Mystérieuse et exotique Albanie ! Si l’on en juge des informations et des analyses diverses depuis un mois sur l’opinion publique internationale par les médias occidentaux, il ne nous reste qu’une conclusion : l’Albanie constitue un cas totalement à part et les Albanais sont des des gens qui n’appartiennent pas au monde « civilisé ».
Alors, à partir de cette base de départ, tout pourrait devenir compréhensible : l’explosion populaire serait due au fait que la population albanaise est tellement naïve qu’elle a pu être escroqué par les schémas pyramidaux des établissements para-bancaires qui ne pourraient exister et fonctionner nulle part ailleurs. Ensuite, l’insurrection qui a suivi au sud du pays, serait due au fait que l’Albanie serait coupée en deux, le sud étant traditionnellement contre le nord. Et enfin, la guerre civile qui résulterait tout naturellement de cette confrontation tribale, ne pourrait aboutir qu’à un chaos venu du fond des temps. Conclusion : le cas albanais serait unique en Europe orientale, sa révolte populaire n’aurait rien à voir avec les révolutions du passé, et le rétablissement de l’ordre ne pourrait venir que de l’extérieur. Bons ou mauvais sauvages, les pauvres Albanais seraient ainsi, incapables – par excellence – d’entrer à l’ère moderne sans l’assistance du monde « civilisé »...
Les mythes alabanais à l’épreuve de la réalité
Tout ça est complètement faux. Les Albanais n’ont pas été plus naïfs que les 5 millions de Roumains, les 3 millions de Russes ou les centaines des milliers de Bulgares et de Macédoniens qui ont cru — ou continuent à croire, comme c’est le cas des Macédoniens — aux tristement célèbres schémas pyramidaux. Mais, les divers para-banques du genre Vefa en Albanie ou MMM (de l’escroc-député Sergei Mavrodi) en Russie, ne sont pas l’apanage des pays de l’Est européen a la fin de ce siècle. Les pyramides ont été inventées aux USA durant les années 30 et par la suite, elles ont fait des ravages même en Europe occidentale. Donc, les pauvres Albanais n’ont pas été plus naïfs que les Russes, les Français, les Luxembourgeois ou les Grecs...
Cependant, il y a un détail qui rend l’histoire des pyramides albanaises encore plus intéressante : c’est le fort vénérable Fond Monétaire International (FMI) qui est intervenu en personne en Albanie, pour faire abolir la législation adoptée en 1992 et en 1995 (article 28 de la loi 7560/1992) et qui protégeait les épargnants des tentacules de ces établissements bancaires. La nouvelle loi (8075/1996) redigée par les experts du FMI et votée en 1996, dérégulait complètement le système bancaire et ne prévoyait plus des garanties de la part des banques qui promettaient des taux d’intérêt mirobolants (plus de 100 % par mois) !
Il ne s’agissait pas d’une simple erreur des autorités albanaises et du FMI. En realité, il s’agissait de préparer le terrain pour qu’ il y ait la très classique accumulation primitive des capitaux dont la bourgeosie naissante de l’ Albanie avait tant besoin. C’est ainsi que l’établissement para-bancaire Vefa ait pu devenir en un temps record, un holding contrôlant plus de 240 entreprises de toute espèce, allant des chaines des super-marchés et des pompes d’essence aux stations balnéaires et à l’alimentation. D’ailleurs, la somme totale de l’épargne escroquée au 90 % (!) de la population albanaise, était tellement importante (plus de 2 milliards de dollars ou 80 % du PNB albanais), que cette accumulation primitive serait un succès total s’il n’y avait pas... l’insurrection armée du peuple albanais qui a suivi.
Les très lourdes responsabilités du FMI, de la Banque Mondiale et des autres institutions internationales du grand capital ne se limitent pourtant pas à l’aveuglement dont elles ont fait preuve dans l’affaire des « schémas pyramidaux ». Pendant des années, elles ont cultivé sciemment le mythe d’une économie albanaise qui progressait avec des rythmes (plus de 10 % par an) qui défiaient toute concurrence en Europe occidentale et orientale. Selon leurs experts, l’Albanie était devenue un pays modèle et un laboratoire des succès vertigineux de néoliberalisme à la Berisha.
Encore une fois, il s’agissait d’une falsification totale de la realité. « On s’est foutu de notre gueule », admet maintenant un de ces experts de l’Institut d’Études Comparatives de Vienne qui constate que le bilan économique de cinq dernières années est tout simplement catastrophique. Et il s’explique : « Quand l’industrie est presque complètement détruite, alors il n’est pas du tout difficile d’avoir des taux de développement qui progressent à l’infini ». L’industrie n’existe pratiquement plus, l’agriculture est délaissée par la majorité des paysans (surtout au sud), le chômage touche par endroit jusqu’à 80 % de la population et les seuls secteurs qui affichent des progres fulgurants sont liés à la paraéconomie et au crime organisé (traffics de tout genre et culture de marijuana). En derniere analyse, sans l’envoi au pays des maigres économies des 500 000 immigrés clandestins qui travaillent comme des esclaves en Grèce, en Italie et ailleurs, l’Albanie de Berisha n’aurait pas attendu le « chaos » actuel pour faire faillite...
Une insurrection de tout le peuple
Mais il y a plus : bien qu’il y a une certaine « division » traditionnelle de l’Albanie en un Sud plus prospère, politisé et remuant et un Nord plus pauvre, docile et conservateur, l’insurrection a été le fait de tous les Albanais. C’est bien sur les villes du Sud (Vlore, Saranda, Gjirokastre, Tepelene, Delvino, etc) qui se sont insurgées les premières. Et c’est vrai que le Nord a attendu 10 jours avant de prendre le relais. Mais il n’y a jamais eu d’insurrection contre-révolutionnaire au Nord, comme nous informaient les médias occidentaux. Même au pays natal (la petite ville Bajram Curri) du Président que la presse européenne décrivait comme un bastion de Sali Berisha, les habitants se sont armés criant « à bas Berisha » et brûlant tout ce qui représentait le régime haï !
Alors, où est la guerre civile tant meurtrière que l’ensemble de la presse occidentale nous a presenté ? Étant donné que l’armée et la police albanaises ont littéralement fondu dès le début de l’insurrection, et que le régime cherchait en vain sa base populaire, la guerre civile n’était qu’un mythe fabriqué de toutes pièces par l’imagination de nos albanologues. En réalité, c’est l’immense majorité de la population albanaise du Nord et du Sud qui s’est insurgée, tandis que les quelques bourgeois et autres acolytes du pouvoir ont préféré – fort opportunément – se terrer en attendant des jours meilleurs.
Donc, il n’y a eu ni division tribale du pays, ni résistance pro-Berisha, ni guerre civile et ni massacres. Par contre, personne ne peut nier qu’il y a eu un certain chaos et une certaine anarchie. Mais, entendons-nous bien. La presse bourgeoise internationale a toujours insisté sur le fait que l’anarchie était le produit de l’effondrement de l’État albanais, de ses institutions et surtout de ses bandes armées, c’est-à-dire l’armée et la police. Son raisonnement était limpide : puisque l’ordre et la loi dépendent de l’existence de l’État (bourgeois), de son armée et de sa police, alors leur effondrement ne peut conduire qu’au chaos. C.Q.F.D...
La réalité est toute autre. Il a suffit de quelques jours (4-5) pour que le peuple revolté commence à s’auto-organiser et à se doter d’ organes d’auto-administration et d’autodéfense. Les premiers pas vers cette direction ont été effectués au niveau des villes et des villages libérés. Des conseils communaux entièrement nouveaux ont été formés et profitant de l’adhésion des ex-officiers ou des officiers qui avaient deserté, les groupes d’autodéfense originaux se sont transformés en unités des partisans assez bien disciplinés et ayant des tâches bien définies.
Cependant, il manquait la coordination régionale de tous ces organes d’auto- administration. C’était chose faite seulement deux semaines après le déclenchement de la révolte à Vlore (28 février) : d’abord huit, et ensuite treize villes insurgées du Sud de l’Albanie décidaient de former un Commite National de Salut Public composé des représentants de leurs propres conseils communaux autonomes. C’était l’embryon d’un double pouvoir doté de presque tous les attributs du pouvoir étatique : police, armée et organes d’administation des citoyens.
Malheureusement, nous manquons encore d’informations plus détaillées quant au fonctionnement réel de tous ces organes du pouvoir populaire naissant. Pourtant, nous savons déjà très bien que les décisions importantes sont prises au cours des assemblées quotidiennes qui se tiennent en plein air (d’habitude à la place centrale des villes et des villages) avec la participation de presque tous les habitants. Par exemple, c’est ainsi que les milliers de participants aux assemblées générales des villes du Sud aient pu renverser les prises de position conciliatrices de leurs leaders (de Vlore ou de Gjirokastre) et imposer comme première revendication de départ immédiat de Berisha. À plusieurs reprises, c’est la vox populi exprimée au cours de ces assemblées, qui a persuadé les directions locales à revenir sur les engegements qu’elles avaient prises sous la pression des émissaires des gouvernements occidentaux et à ne pas accepter le désarmement des citoyens avant que le régime ne soit pas renversé et son President défenestré...
L’insurrection des villes du Nord ayant donné naissance aux mêmes phénomènes d’auto-organisation du peuple en armes, c’est finalement tout le pays qui s’est constitué en un pouvoir alternatif surgi des ruines de l’État précédent. Vers le 12-13 mars 1997, il n’y avait plus une, mais deux Albanies bien dinstinctes. L’une était concentrée au centre administratif de Tirana qui était quadrillé par quelques centaines d’agents de la tristement célèbre Shik (la police secrète de Berisha), et l’ autre englobait la totalité du pays qui s’était insurgé !
Le peuple insurgé, les partis d’opposition et Berisha
Ce n’est pas un hasard que l’insurrection ne s’est pas reconnue dans le projet des partis de l’opposition et s’est declarée indépendante d’eux. En effet, tout séparait le radicalisme des revendications du peuple en armes (démission et jugement de Sali Berisha, démantelement du régime et de sa police secrète, réorganisation de l’État sur des bases nouvelles, remboursement intégral de l’argent volé par les schémas pyramidaux, punition exemplaire des responsables, etc.) de l’attitude conciliatrice envers le Président Berisha adoptée par la grande majorité des partis de l’opposition albanaise.
À vrai dire, à l’exception de l’Alliance Démocratique, tous les autres partis albanais ont fait preuve d’une modération qui cachait mal leur propre peur devant un mouvement populaire qui s’auto-organisait et qui par conséquent, n’avait plus besoin de leurs services. Dès le début de l’insurrection, les états-majors de l’opposition se sont sentis – à juste titre – non seulement dépassés par les évènements, mais aussi menacés de devenir « inutiles ». Ce sentiment correspondait d’ ailleurs à l’effritement rapide de leur base sociale qui leur tournait le dos au fur et à mesure qu’elle se radicalisait, investie comme elle était dans le processus de la tranformation de la révolte en révolution.
Alors, on a assisté a un évènement qui serait inimaginable seulement un mois auparavant : les directions de tous les partis de l’opposition admettaient l’autorité de Berisha, se mettaient à discuter avec lui et appuyaient ses propositions. Tandis que Sali Berisha continuait à denoncer les « terroristes rouges » qui seraient derrière la révolte populaire, le parti Socialiste (ex-communiste) acceptait même de participer à la formation du nouveau gouvernement d’union nationale, feignant d’oublier que ces « terroristes rouges » étaient ses propres militants ! Fait unique dans l’histoire mondiale, le socialiste Bashkim Fino devenait premier ministre pendant que son supérieur hiérarchique et leader incontestable du parti Socialiste Fatos Nano restait otage du régime Berisha qui le gardait en prison depuis 1994 !
C’était la confusion totale. Privée de ses troupes qui l’avaient abandonné, la direction du parti Socialiste s’autonomisait et s’entredechirait. Le nouveau premier ministre et ex-maire de Gjirokastre Bashkim Fino rencontrait les leaders de l’insurrection de sa ville natale et admettait le rôle incontournable du peuple en armes, tandis que le porte-parole du même parti Socialiste dénonçait les méfaits de l’« anarchie » et appelait au retour à la... « normalité précédente ». Aux yeux des insurgés, les partis de l’opposition albanaise devenaient sinon des alliés de Berisha, du moins des formations politiques qui jouaient objectivement son jeu. Leur conclusion était inéluctable : le Comité National de Salut Publique se déclarait tout de suite indépendant des partis et revendiquait ouvertement sa participation aux négociations en tant que « troisième pôle ».
Cependant, manquant de direction politique aux idées claires, le mouvement populaire se découvrait tiraillé entre sa dynamique spontanément subversive de l’ancien ordre et ce qui restait de sa vieille sympathie pour les partis de l’opposition. Il continuait à revendiquer la démission de Berisha, mais en même temps il ne se tournait pas contre tous ceux qui se compromettaient avec le mêe Berisha. Il « tolérait » le nouveau gouvernement de réconciliation nationale du premier ministre Bashkim Fino qui maintenait Sali Berisha au poste du Président de la République, mais en mêe temps il refusait catégoriquement de rendre les armes et de se soummetre à son autorité.
La conséquence était que trois semaines après le début de l’insurrection, il y avait trois centres de pouvoir plus au moins distincts en Albanie. D’un coté, ce qui restait de l’ancien régime Berisha était en pleine décomposition, mais survivait encore grâce au refus de l’ancienne opposition (l’actuel gouvernement de reconciliation nationale) de couper le cordon ombilical avec ce qu’elle appellait « l’ordre constitutionnel ». De l’autre coté, le peuple en armes et son Comité National de Salut Public se maintenaient comme « troisième pôle » indépendant, se déclaraient complètement opposés à l’ancien régime, mais se montraient aussi prêts à se contenter d’un compromis avec le gouvernement de Mr. Fino.
En somme, tout indiquait déjà que la situation évoluait en faveur d’une solution hybride et intermédiaire qui remettrait à plus tard le dénouement final du conflit. Profitant de l’extrême affaiblissement du régime Berisha, de l’appui des chanceleries occidentales et surtout, du manque de direction révolutionnaire du mouvement populaire, le nouveau gouvernement prenait l’initiative, reconstituait un État minimal (police et armée) et se posait en sauveur de la patrie en danger.
Pourtant, ce même gouvernement est très hétéroclite pour qu’il puisse représenter une solution à long terme. Fait significatif, les quelques milliers de ses supporteurs ont manifesté pour la première fois au centre de Tirana au cri « nous voulons la paix », mais ont terminé leur marche en entonnant... l’Internationale ! Bizareries albanaises ? Non, pas du tout. En realité, il s’agissait des militants du Parti Socialiste qui exprimaient des sentiments aussi contradictoires que compréhensibles : d’un côté, leur appui à ce gouvernement qui – de fait – a mis fin au règne dictatorial de Berisha, et de l’autre leur peur devant l’inconnu representé par le peuple en armes. En tout cas, ce n’est pas la première fois dans l’histoire du vingtième siècle que des bureaucrates (dans ce cas des ex-staliniens devenus de très bons sociaux-démocrates) entonnent l’Internationale pour exorciser une révolution en marche qui est perçue par eux comme un antagoniste ou pire, comme un danger en puissance...
Quel avenir pour l’insurrection albanaise ?
À l’heure ou nous bouclons cet article (16 Mars), la situation en Albanie reste plus que jamais confuse et rien n’est encore décidé. La faim et le désespoir qui commencent à tenailler des centaines des milliers d’Albanais, produisent déjà leurs premiers effets. Bien que les pertes humaines restent très limitées dans un pays où tout le monde est armé jusqu’aux dents (moins d’une centaine de morts après trois semaines d’insurrection), le danger de l’anarchie et du chaos total est cette fois bien réel. Ces damnés de la terre auxquels on a fait croire par l’intermédiaire de la publicité, qu’ en Occident « même les chats mangent dans des plats d’argent », seront bientôt prêts à faire n’importe quoi afin de satisfaire leurs besoins (et leurs rêves) élémentaires.
Cependant, on peut déjà faire un premier bilan provisoire de cette extraordinaire insurrection armée du peuple albanais, qui trouble tant d’esprits bien pensants en l’Occident. Donc, il a suffit de la combinaison d’une grave crise économique, du truquage des élections (en Mai 1996) et de la faillite des établissements para-bancaires pour que le régime Berisha perde toute légitimité et devienne l’ennemi à abattre numéro un pour l’écrasante majorité des Albanais. L’explosion sociale qui a suivie a très vite donné naissance à un pouvoir populaire assez bien structuré, qui disputait la gestion du pays au pouvoir central de Tirana. Le rapport de forces évoluant rapidement contre le régime Berisha, c’était finalement une troisième force, les états-majors du parti Socialiste et des autres partis de l’opposition qui ont pu profiter du vide de pouvoir pour s’en emparer provisoirement. Après trois semaines de révolte généralisée, s’est alors istauré un équilibre précaire qui peut être rompu à chaque instant. Bien que le mouvement populaire manque cruellement de perspectives claires, les faillites a venir des autres établissements para-bancaires ainsi que le refus de Sali Berisha de demissionner peuvent rendre illusoire toute stabilisation du gouvernement de réconciliation nationale.
En deux mots, il faudra du temps et tout le machiavélisme des puissances occidentales pour que l’insurrection albanaise soit definitivement domptée. Entre temps, il n’est pas à exclure que la population armée profite des atternoiements de l’Occident et des bureaucrates du parti Socialiste albanais, pour se radicaliser, pour accentuer encore plus sa nature plébeienne, et enfin pour faire émerger des nouvelles directions qui seront à la hauteur des tâches qu’impose une dynamique de révolution permanente.
Le fait que l’insurrection albanaise ne soit pas le produit des circonstances exceptionnelles (qu’on trouve par exemple seulement en Albanie et nulle part ailleurs), rend les évènements albanais prémonitoires d’autres séismes sociaux tant dans les Balcans (p.ex. en Bulgarie ou en Macédoine), qu’aux pays de l’ex-Union Soviétique. Alexandre Lebed n’avait peut être pas complètement tort quand il avertissait récemment que la Russie pourrait très bien devenir l’Albanie de 1998.