La seconde moitié du XXe siècle peut être divisée en deux phases bien distinctes en ce qui concerne l’intervention militaire directe des États-Unis dans le monde : dans la première phase, allant du début de la guerre de Corée en 1950 au retrait des troupes américaines du Vietnam en 1973, Washington a déployé ses troupes et mené des guerres et des opérations plus limitées au nom de la croisade anti-communiste. L’impératif de « l’endiguement » (containment) du « totalitarisme » suffisait comme couverture idéologique pour la défense et l’extension armées du domaine impérial des États-Unis.
La défaite américaine au Vietnam, attestée par la débâcle des alliés sud-vietnamiens de Washington en 1975, fut, dans une large mesure, une défaite idéologique. L’armée des États-Unis n’a pas été mise en déroute par les Vietnamiens, et ne pouvait l’être vu la disproportion des forces ; elle a dû être retirée en 1973 sous la pression d’une combinaison de facteurs qui rendaient la poursuite de l’agression états-unienne intenable. Parmi ceux-ci, le formidable mouvement anti-guerre, qui s’était développé dans le monde occidental, et, au premier chef, aux États-Unis mêmes, témoignait d’une forte érosion de la légitimation anti-communiste des expéditions impériales américaines.
Pendant plus d’une quinzaine d’années, Washington restera paralysé par le fameux « syndrome vietnamien » : alors que l’Empire américain, en 1979, perdait une de ses pièces maîtresses en Iran et se voyait nargué jusque sous son nez, au Nicaragua, tandis que son concurrent soviétique se lançait, en Afghanistan, dans la première incursion militaire en dehors de sa zone de contrôle direct de l’après-1945, Washington ne pouvait plus réagir que par procuration — contras au Nicaragua, moudjahidin en Afghanistan. La rhétorique de « l’Empire du Mal » déployée par Ronald Reagan à partir de 1981 permit de couvrir son immense prodigalité en matière de dépenses militaires. L’expansionnisme soviétique fut invoqué comme justification d’un « réarmement » des États-Unis que l’opinion américaine pouvait tolérer comme mesure « défensive ». Pour autant, Reagan ne fut pas en mesure de renouer avec l’interventionnisme : une de ses timides tentatives — la participation à la « force multinationale » déployée au Liban à la suite du siège de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982 — s’achèvera même en désastre. Par ailleurs, la mutation menée par Gorbatchev à Moscou, sur fond d’enlisement catastrophique de l’armée soviétique en Afghanistan, rendit de plus en plus caduc l’argumentaire anti-communiste.
C’est au successeur de Reagan, George Bush père, qu’échut la tâche de tester de nouvelles légitimations idéologiques de l’interventionnisme. Après une opération « Juste Cause » menée au Panama, en 1989, sous le double prétexte de la lutte anti-drogue et de la promotion de la démocratie, Bush put présider à l’expédition impériale la plus massive depuis le Vietnam : la guerre du Golfe contre l’Irak. Cet épisode majeur du dépassement du « syndrome vietnamien » put être entrepris avec l’approbation de l’opinion publique et du Congrès des États- Unis, non seulement à cause de l’importance des intérêts en jeu, mais aussi grâce à la couverture idéologique offerte par l’ONU, avec la complicité active de Moscou et l’approbation passive de Pékin. L’Amérique s’érigea en championne d’un « nouvel ordre mondial » fondé sur le droit international et ses institutions.
Toutefois, la nouvelle lune de miel entre Washington et l’ONU, succédant à des années de séparation conflictuelle, s’avéra être de bien courte durée : après le Golfe en 1990-1991, les États-Unis menèrent une série d’interventions mineures — Somalie dès 1992, Haïti en 1994 — sous couvert de l’organisation internationale. La « feuille de vigne » était d’autant plus illusoire, toutefois, que le Pentagone s’arrogeait le droit régalien de n’intervenir que sous son propre commandement, sa bannière étoilée et ses propres casques, contrairement aux autres pays participant à des contingents onusiens avec casques bleus et drapeau bleu. L’affirmation progressive de l’unipolarité du monde au cours des mêmes années, au vu de la déliquescence de la Russie post-soviétique et de l’écart militaire croissant entre les États-Unis et le reste du monde, ne pouvait que renforcer la désaffection washingtonienne à l’égard d’une institution fondée sur un double principe égalitaire : égalité des États à l’Assemblée générale et égalité des cinq membres permanents au Conseil de sécurité.
La crise des Balkans allait aggraver cette désaffection : les divergences de vue et d’attitude entre Washington et Moscou sur cette partie de l’Europe rendaient impossible une intervention militaire contre les parties serbes au conflit, Serbes de Bosnie ou de Serbie. Moscou proposait des déploiements sur la base d’accords politiques négociés avec sa participation à la médiation, là où Washington voulait imposer ses diktats par la menace et l’usage de la force. L’ONU, dès lors, devenait inutilisable derechef pour les desseins de Washington, et les remontrances contre l’organisation reprirent de plus belle au Congrès états-unien.
Le conflit des Balkans s’y prêtant naturellement pour des raisons géographiques et du fait que les principaux concernés en Europe y appartenaient, c’est l’OTAN qui fut choisie par Washington comme cadre de rechange pour parer son intervention militaire de vertus « multilatérales », à défaut d’être internationales. L’Alliance atlantique avait l’avantage d’être établie sur des rapports d’hégémonie sans ambiguïté entre la puissance suzeraine états-unienne et ses 15 vassaux, portés à 18 par la première phase de son expansion vers l’Est. C’est l’OTAN, donc, qui présida aux frappes aériennes en Bosnie en 1995, puis à la guerre du Kosovo en 1999. Cette double violation de la Charte de l’ONU et du Traité de l’Atlantique Nord interdisait, bien entendu, que soit invoqué le droit international. Une nouvelle couverture idéologique s’imposa afin de justifier l’intervention militaire américaine dans les Balkans, notamment aux yeux du public américain lui-même. Ce fut la « guerre humanitaire » : l’administration Clinton et ses partenaires euro-otaniens de la « troisième voie » utilisèrent à profusion cet argumentaire faisant appel aux sentiments les plus nobles de leurs populations. L’astuce était toutefois perverse, et les contradictions du prétexte humanitaire trop évidentes. Quel crédit humanitaire pouvait avoir une opération menée au Kosovo par un pays suzerain imposant à l’Irak un embargo relevant du crime contre l’humanité, et ce avec la participation d’un pays vassal, la Turquie, infligeant à la population kurde un traitement bien pire encore que celui que les Serbes avaient infligé aux Kosovars ? Et comment invoquer l’humanitaire pour intervenir au Kosovo, alors que l’Afrique subsaharienne connaît des tragédies humaines d’une ampleur incompa- rable, qui ne rencontrent que l’indifférence de l’Occident, si ce n’est sa complicité comme au Rwanda ?
Aux contradictions de l’argumentaire, s’ajouta l’irritation du Pentagone d’avoir eu à gérer une guerre avec des alliés qui s’avérèrent fort encombrants en matière de décision opérationnelle, dans la mesure où certains parmi eux — la France en particulier — cherchèrent à donner à leur vassalité l’apparence de la parité. Ces raisons combinées expliquent l’hostilité manifestée par l’opposition républicaine à l’égard de la façon dont Clinton géra l’intervention au Kosovo. George W. Bush se fit le porte-voix de cette critique dans sa campagne présidentielle de l’an 2000, récusant à la fois la vocation « humanitaire » des États-Unis et la participation de leurs troupes à des déploiements de gestion policière onusienne post-guerrière (nation-building) comme en Bosnie et au Kosovo.
Fraîchement installé à la Maison-Blanche, le nouveau président cherchait encore à définir une nouvelle doctrine interventionniste plus conforme aux intérêts impérialistes des États-Unis et moins vulnérable idéologiquement, lorsque survinrent les attentats du 11 septembre 2001. Dire qu’il y trouva son compte serait un euphémisme : le 11 septembre transforma un président impopulaire et fort mal élu en chef plébiscité d’une Amérique atteinte de fièvre patriotique. Mais surtout, en crédibilisant la « guerre contre le terrorisme » comme souci prioritaire, les attentats fournirent à la nouvelle administration Bush, la plus réactionnaire de l’histoire du pays, le prétexte idéal, la couverture idéologique enfin trouvée, de l’expansionnisme impérial états-unien.
La « guerre contre le terrorisme » a le gros avantage de permettre au gouvernement américain de désigner les cibles de son choix, puisque c’est Washington qui décerne unilatéralement ce fameux label au gré de ses intérêts du moment. Comme l’épisode de la définition de « l’axe du Mal » l’a bien illustré, l’administration Bush n’entend nullement partager cette nouvelle prérogative, même avec ses vassaux les plus fidèles. Et comme l’a amplement montré la nouvelle guerre d’Afghanistan, les États-Unis ne s’embarrassent plus d’un partage de la décision opérationnelle avec quiconque, même pas avec leurs alliés de l’OTAN. Le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, l’a bien souligné : ce ne sont plus les coalitions qui « déterminent la mission », c’est Washington seul qui la définit et qui sélectionne à cet effet les coalisés appropriés.
Comme les terroristes sont réputés être le plus souvent des acteurs de l’ombre, se livrant à des activités occultes, il est possible d’en « déceler » la trace dans tous les pays qu’il convient de désigner du doigt. Partant, avec une administration aussi représentative des intérêts pétroliers que l’est l’administration Bush, il suffit de regarder la carte des réserves mondiales d’hydrocarbures et de leurs voies d’acheminement pour repérer les centres d’intérêt où Washington désigne déjà, ou désignera demain, des urgences « anti-terroristes ». C’est ainsi que la « guerre contre le terrorisme » a non seulement permis aux États-Unis de faire main basse sur l’Afghanistan, mais elle leur a permis aussi, et surtout devrait-on dire, d’installer des bases militaires au cœur de l’Asie centrale ex-soviétique, au Kirghizstan et en Ouzbékistan, et d’étendre sa présence militaire directe jusqu’en Géorgie, sous des prétextes transparents dont personne n’est vraiment dupe.
En outre, avec la « guerre contre le terrorisme », il n’y a guère plus de contradiction « éthique » possible. Deux exemples l’illustrent parfaitement : le premier est celui de la Turquie. Cet allié est choyé par Washington pour son intérêt géostratégique qui, loin de s’estomper avec la chute de l’URSS, n’en a acquis que plus d’importance, dans la mesure où l’accès aux ressources en hydrocarbures du Caucase et de l’Asie centrale est maintenant possible pour les États-Unis. Naguère source d’embarras, la Turquie ne l’est plus depuis le 11 septembre. Là où, dans l’optique de la « guerre humanitaire », les Kurdes pouvaient être placés, à juste titre, dans la même catégorie que les Kosovars, en tant que populations victimes d’une oppression nationale, c’est maintenant dans la même catégorie que le réseau Al-Qaïda que se trouve placée la principale organisation nationaliste des Kurdes de Turquie, le PKK, au nom de la « guerre contre le terrorisme ».
Signalons, à ce propos, que l’Union européenne, par souci de complaire au suzerain états-unien et à son protégé turc, a classé le PKK dans la liste des organisations « terroristes », ce qui devrait signifier, en toute logique, que les milliers d’adhérents de ce parti, parmi les populations immigrées ou exilées en Europe occidentale, pourraient subir le sort réservé, par exemple, aux adhérents de l’ETA, autre organisation classée comme « terroriste ». Et cela, malgré le fait que, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir des activités du PKK, il n’en reste pas moins que cette organisation combat un régime turc qui mérite l’appellation « terroriste » bien plus qu’elle, et qui est pourtant membre de l’OTAN et candidat officiel à l’adhésion à l’UE.
Autre exemple évident : là où, dans l’optique de la « guerre humanitaire », les Palestiniens pouvaient être comparés, à juste titre, aux Kosovars, c’est également la désignation « terroriste » qui se trouve affectée aux formes les plus visibles de leur combat et c’est dans la catégorie « terroristes » que se trouvent placées plusieurs de leurs organisations. Et cela, malgré le fait que la population palestinienne est soumise régulièrement, depuis plus d’un demi-siècle, au terrorisme d’État israélien, en violation ouverte du droit international et de ses institutions.
La « guerre contre le terrorisme » permet ainsi à Bush, sans risque de contradiction ou d’embarras, de soutenir des alliés comme le dictateur pakistanais Musharraf, le despote ouzbèk Karimov, le chauvinisme militaire turc et le criminel de guerre Sharon. De fait, ce sont les États-Unis qui imitent aujourd’hui les pratiques de ces champions traditionnels de la « guerre contre le terrorisme », en particulier celles de leur protégé israélien. Il y a, en effet, une véritable « israélisation » de la conduite internationale des États-Unis qui s’articule à présent autour de principes tels que les représailles massives, les frappes « préventives » et la violation ouverte et systématique des droits de la personne humaine et des législations démocratiques, y compris les leurs propres. Signalons, quand même, que l’État d’Israël s’est mis en règle avec sa législation en autorisant la torture physique sous certaines conditions, ce qui ne saurait tarder aux États-Unis.
La « guerre contre le terrorisme » présente, enfin, l’intérêt majeur de légitimer des pratiques répressives au sein même des États impérialistes, ce qui n’était pas le cas avec les précédentes couvertures idéologiques de l’expansionnisme, que ce soit le « droit international » ou « l’ingérence humanitaire ». Dans tous les pays occidentaux, tant en Amérique du Nord qu’en Europe de l’Ouest, la « guerre contre le terrorisme » a servi de prétexte à l’introduction de mesures attentatoires aux libertés publiques et aux droits de la personne humaine — dont le Patriot Act états-unien est devenu le modèle. Et ce n’est certes pas une coïncidence si ces mesures ont été adoptées dans la foulée d’une escalade de la répression subie par le mouvement de résistance contre la mondialisation néolibérale, et dont des étapes récentes ont été les déchaînements répressifs de Goteborg et de Gênes.
Le dernier avatar de cette escalade « sécuritaire », dont Washington a pris la tête, est la création en France d’un « ministère de la Sécurité » inspiré de la nouvelle Homeland Security des États-Unis : ce super-ministère a la particularité de coiffer l’ensemble des forces armées et services de surveillance opérant sur le territoire français, qui relevaient auparavant de la responsabilité de deux ministères séparés, ceux de l’intérieur et de la défense. Un pas important de renforcement du Big Brother mîlitaro-policier, qui n’est cependant pas entièrement nouveau : il y a déjà eu un précédent historique portant le même nom... sous le régime de Vichy. Moins de quarante-huit heures après qu’une majorité de l’électorat français ait voulu barrer la route à Vichy en votant Chirac, la création de ce ministère de la sécurité ne manquait pas de culot.
12 mai 2002.
G.A.