation, est de savoir si les salariés attaqués frontalement par les baisses de salaires, alourdies par l’hyper-inflation, entreront dans la lutte sur le terrain même des entreprises. Des processus de grèves partiels ou de grève générale convergeant avec les mouvements des assemblées apparaîtront-ils ?
À cette étape, la situation argentine voit donc, y compris sous une forme citoyenne, une large avant-garde sociale et politique qui exprime une mobilisation de toutes les classes populaires.

Quelques problèmes d’orientation

— L’axe central, c’est l’auto-organisation, l’émergence, le développement, la coordination des assemblées populaires. Ces structures combinent des tâches élémentaires (urgence alimentaire, revenus minimum, premiers secours de santé, tâches d’agitation) et des objectifs politiques globaux (annulation de la dette, nationalisation des banques sous contrôle des travailleurs du secteur bancaire et des usagers, retour au service public des retraites et pensions etc.). Sur le plan des objectifs, et là où les assemblées vont le plus loin, c’est dans la réponse à l’urgence vitale : cantines, bons de revenus minimum, utilisation des services de santé, troc, c’est-à-dire échange direct de produits et services de première nécessité pour les gens. À cette étape, les assemblées ne sont pas des organismes de dualité de pouvoir, même si dans certaines situations d’urgence (alimentaire) ces assemblées peuvent se constituer sur un plan local, formes embryonnaires d’un nouveau pouvoir alternatif. La priorité se concentre sur le développement de ces organismes de démocratie directe et la préparation des conditions de leur coordination et centralisation nationale.

— L’aspiration à rompre avec les institutions corrompues peut se manifester aussi dans la proposition d’une Assemblée constituante qui redéfinisse les formes politiques et institutionnelles du pays. C’est une question très controversée dans la gauche, mais elle a été adoptée par une série d’assemblées locales, ce qui montre l’aspiration à construire dans le pays un nouvel édifice politique et institutionnel, en rupture avec le vieil ordre politique vermoulu. Néanmoins, à cette étape, un problème de concrétisation se manifeste. Traduire la proposition d’une Constituante par l’exigence d’élections immédiates à une nouvelle assemblée selon les mécanismes de démocratie représentative peut constituer une diversion, voire dresser un obstacle qui s’oppose au processus ascendant d’auto-organisation du mouvement de masse. Ce qui explique qu’aucune des organisations de gauche n’appelle à des élections immédiates. Une autre concrétisation possible serait la proposition d’une Assemblée constituante appuyée sur les assemblées populaires, mais à cette étape cette proposition ne correspond pas à la réalité de l’auto-organisation qui ne s’oriente pas encore vers une dualité de pouvoirs.
Ainsi, la proposition d’une Assemblée constituante est utile pour marquer la nécessité d’une rupture politique institutionnelle, mais sa traduction concrète est difficile.

— Avec le développement de l’auto-organisation, la propagande et l’agitation autour de revendications immédiates et transitoires constitue l’essentiel du travail politique. Comme l’expliquent certains militants révolutionnaires, « le programme transitoire est dans les rues ». En effet, il est étonnant de voir les réactions semi spontanées des petits épargnants qui se prononcent pour la nationalisation des banques sous leur contrôle, et l’annulation de la dette extérieure pour essayer de récupérer l’épargne évaporée dans la fuite des capitaux organisée par les banques et les marchés financiers.
Dans cette situation d’urgence, exiger la réintégration dans le service public des entreprises privatisées, qui ont littéralement asséché la production et l’emploi national, constitue aussi une proposition crédible.
Dans une série de secteurs, les plus appauvris, les revendications sont centrées sur l’accès au revenu minimum, à l’alimentation de base, en particulier pour les enfants. La distribution de médicaments de base est aussi un des objectifs immédiats pour la population. Cela se fait sous le contrôle des associations et assemblées.
Un des tests de la période à venir sera la capacité des travailleurs à défendre leurs salaires contre le maintien des baisses de salaires combinées à la dévaluation.
Ces revendications immédiates sont liées à des revendications générales touchant la propriété des grandes entreprises, des banques, des entreprises privatisées. Les entreprises qui licencient massivement, celles qui tombent en faillite, doivent passer sous contrôle public, être nationalisées sous contrôle des travailleurs.
Enfin, les idées de contrôle, d’autogestion au sens de prise en charge des problèmes de la vie quotidienne par les gens eux-mêmes, de pouvoir et de gouvernement populaire demandent à être popularisés.

— Dans une situation où, aux yeux des larges secteurs de la société, la situation de l’Argentine est liée au pillage du pays par le FMI et les multinationales, on constate une résurgence aiguë de la conscience anti-impérialiste. La question de la souveraineté nationale contre les plans du FMI, du capital étasunien et du capital européen, est visiblement un des principaux moteurs de la mobilisation. Ce qui explique les discussions des assemblées populaires sur le non-paiement de la dette extérieure, la rupture avec le FMI. En ce sens, il faut souligner la popularité de Cuba, saluée dans les assemblées populaires. Alors que les Etats-Unis exigent une nouvelle condamnation de Cuba par l’Argentine sur la question des droits de l’homme, un nombre impressionnant de prises de position, venant en particulier des assemblées, se sont dressées contre les exigences des Etats-Unis. Le soutien à Cuba contre l’impérialisme américain apparaît naturel. Le président Duhalde, en pleine tourmente actuelle, a lui-même déclaré : « À Cuba, la population n’a pas accès à certains droits de l’homme fondamentaux. Mais dans un pays comme le nôtre, l’Argentine, 40 % de la population a moins de droits, pour l’essentiel, que le peuple cubain. » (Clarin, principal quotidien argentin, le mardi 5 février). Duhalde soi-même, qui par ailleurs votera la condamnation américaine et continuera à négocier avec le FMI !

— Une des questions décisives est celle des rapports entre la mobilisation, les partis et syndicats traditionnels, et surtout la bureaucratie péroniste. Ces derniers sont globalement rejetés — pour la première fois dans l’histoire avec une telle ampleur —, mais ils continuent, notamment dans le cadre du gouvernement d’unité nationale, à dominer le pays.
Le péronisme, facteur historique de la situation argentine, est toujours là, même si sa base sociale s’est réduite, d’abord du fait de la crise qui a sapé directement les secteurs industriels clés où celui-ci dominait... Cette bureaucratie affaiblie socialement l’est aussi politiquement, à la suite d’une série de conflits sociaux et de luttes politiques où elle apporta son soutien aux politiciens péronistes. Pour donner un exemple, nombre d‘assemblées exigent « l’ouverture des livres de comptes des bureaucrates syndicaux », dont la corruption généralisée est un fait avéré. Il y a donc un mouvement de rejet et des premières divisions de syndicats de base qui rompent avec la bureaucratie . Mais la bureaucratie continue à contrôler une partie du mouvement ouvrier. Sans oublier les bandes d’hommes armés péronistes qui, dans certains secteurs, s’opposent à toute velléité de mouvement indépendant.
Il faut enfin noter la crise du syndicalisme argentin : la CGT péroniste traditionnelle, la CGT dissidente de Moyano et la CTA. Ce dernier syndicat est une scission verticale de l’appareil de la CGT qui a rompu les liens organiques avec le Parti Justicialiste. Ils ont choisi comme référent politique le FREPASO, qui s’est aussi constitué à l’initiative de dissidents péronistes. La CTA a pris une série d’initiatives et de mobilisation, en particulier dans le mouvement piquetero. Ce syndicat est présenté comme « autonome », mais il n’est pas comparable aux SUD en France.
« Moins contrôlé », il participe à une série de mobilisations sociales aux côtés de diverses associations, mais, lors des journées cruciales des 19 et 20 décembre, la direction de la CTA a refusé de participer aux marches et manifestations. Depuis, elle cherche les voies d’une conciliation avec le gouvernement et ne soutient pas activement les mobilisations.
Ainsi, l’axe d’une politique de front unique s’ancre aujourd’hui dans les processus d’auto-organisation et leur articulation avec les mouvements sociaux et les syndicats de base.

En guise de conclusion, quelques remarques...

Dans un monde marqué par les conflits ethniques, nationalistes, religieux, intégristes, la situation argentine a la particularité et l’intérêt d’exprimer un conflit social, un conflit de classes, contre le libéralisme, même si la situation présente bien des aspects inédits.
Aucune des deux classes fondamentales, ou même des deux pôles en présence — le gouvernement d’alliance péroniste-radical et le mouvement des assemblées soutenu par les mouvements sociaux —, n’est en condition d’imposer sa solution. Les classes dominantes ne disposent pas encore d’issue à la crise, le FMI et le gouvernement américain jouent l’approfondissement de la crise. Les assemblées populaires, les mouvements sociaux ne représentent pas une alternative politique crédible. Une telle situation ne saurait durer.
La variante la plus probable est celle d’une intervention du FMI, doublée de nouvelles attaques contre le peuple argentin. Elle est susceptible de provoquer une succession de crises sociales et politiques. À cette étape, l’armée argentine, stigmatisée par les années de dictature, ne peut intervenir, mais les classes dominantes ne peuvent laisser la dégradation sociale se poursuivre (il ne se passe pas une heure sans un scratch, une grève, une manif, une réunion...) On ne peut donc écarter la possibilité d’une intervention de forces policières ou paramilitaires contre le mouvement de masse.
Enfin, il faut souligner les conséquences possibles de la nouvelle politique guerrière de l’impérialisme américain. La mise en œuvre du projet ALCA implique de marginaliser le MERCOSUR, donc l’Argentine et le Brésil. On sait que l’administration américaine aide directement un processus de mobilisation réactionnaire pour renverser Chavez au Venezuela, ni qu’en Colombie elle met sur le même plan les narco-trafiquants et les FARC. Sans oublier ce que peuvent être les conséquences des prochaines élections présidentielles brésiliennes.
Bref, après la guerre en Afghanistan, la nouvelle offensive impérialiste américaine se confirme. L’augmentation de 20 % du budget militaire américain doit également être mise en relation avec une intervention redoublée en Amérique latine...

Février 2002, F.O.

Les partis et organisations politiques

Ce mouvement dépasse toutes les organisations, mais il est aussi largement fécondé par les organisations et les milliers de militants inorganisés ou ex-militants d’organisations qui se sont mobilisés.
La gauche argentine est constituée d’une majorité d’organisations trotskistes, d’un PC minoritaire, de groupes socialistes indépendants et de groupes maoïstes.
La diaspora « moréniste », du « vieux MAS », est particulièrement impressionnante. Cette organisation a rassemblé plus d’une dizaine de milliers de militants. Elle a explosé après la mort de son dirigeant historique Nahuel Moreno, et suite à une combinaison de prévisions ultra-révolutionnaires sur la situation argentine dans les années 80 — prévisions qui ne se sont pas réalisées — et d’incompréhensions quant aux effets de la chute du stalinisme.
Toutes les forces sont en expansion, mais la division domine, une fragmentation qui résulte d’une vieille tradition de sectarisme. Il faut néanmoins reconnaître l’insertion sociale de cette extrême gauche, ainsi qu’à cette étape un comportement de militants pleinement investis dans le mouvement et plutôt respectueux de la démocratie des assemblées. Nombre d’assemblées, et encore plus l’« assemblée des assemblées », sont souvent animées par des militants ou ex-militants.
La perspective la plus cohérente serait que toute cette expérience socio-politique se traduise en un nouveau parti ou un nouveau mouvement politique, unitaire et lutte de classes ; ce qui supposerait que toutes les organisations, toutes les associations, ou les principales d’entre elles, travaillent dans cette perspective. La thématique de l’unité de la gauche ou de l’unité du mouvement est très populaire.

Le point de référence le plus unitaire serait aujourd’hui la figure de Luis Zamora, une des plus populaires, qui pourrait rassembler toute la gauche. S’il y avait une élection présidentielle, toute la gauche, peut-être à l’exception de PO, se rassemblerait dans une coalition de soutien à Luis Zamora. PO propose un « commandement politique unique de la gauche ». MST et PC sont dans une coalition électorale dont le nom est « Gauche unie ». Le MAS se prononce pour « un mouvement socio-politique révolutionnaire » rassemblant toutes les forces révolutionnaires.
Toutes les organisations se prononcent pour l’unité, mais aucune ne prend des initiatives concrètes pour avancer dans cette voie.
Il est difficile de traiter en quelques mots la situation de la gauche en Argentine, mais pour information, voici quelques indications. Toutes les organisations de référence trotskiste sont liées à des courants internationaux.
PO (Partido Obrero) : plus de 1 500 militants. Organisation issue du CORQI, rupture avec les lambertistes, fin des années 70. L’organisation la plus importante. Fonctionnement verticaliste autour de Jorge Altamira, dirigeant historique de l’organisation. Elle analyse la situation politique actuelle comme une crise révolutionnaire. Elle avance la perspective d’une Assemblée constituante populaire. Elle dirige le Pôle Ouvrier, sa projection dans le mouvement Piquetero, qui regroupe plusieurs milliers de personnes organisées dans ce secteur.
MST (Mouvement socialiste des travailleurs) : autour d’un millier de militants ; partie intégrante de l’IUT courant issu du morénisme. Elle est dans une coalition avec le PC dans la Gauche Unie. Combinaison du sectarisme d’une vision ultra-révolutionnaire de la situation — le gouvernement Duhalde analysé comme gouvernement « kerenskyste » —, et d’un pragmatisme alliant les initiatives spectaculaires, l’animation des assemblées et l’alliance avec le PC. La direction actuelle du MST a écarté quasiment toute la vieille génération « moréniste ».
PTS : Organisation issue de la crise du morénisme. La première scission du MAS en 1988. Organisation qui combine une orientation plutôt gauchiste — l’Assemblée constituante révolutionnaire — et un travail d’élaboration et de discussion théorique.
PCA (Parti communiste argentin) : Parti d’origine ultra-stalinienne, ayant développé une orientation réformiste et droitière, ayant même soutenu la dictature de Videla en 1976. Ce parti se présente comme un parti révolutionnaire, ayant opéré une rupture avec son passé droitier, et voulant participer à un processus de révolution socialiste ; il participe à une série d’activités du mouvement anti-globalisation. Il a participé à la création d’ATTAC Argentine. Ce qui domine sa politique, c’est le soutien à la politique cubaine. Ils sont ouverts à la discussion avec les organisations trotskistes. Participe à la Gauche Unie avec le MST. Ils ont invité dernièrement un représentant du MAS à un débat organisé par leur fédération de Buenos Aires.
Le MAS : organisation provenant aussi de la crise du morénisme. Elle compte environ 500 membres. Les historiques « du vieux MAS » sont aujourd’hui dans cette organisation. Elle a été particulièrement touchée par la crise du morénisme. Elle se réorganise sous les effets de la nouvelle situation... C’est le seul courant issu de la crise moréniste qui a opéré un vrai travail de réflexion critique et auto-critique sur son histoire, sur les effets de la chute du Mur, sur les tendances de la nouvelle époque. Dans la situation actuelle, ils ont mis l’accent sur l’auto-organisation du mouvement de masse. Ils ont une série de discussions sur les perspectives politiques d’ensemble. C’est ce travail de réflexion sur la nouvelle époque qui permet l’ouverture d’une discussion et la confrontation d’échanges politiques et d’expériences. Certains des animateurs du MAS publient une revue indépendante Herramienta (« Les outils »).
Il faut aussi signaler l’intervention de camarades, militants du comité de liaison des camarades de la IVe Internationale (SU), qui ont une intervention de masse dans les syndicats ou assemblées, et mettent l’accent sur l’auto-organisation des mouvement de masses. Ils publient les positions de l’internationale.

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