Radicaliser la démocratie

, par PICHERAL Jean-Blaise

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Les élections municipales ne sont-elles pas une occasion de radicaliser la démocratie pour contribuer à la construction d’une alternative au capitalisme néolibéral ? Comment le budget participatif peut-il être un instrument de « subversion démocratique » et à quelles conditions ? En dernier ressort, la
question du budget détermine les choix d’une politique. Pour expliquer
comment les populations peuvent décider de l’orientation budgétaire, je
m’appuierai sur une expérience de Budget Participatif menée actuellement en Région parisienne, avec l’appui de Démocratiser radicalement la
démocratie (DRD). Le contexte : un Office municipal d’HLM de Seine-Saint-Denis ; plus de 3 600 logements ; une quinzaine de cités ; un atelier budgétaire participatif de représentants des Amicales et Collectifs de locataires, mis en place depuis 2004 avec une enveloppe budgétaire
d’environ 150 000 euros à prioriser ; une volonté de la présidence de l’Office d’aller plus loin, c’est-à-dire de mettre tout le budget en jeu et non
simplement une enveloppe spécifique. Pour ce faire, l’Office d’HLM a confié au réseau « Démocratiser Radicalement la Démocratie » une mission pour mettre en oeuvre le budget participatif de l’Office d’HLM pour l’exercice 2008. Armés de nos réflexions théoriques tirées de l’expérience menée par le Parti des Travailleurs à Porto Alegre, nous avons proposé les étapes suivantes.

1/ PREMIER MOIS — Tenue d’assemblées générales de locataires [1] dans chacune des cités, avec comme objectifs que les locataires eux-mêmes établissent la liste des priorités de travaux ou services qu’ils jugent indispensables, et qu’à l’issue de l’assemblée générale, ils
désignent un délégué pour 10 personnes présentes. Ces délégués sont appelés à siéger dans l’atelier budgétaire participatif avec les membres des amicales qui y étaient déjà représentés. Trois principes fondamentaux sont mis en œuvre : l’autonomie, l’ouverture à tous, la délégation avec mandat impératif en fonction de la mobilisation. Lors des différentes assemblées générales, ces
deux actions ont été réalisées, à une exception près où la liste des priorités a été établie mais sans ordre d’urgence. Par ailleurs, de nombreuses questions relatives au « vivre ensemble », à la gestion locative, aux charges, aux agents d’accueil... ont été soulevées, posant des problèmes politiques plus généraux.

2/ DEUXIÈME MOIS – Organisation d’un tour général des cités un samedi entier avec l’ensemble des délégués et les membres des amicales qui participaient déjà à l’atelier budgétaire pour prendre connaissance, dans chaque cité, des priorités arrêtées par les assemblées de locataires. Un reportage photographique appuie la démarche. De fait, à une ou deux exceptions près, les délégués présents ont fait le tour de toutes les cités de 9h à 16h ! De l’avis des délégués présents, cela a permis de relativiser leurs demandes sur leur propre cité et de voir que certaines priorités étaient plus urgentes que
d’autres. Le principe fondamental de priorisation à une échelle territoriale
supérieure nécessite une connaissance de la réalité de terrain. L’Office d’HLM accepte de faire le chiffrage de toutes les priorités proposées, ce qui bouleverse les modes de faire traditionnel des Offices d’HLM.

3/ LE SAMEDI SUIVANT — Réunion de l’atelier budgétaire (délégués et membres antérieurs) pour prioriser globalement à l’échelle de tout le parc HLM de la ville, et transmission de cette liste de priorités à la Direction de l’Office. C’est un moment crucial où se construit, par la délibération, l’intérêt collectif. Nous nous attendions à des conflits entre délégués des différentes cités, mais la
visite du samedi précédent, la projection des photos et les règles discutées et adoptées en début de réunion (temps de parole limité à 3 minutes, vote en cas de désaccord) ont permis rapidement l’établissement d’une liste ordonnée de
20 priorités, dont la somme dépassait largement les capacités budgétaires de l’Office pour 2008. Les délégués présents sont repartis avec la liste ordonnée des priorités retenues.

4/ LES SERVICES DE L’OFFICE se mettent alors (travail toujours en cours)
à flécher les dépenses proposées, vérifier les contraintes administratives... Et faire une proposition de budget 2008 intégrant les priorités jusqu’à la énième priorité (en fonction des recettes escomptées). Une nouvelle réunion de l’atelier budgétaire participatif est prévue pour adopter définitivement la proposition budgétaire. Cette nouvelle réunion n’était pas prévue à l’origine,
mais est devenue une évidence pour les délégués comme pour l’Office
d’HLM pour assurer la transparence. Le vote du budget par le Conseil
d’administration de l’Office d’HLM doit se faire en décembre 2007. In fine, les représentants élus de la démocratie représentative prennent la décision pour l’exécution du budget qui a été arrêté par l’atelier du budget participatif.

5/ UNE RÉUNION DE L’ATELIER BUDGÉTAIRE PARTICIPATIF est prévue début
2008 pour vérifier que le budget voté est conforme aux demandes des
locataires, faire le bilan de la démarche, discuter des règles de fonctionnement de la démarche et éventuellement les modifier pour l’élaboration du budget 2009. Le contrôle par les locataires des décisions prises est un élément fondamental du processus.

6/ UNE NOUVELLE RÉUNION DE L’ATELIER BUDGÉTAIRE doit avoir lieu en juin 2008 pour faire le point de l’état d’avancement de la réalisation du budget, en
particulier des priorités dégagées par le processus et lancer le processus pour le budget 2009. Cela permet un contrôle supplémentaire par les locataires.

Cette longue description commentée de l’expérience en cours a permis de pointer ce qui, pour nous, se révèle fondamental pour que cette démarche soit réellement transformatrice et contribue à construire des alternatives au néolibéralisme.

Mais quelquefois d’autres démarches qui prétendent s’appeler budget participatif sont utilisées comme frein à cette prise de conscience et représentent un écran de plus à la construction de l’autonomie des citoyens, et finalement confortent le système en place, au lieu de l’ébranler. L’exemple du « budget participatif » des lycées de Poitou-Charentes mis en place par Ségolène Royal depuis 3 ans est symptomatique à cet égard : dans chaque
lycée, les élèves, enseignants, personnels et parents peuvent choisir leurs priorités, mais il n’est pas question que les lycées soient confrontés entre eux et qu’ainsi soit débattue démocratiquement la politique éducative de la Région Poitou-Charentes. La question de l’inégalité des lycées n’est donc pas mise en
cause : ainsi un Lycée professionnel de banlieue se retrouve loti de la même manière qu’un Lycée d’enseignement général de centre-ville, alors que l’on sait que les lycéens ne sont pas égaux devant la réussite dans ces différents lycées. En se refusant à faire prioriser par les lycéens, enseignants, personnels et parents au niveau régional, Ségolène Royal empêche également la prise de conscience de la responsabilité de l’État dans cet état de fait. On voit ainsi que la « démocratie participative » chère à Ségolène Royal est l’un des remparts à la remise en cause du système.

On pourrait multiplier les exemples de « budgets participatifs » qui sont, malgré certains aspects positifs (de transparence en particulier), des freins et des écrans à la mobilisation des populations pour se prendre en main face aux effets du capitalisme néolibéral : la plupart des processus nommés « budgets
participatifs » des pays du Nord de l’Europe, par exemple, ne sont que
des dispositifs d’amélioration de la gestion municipale dans un cadre de
restrictions budgétaires souvent imposées par les Etats. Ils sont présentés comme « des bonnes pratiques » par l’Europe ou par la Banque mondiale lorsqu’il s’agit des pays dits « émergents » ou « en voie de développement ».

La conception de la Banque Mondiale

La Banque Mondiale promeut aussi le « budget participatif ». Elle utilise ce moyen comme outil de ransparence : « La reconnaissance nationale et mondiale du budget participatif par la BID et la BIRD peut se comprendre. Ce sont les banques qui veulent que les ressources arrivent à destination et soient utilisées. Elles voient, dans l’expérience du budget participatif, la transparence
avec, à travers ce processus, l’élimination de la corruption. » [2] La participation des populations à la définition des besoins est alors sollicitée au seul niveau du quartier et doit se cantonner à celui-ci. Tout est fait pour que les populations restent enfermées dans le local et pour qu’elles raisonnent dans le cadre voulu par les « ajustements structurels », à savoir la privatisation des services de base, en utilisant le chantage au financement.

L’été dernier, j’étais, avec deux autres personnes, au Sénégal dans une « Communauté rurale » de 28 villages et 42 000 habitants, où existe un processus remarquable de budget participatif qui correspond en tous points à ce que j’explique plus haut quant aux « conditions » pour caractériser un budget participatif porteur de transformation. À l’issue d’un « forum de secteur » (7 villages), où l’état d’avancement de l’exécution du budget avait été présenté et débattu (recettes, dépenses, fonctionnement et investissement) par une centaine d’habitants en présence du maire, celui-ci annonce qu’un prochain forum va être organisé par le gouvernement pour parler des « biocarburants ». Nous sommes intervenus pour expliquer comment dans certains pays d’Amérique Latine, au Mexique, au Brésil, les multinationales agro-alimentaires, en achetant la plupart des champs du pays, avaient empêché que les paysans continuent à se nourrir en diminuant drastiquement
les cultures vivrières, sans parler de l’augmentation du prix des nourritures de base, ni des désastres écologiques afférents. L’ONG qui suit ce processus et qui est financé par l’Aide Internationale ne voyait pas « soi disant » pourquoi cette question devait relever complètement du budget participatif.

Le budget participatif ne peut être « transformateur » que si les questions des politiques nationales et internationales sont posées, pour permettre la mobilisation populaire. C’est vrai pour l’agriculture, c’est vrai pour le logement, comme nous l’avons vu. C’est vrai pour la santé, l’éducation, tous les services publics, les droits fondamentaux... Tout ce qui touche quotidiennement les
populations. Le budget participatif peut être un instrument de mobilisation des populations pour avancer vers la transformation du monde, la construction d’une alternative au capitalisme néolibéral. Mais ses fondements subversifs peuvent et doivent être appliqués à toutes les échelles et à toutes les politiques.
Ses principes permettent d’aboutir à une autre répartition des investissements en faveur de ceux qui en ont le plus besoin ; les promoteurs du budget participatif parlent d’« inversion des priorités ». De fait, le budget participatif procède de la volonté d’une autre répartition des richesses en faveur de la majorité, c’est-à-dire des plus pauvres...
À travers ce processus qui s’appuie sur (et qui provoque) la mobilisation, les questions relevant d’autres niveaux de gouvernement sont posées. Le processus de budget participatif, tel qu’il a été développé à Porto Alegre, est donc un processus de construction de citoyenneté et de conscience politique. Enfin, il exprime une autre manière de penser la démocratie de représentation, où le mandat des élus est avant tout celui de donner aux citoyens les moyens
de décider, de partager le pouvoir avec eux, les élus. En ce sens le budget participatif peut être considéré comme une « revendication transitoire » dans la voie de la construction de l’État du peuple tout entier.

Des budgets participatifs aux processus « constituants »

Nous avons souligné précédemment l’importance de la construction des règles par les citoyens mobilisés dans les processus de budgets participatifs. Or les « règles » ne sont rien d’autres que des « lois » et la loi dépend de la Constitution.

Ces dernières années, au Venezuela, en Bolivie, et aujourd’hui en Équateur, face à l’offensive néolibérale, dans un cadre constitutionnel ancien, la revendication des mouvements sociaux a été celle d’une nouvelle constitution redonnant au peuple les pouvoirs et permettant de rompre avec le néolibéralisme à travers des lois nouvelles. La nouvelle Constitution bolivarienne du Venezuela est aujourd’hui le socle de la défense des droits du peuple vénézuélien. Comme l’ont raconté de multiples observateurs, les citoyens vénézuéliens ont leur Constitution dans leur poche et s’en servent pour
défendre leurs droits. Les lois nouvelles s’appuient sur elle. En Bolivie, l’Assemblée Constituante est l’objet de pressions multiples avec en toile
de fond les débats prioritaires sur la réforme agraire, la nationalisation des ressources naturelles et en particulier du gaz... Ce qui était en germe dans le budget participatif, à savoir la construction de règles comme préfiguration de la construction de la loi, s’affirme aujourd’hui clairement dans plusieurs pays d’Amérique Latine avec cette revendication et cette mise en place de Constituantes.
Plus que jamais la question de la Constitution et donc d’un processus constituant démocratique [3] est à l’ordre du jour pour pouvoir inverser les priorités et ouvrir une alternative crédible, celle d’un socialisme du XXIe siècle (pour employer les termes de Chavez [4]. C’est vrai en Amérique Latine, c’est vrai en France, c’est vrai en Europe. C’est sans doute vrai dans d’autres pays d’autres continents. Les choses sont liées : processus démocratique et construction du pouvoir du peuple tout entier d’une part, et rupture avec le néolibéralisme, construction d’alternatives, d’autre part. Il
nous faut insister sur ces questions de convocations d’Assemblées Constituantes, conçues comme des processus de mobilisation populaire.

De la remise en cause de l’élitisme républicain à la remise en cause de la notion d’avant garde

Nous crevons non seulement d’une conception élitiste de la démocratie représentative, mais aussi d’une de ses variantes, l’élitisme de l’avant-garde révolutionnaire qui pense « à la place de ». Le premier à commencer à poser ces questions a été Marcos au Chiapas. Ces questions étaient en filigrane dans les fondements du budget participatif (voir Tarso Genro [5] ).
Elles apparaissent beaucoup plus clairement aujourd’hui en Bolivie dans l’émergence du MAS, mouvement-parti (qui combine mouvement indigène, mouvements sociaux des villes et des campagnes, militants issus d’anciennes organisations...) qui tente d’inventer un nouveau mode de fonctionnement met-
tant en avant la construction de l’autonomie du peuple, mais aussi au
Venezuela où c’est un leitmotiv de Chavez, même si son omniprésence
médiatique pourrait faire penser le contraire, en Equateur où Corea a
obtenu la majorité à l’Assemblée Constituante.

Nous avons là aussi source de réflexion pour des pays comme la France (et la plupart des pays européens) où nous avons un mal fou à inventer des structures qui n’accaparent ni ne confisquent le pouvoir (Cf. la crise d’ATTAC ou la permanente difficulté qu’ont les militants politiques de gauche comme d’extrême gauche à ne pas ramener la couverture à eux par exemple dans les collectifs unitaires ou militants...), à trouver de nouvelles formes d’organisation etc. ...

Mais tout cela à soi seul mériterait un article.

J.P.B.

Le réseau « Démocratiser Radicalement la Démocratie »

Le réseau « Démocratiser Radicalement la Démocratie » est né de la découverte en 1997 par ses fondateurs du budget participatif de Porto ÉAlegre, vu non pas comme une technique mais comme une réponse à des questions cruciales (crise de la démocratie représentative, crise des avant-gardes...). Construit au départ pour populariser le budget participatif et surtout ses fondements théoriques, le réseau s’est développé dans une vingtaine de pays du monde entier et a organisé plusieurs rencontres nationales, européennes et internationales d’échange de pratiques et d’approfondissement théorique. Il rassemble aussi bien des collectivités, des associations et ONG que des individus engagés dans le mouvement social et politique. Aujourd’hui, il a
élargi sa réflexion à tous les processus de démocratie directe y compris au niveau des tats (débats constituants...) en confirmant clairement que les luttes contre le capitalisme néolibéral et pour l’approfondissement de la démocratie sont inséparables.

Notes

[1En présence d’un cadre de l’Office et animées par une ou deux personnes du
réseau DRD.

[2Interview d’Ubiratan de Souza réalisé par Stela Pastore sur le budget participatif de l’État du Rio Grande do Sul.

[3Dès le Forum Social Européen de Paris Saint-Denis, DRD avait ouvert une piste dans ce sens en posant la question de
la convocation d’une Assemblée Constituante Européenne comme alternative à
la tentative d’imposition d’une constitution concoctée par le courant néolibéral
européen emmené par Giscard avec l’appui de la social-démocratie européenne.

[4Symptomatique le fait que Chavez ait évoqué en avril 2007, lors d’une de ses émissions dominicales « Alo Presidente », le Programme de transition (Article de Jorge Martin du 01/05/2007).

[5La définition que donnait l’Abbé Sieyès reste totalement d’actualité chez la plupart des élus : « les citoyens nomment des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté ». Quand les habitants gèrent vraiment leur ville, le budget participatif : l’expérience de Porto Alegre au Brésil, Tarso Genro et Ubiratan De Souza - Éditons Charles Léopold Mayer - 1998.

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