Préface
Souvent l’histoire n’accorde qu’une reconnaissance modeste aux révolutionnaires. En dehors du cercle de leurs compagnons de lutte, les actions et l’apport des militants restent parfois ignorés. Cela vaut particulièrement pour Henk Sneevliet, ce socialiste révolutionnaire qui déploya une intense activité en Asie et en Europe. Néerlandais - et s’exprimant donc dans un espace linguistique restreint - partageant la pensée de Léon Trotsky et finalement en désaccord avec lui, il resta peu connu, après sa mort devant le peloton d’exécution en avril 1942, en dehors du milieu de ses partisans immédiats. Davantage homme d’organisation et tacticien que théoricien, H. Sneevliet joua cependant un rôle important au sein du mouvement révolutionnaire international. La biographie politique réalisée par Tichelman ne peut que lui rendre justice, tout en corrigeant l’image déformée qui subsiste dans certains milieux révolutionnaires.
Trois périodes de la vie de Henk Sneevliet marquent ses contributions majeures : en Indonésie, de 1913 à 1918, en Chine, de 1921 à 1923, et aux Pays-Bas, de 1929 à 1942. Les deux premières sont probablement les moins connues : à tort, si l’on considère l’engagement de H. Sneevliet et ses conséquences pour ces pays.
Il était originaire du mouvement syndical, contrairement à d’autres issus du milieu intellectuel, parmi ces jeunes militants qui eurent un certain poids dans l’aile gauche de la social-démocratie néerlandaise. Aux Pays-Bas, une scission de gauche dans la social-démocratie eut lieu dès 1909. H. Sneevliet se sentit dépaysé dans le nouveau parti de gauche et, en 1912-1913, les conflits internes du mouvement syndical l’obligèrent à chercher d’autres moyens d’existence. Social-démocrate de gauche ne se reconnaissant dans aucun des deux partis et élément radical du mouvement syndical, il rencontra des difficultés pour obtenir un emploi aux Pays-Bas. Ce qui détermina son choix forcé d’un séjour en Indonésie, alors colonie néerlandaise.
Dans ce pays, l’activiste Sneevliet ne pouvait demeurer dans l’expectative. Les socialistes y étaient encore inorganisés, et il n’existait qu’un petit syndicat de cheminots. C’est principalement grâce à Sneevliet que l’Union social-démocrate indonésienne (ISDV) vit le jour. Sa contribution fut également très importante dans le mouvement syndical où, sous son influence, le syndicat des cheminots s’attacha à organiser les travailleurs indonésiens. L’ISDV collaborait avec les courants nationalistes et, dans ce contexte, H. Sneevliet insistait sur l’imbrication de la lutte de classe et de l’oppression nationale.
A cette époque, la Première Guerre mondiale, il importait de mettre en avant la lutte contre la domination colonialiste. Face aux dirigeants nationalistes de droite, qui acceptèrent de défendre la domination néerlandaise en Indonésie vis-à-vis des autres puissances, Sneevliet affirma que le gouvernement colonial voulait détourner les nationalistes de leur propre cause. En temps de guerre aussi, les nationalistes devaient refuser tout asservissement... Henk Sneevliet en concluait logiquement qu’il devait soutenir le parti social-démocrate de gauche contre celui de droite, ce dernier approuvant aux Pays-Bas - qui avaient adopté la neutralité - les crédits de la mobilisation et contribuant au maintien de l’Union sacrée. Au cours des années 1916-1918, l’ISDV devint une organisation socialiste combattante qui joua un rôle actif dans les organisations de masse, aussi bien sur le terrain syndical que nationaliste, et un nombre croissant d’Indonésiens la rejoignirent. Elle acquit essentiellement ce caractère de masse à travers l’activité du syndicat des cheminots et l’action menée à l’intérieur du Sarekat islam nationaliste. C’est en 1920 que l’ISDV devint finalement le Parti communiste d’Indonésie (PKI).
A l’instar de tout le continent asiatique, la Révolution russe rencontra un écho considérable en Indonésie. En raison de la propagande qu’il en fit, Sneevliet fat licencié de son emploi puis expulsé d’Indonésie. Ecrivant en 1917 au sujet de la révolution de février, il insista sur les leçons à tirer pour l’Indonésie : ici aussi une oppression séculaire pourrait prendre fin par une lutte inlassable. La révolution d’Octobre fat acclamée ouvertement par Sneevliet et l’ISDV.
La collaboration avec le Sarekat islam fut particulièrement significative. Bon nombre de membres indonésiens de l’ISDV, comme Semaun et Darsono, futurs dirigeants du PKI, militèrent au sein de cette organisation. Cette double affiliation ne fut pas en soi inhabituelle. Plus remarquable fut le développement d’une aile gauche dans le SI, autour de la section de Semarang, lieu de résidence de Henk Sneevliet et siège du syndicat des cheminots. L’aile gauche ne ménagea pas ses critiques à l’égard de la direction droitière du Sarekat islam, surtout en ce qui concernait la collaboration avec les autorités coloniales.
L’orientation de Sneevliet en Indonésie peut être résumée en quatre éléments. Tout d’abord, un respect sincère des militants indonésiens, dans les syndicats comme dans le mouvement national. Cette attitude allait de pair avec la conviction qu’un Européen ne pourrait jamais agir exactement comme les Indonésiens. Aujourd’hui, son langage peut paraître quelque peu paternaliste. Mais, pour être honnête, il faut préciser que ce défaut caractérisait aussi sa conduite aux Pays-Bas. En second lieu, il avait une conception rattachant intimement le mouvement nationaliste à l’action ouvrière. Troisièmement, H. Sneevliet œuvra de toutes ses forces à la construction d’un parti socialiste de masse. Enfin, il fut avant tout un propagandiste syndical qui réussit grandement à développer le syndicat des cheminots. Cet aspect représentait à ses yeux une condition indispensable pour l’activité des socialistes et pour la lutte du mouvement nationaliste. Par la suite, H. Sneevliet modéra sa critique vis-à-vis du Sarekat islam, dont les dirigeants furent persécutés, et sous-estima probablement les difficultés du PKI en son sein. Mais, à ce moment-là, ses liaisons à partir des Pays-Bas, de Moscou ou de la Chine avec le mouvement indonésien furent rendues très difficiles. De même, il est compréhensible qu’après la période initiale les dirigeants du PKI préférèrent tenir à distance leurs éducateurs et tuteurs européens. Néanmoins, nous devons considérer Sneevliet comme le fondateur du PKI et l’inspirateur de la politique qui permit aux communistes en Indonésie d’acquérir une base de masse.
De par son expérience indonésienne, Sneevliet intégra la commission coloniale au IIe Congrès du Komintera. Peu après, il lui fut demandé de se rendre en Chine en tant que représentant de l’Internationale communiste (IC). La confusion régna longtemps à propos de son rôle et de ses activités exactes dans ce pays, due en partie à Harold Isaacs qui confondait des événements et s’égarait dans la chronologie ; celui-ci s’appuyait, entre autres, sur une interview de Sneevliet en 1935. Il est possible que ce dernier l’ait laissé délibérément dans le brouillard. Quoi qu’il en soit, la version donnée en 1935 par H. Sneevliet des années 1922 et 1923 ne s’avère pas toujours conforme aux faits. Une publication scientifique des sources, comprenant des documents des archives de Sneevliet aussi bien que des sources chinoises, va paraître sous peu. Ce qui permettra d’approfondir notre connaissance de la période chinoise de Sneevliet. (En collaboration avec le sinologue Tony Saich, responsable de la publication des sources, Fritjof Tichelman a déjà publié un article à ce sujet dans lequel les auteurs traitent à nouveau cette période.)
Nous voudrions aborder maintenant la question tactique primordiale : le problème des relations entre le minuscule Parti communiste chinois (PCC) et le Kuomintang (KMT). L’influence de Henk Sneevliet sur le Parti communiste chinois (il participa à son congrès de fondation en 1921) fut très importante. C’est en 1922 qu’il lança l’idée de militer au sein du parti nationaliste de Sun Yat-sen, et le rapport qu’il écrivit cette année-là pour le Komintern montre clairement qu’il tablait davantage sur le KMT que sur le petit PCC. Il serait toutefois exagéré de prétendre que la description qu’il fit des groupes constituant le KMT constituait une préfiguration du bloc des quatre classes de Staline.
Il est clair que Sneevliet ne considéra pas le KMT comme un parti bourgeois ordinaire. A l’appui de cette thèse, il avançait de solides arguments, tels l’afflux en son sein d’ouvriers en Chine méridoniale et la structure très lâche qui faisait que le KMT fut à peine un parti. Pendant le séjour de Sneevliet en Europe, l’été 1922, le PCC abandonna son attitude sectaire envers le KMT. Mais lors de la fameuse réunion du comité central d’août 1922 à Hangzhou, il y eut beaucoup de résistance à l’adhésion au KMT. Bien qu’il ne reçût pas de mandat formel du Komintern sur ce point, H. Sneevliet usa incontestablement de toute son autorité de représentant du Komintern, de toute son énergie et de sa force de persuasion. Il est sans doute exact de voir en Sneevliet non seulement l’initiateur mais aussi l’élément moteur de l’adhésion du PCC au KMT.
Cet engagement fut également présenté de différentes manières du côté des marxistes-révolutionnaires. Cette question doit être replacée dans le contexte des années 1922 et 1923. En effet, la faiblesse du PCC et la force d’attraction du KMT aux yeux de larges couches prolétariennes et semi-prolétariennes en Chine méridoniale jouèrent un rôle important. De même, le KMT de 1923 ne peut être identifié à celui de 1927, concernant notamment son organisation qui connaîtra de considérables changements au cours de ces années. A ce propos, il est significatif que quasiment tous ceux qui jouèrent un rôle dans cette démarche devinrent plus tard des membres de l’Opposition de gauche : Radek, responsable de l’exécutif de l’IC, Ioffé, ambassadeur de l’URSS en Chine, et Sneevliet, délégué du Komintern. Il ne s’agissait donc pas, à l’origine, d’une politique stalinienne.
L’affaire se compliqua également du fait de l’imbrication de l’action du Komintern avec la politique étrangère de l’Union soviétique. En 1922-1923, Sneevliet s’occupait aussi de tâches diplomatiques sur l’ordre de Ioffé. L’empressement de Sun Yat-sen à collaborer étroitement avec le Parti communiste chinois résultait directement de ses échecs militaires : il avait besoin d’armes, d’un entraînement pour ses cadres et d’argent. La Russie soviétique, quant à elle, était à la recherche d’ouvertures diplomatiques et d’un allié en Asie. La coopération fut mise en oeuvre dès 1923, davantage sous les auspices des représentants soviétiques que sous l’impulsion de H. Sneevliet, délégué du Komintern. Celui-ci ne s’opposait pas à une aide organisationnelle au KMT mais rejeta un soutien militaire qui ne pouvait que renforcer les éléments bourgeois du KMT.
Le vrai problème pour évaluer la tactique chinoise de Henk Sneevliet consiste donc à dénouer cet imbroglio politico-diplomatique. Le Komintern lui-même ne fut pas toujours en état d’y parvenir. Par ailleurs, il n’est pas certain que, par l’adhésion au KMT, les mêmes gains organisationnels auraient été ultérieurement remportés, si le soutien de l’Union soviétique au KMT n’avait pas eu lieu. Toujours est-il que le dessein de Sneevliet en 1922 est explicite : surmonter les difficultés d’un parti communiste chinois faible en construisant à la fois le KMT et une forte aile gauche en son sein. Ce projet découlait de son expérience indonésienne ; néanmoins, il n’ignorait pas que la situation chinoise était plus complexe. Dans son rapport de juillet 1922, il mentionna le rôle de la bourgeoisie chinoise dans le KMT. Mais un article qu’il publia dans l’organe du Komintern souligne qu’il s’attendait à une opposition entre la bourgeoisie et les intellectuels nationalistes. Il est possible que ce pronostic fut lié à sa surestimation du caractère progressiste de l’entourage de Sun Yat-sen.
Pendant longtemps, l’adhésion du PCC au KMT ne fut pas discutée dans le Komintern. L. Trotsky lui-même, en 1926, restait d’avis qu’en ce qui concerna les premières années, du moins, l’adhésion au KMT fut une tactique acceptable. Ce n’est qu’en 1929 qu’apparaissent des affirmations de l’Opposition de gauche selon lesquelles cette adhésion avait toujours été erronée. L’expérience des défaites de la révolution chinoise en 1925-1927 amena d’abord l’Opposition de gauche à se livrer à une profonde critique de cette politique et, en juin 1927, à l’exigence directe de la rupture avec le KMT. Chen Duxiu était parvenu à cette conclusion dès 1925 mais, comme dans d’autres circonstances, il s’était incliné devant les décisions du Komintern.
Henk Sneevliet a toujours défendu sa contribution initiale à la tactique du PCC. Encore en 1926, dans un article commémoratif, il se prononça de façon positive au sujet de Sun Yat-sen et des dirigeants du KMT qu’il considérait comme étant de gauche. Cette année-là, il apparaîtra clairement combien il s’était trompé. Mais Sneevliet ne recevait déjà plus d’informations directes en provenance de la Chine et, en 1927, il avait déjà rompu avec le Komintern. En 1935, Sneevliet jugeait que son orientation avait été correcte. Il n’est pourtant pas certain qu’il mit, en 1922, autant l’accent sur l’organisation indépendante du PCC qu’il le prétendit treize ans plus tard. Une telle insistance serait venue de son expérience indonésienne mais pas de son évaluation du PCC et du KMT en 1922. Cette question devrait être éclaircie par l’étude plus poussée des sources.
En résumé, nous pouvons affirmer que l’activité de H. Sneevliet en Chine eut d’importantes conséquences sur l’évolution du PCC. Il est difficile de présumer un résultat plus positif avec une direction politique différente. L’application de l’adhésion au KMT se fit dans un autre contexte et avec une orientation politique distincte de celle envisagée par Sneevliet. La révolution chinoise de 1925-1927 fut l’une des occasions où le stalinisme montant transforma un processus révolutionnaire en fiasco. Mais on ne saurait en rendre responsable Sneevliet, à présent pleinement réhabilité par le Parti communiste chinois.
En résumé, nous pouvons affirmer que l’activité de H. Sneevliet en Chine eut d’importantes conséquences sur l’évolution du PCC. Il est difficile de présumer un résultat plus positif avec une direction politique différente. L’application de l’adhésion au KMT se fit dans un autre contexte et avec une orientation politique distincte de celle envisagée par Sneevliet. La révolution chinoise de 1925-1927 fut l’une des occasions où le stalinisme montant transforma un processus révolutionnaire en fiasco. Mais on ne saurait en rendre responsable Sneevliet, à présent pleinement réhabilité par le Parti communiste chinois.
De retour aux Pays-Bas, il devint en 1924 le président du Secrétariat national du travail (NAS), petit syndicat minoritaire sensible à l’influence du syndicalisme révolutionnaire. Au début des années vingt, une partie de la direction de cette organisation avait adhéré au parti communiste. La principale centrale syndicale néerlandaise, le NW social-démocrate, était beaucoup plus importante ; il existait également deux syndicats confessionnels. Sneevliet rompit en 1927 avec le Komintern sur la politique syndicale. L’organisation politique fondée en 1929, le Parti socialiste révolutionnaire (RSP), s’identifia ouvertement avec le NAS. Aux côtés des partisans de Sneevliet, divers groupes proches du NAS n’ayant jamais appartenu au parti communiste adhérèrent au RSP. Lorsque, en 1932, les sociaux-démocrates de gauche formèrent leur propre parti, le Parti socialiste indépendant (OSP), la politique syndicale fut de nouveau le point d’achoppement permanent entre ce parti et le RSP de Henk Sneevliet.
Dès 1929, Sneevliet ne croyait plus à la possibilité de ramener le Komintern à une politique révolutionnaire. En 1933, le RSP se félicitait du changement de cours des trotskystes en faveur d’une IVe Internationale et adhérait à la Ligue communiste internationaliste (LCI), l’organisation trotskyste internationale. L’enthousiasme réciproque fut de courte durée, des divergences subsistaient sur de nombreux sujets. Par des critiques amicales, Léon Trotsky s’efforça de modifier l’opinion de H. Sneevliet sur la question syndicale, mais il interpréta à tort la critique de ce dernier vis-à-vis du NAS. A partir de 1933, cette organisation périclitait ; le conservatisme du milieu syndicaliste répugnait à Sneevliet et à ses amis. Elu, en 1933, député au Parlement, Sneevliet entrevoyait de nouvelles perspectives propagandistes. Mais un véritable changement de la politique syndicale, une orientation en direction du NW, allait plus loin que Sneevliet et ses amis ne pouvaient l’admettre.
Les problèmes entourant la préparation d’une nouvelle internationale furent une autre source de malentendus. Le RSP et l’OSP signèrent en 1933, avec la LCI et le Parti socialiste des travailleurs allemands (SAP), la « Déclaration des quatre », qui tenait compte de la politique syndicale du RSP. En 1935, l’OSP et le RSP fusionnèrent pour donner naissance au Parti des travailleurs socialistes-révolutionnaires (RSAP) dont la ligne syndicale résulta d’un compromis : dans la pratique, les liens étroits avec le NAS se maintinrent. Le parti unifié n’adhérait pas à l’organisation trotskyste internationale mais restait en relation avec elle, L. Trotsky et la LCI ayant accepté qu’il fut en même temps lié au Bureau de Londres.
Le RSAP étant entré en conflit avec le SAP — soutenu par une minorité au sein du parti néerlandais — à propos justement des liaisons internationales, H. Sneevliet se rapprocha de L. Trotsky. En 1935-1936, le RSAP se considérait comme la section néerlandaise du Centre constitué par les signataires de la « Lettre ouverte pour la IVe Internationale », version renouvelée de la « Déclaration des quatre », dont il apparut rapidement qu’elle ne rassemblait guère que les organisations de la LCI. C’est alors, en 1936, que Sneevliet choisit un autre chemin que celui emprunté par Trotsky : partant de la nécessité d’associer des organisations plus importantes à la construction d’une nouvelle internationale, il voulait surseoir à l’organisation d’une réunion internationale préparée par celui-ci. Le Secrétariat international (SI) de la LCI ayant convoqué la conférence pour la IVe Internationale de juillet 1936, Henk Sneevliet accepta de s’y rendre pour consultation mais ne reconnaissait pas l’autorité de cette direction. Aussi semble-t-il étrange que la LCI, puis le SI du Mouvement pour la IVe Internationale traitent encore le RSAP comme leur section néerlandaise, nul au sein de ce parti considérant qu’il en fat ainsi.
Le problème est en fait que Léon Trotsky ne se décida qu’en juillet 1936 à faire pression sur Sneevliet quant à la question de l’internationale, sans s’informer au préalable de la situation réelle du parti néerlandais. La discussion commença avec un courrier de L. Trotsky à la direction du parti (voir Trotsky, Œuvres, t. 10, p. 239-256), daté du 15-16 juillet 1936, parvenu trop tard au bureau politique du RSAP pour qu’il puisse en délibérer avant la conférence. La lettre fat pourtant bel et bien distribuée aux délégués à l’ouverture de la réunion, ce qui provoqua le départ de Sneevliet de la conférence. Elle comprenait, entre autres, une ample critique de la politique syndicale du RSAP. Jusque-là, L. Trotsky s’était limité à des lettres personnelles à Sneevliet. Il fat donc facile à celui-ci de présenter cette lettre comme une preuve de « l’ingérence » de Trotsky, ingérence qui se manifesta aussi, selon lui, en Espagne. H. Sneevliet approuva, en partie, la critique faite par Léon Trotsky du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) qu’il tenta tout de même d’influencer, car il considérait que ce parti disposait d’une force réelle dans la classe ouvrière en Catalogne. Aux yeux de Sneevliet, ce caractère de masse revêtait plus d’importance que la critique de la tactique du POUM, surtout une fois que la guerre civile eut éclaté.
La démarche entriste dans les partis socialistes fat également considérée par Sneevliet comme l’un des résultats de l’« ingérence » du SI ou de L. Trotsky. De fait, Sneevliet rompit politiquement dès juillet 1936 avec les trotskystes, rupture avec le Mouvement pour la IVe Internationale confirmée un an plus tard par une conférence nationale du parti. La base politique de ses dissensions avec Trotsky fut la ligne politique inflexible de ce dernier qui, selon lui, empêchait tout contact direct avec le mouvement ouvrier. C’est pour cette raison qu’il refusa d’attaquer durement Andrès Nin et le POUM, la formation d’une mini-section en Espagne par le SI confirmant par ailleurs ses vues. Il n’en allait pas autrement pour la ligne politique aux Pays-Bas. L. Trotsky ne pouvait ignorer, dès 1929, la pratique syndicale du RSP qui, pour Sneevliet (président du NAS de 1924 à 1940), fut une condition essentielle au maintien des liens avec le monde du travail. En 1933, Léon Trotsky accepta néanmoins le RSP en tant que section de la LCI. Cette orientation de Sneevliet fut encore un facteur important, en 1935, aussi bien au moment de la fusion au sein du RSAP que lors du conflit interne à propos de la lettre ouverte.
Pour quiconque n’ayant pu suivre de près les contacts entre Henk Sneevliet et L. Trotsky, la critique de plus en plus sévère de celui-ci à partir de 1936 était absolument inexplicable. Bref, Trotsky avait rendu son attitude incompréhensible pour les membres du RSAP. L’affaire Reiss devait encore empoisonner davantage les relations entre les deux hommes. La prudence de Sneevliet dans la transmission d’informations à Léon Sédov, fils de Trotsky, s’avérera justifiée. Le Russe Etienne (Mordka Zborowski), proche collaborateur de Sedov, était un agent du NKVD. On l’ignorait à l’époque, mais Sneevliet nourrissait des soupçons, ce que L. Trotsky considérait comme des propos malveillants à l’égard de son fils, surtout après la mort de celui-ci. H. Sneevliet s’éloignait, en particulier de Trotsky, en raison des attaques personnelles dont il était l’objet. Aussi n’est-il pas étonnant qu’en mars 1938 le bureau politique du RSAP ait fait de la réhabilitation de Sneevliet l’un des préalables à la reprise des contacts.
La décision du RSAP d’entretenir des relations avec le Bureau de Londres avait alors été acceptée par le SI de la LCI et par Trotsky. Il est donc surprenant de voir celui-ci
condamner, en 1936, de telles positions. La question clef fut, en réalité, la position adoptée vis-à-vis du POUM et non le désir présumé de Sneevliet de s’aligner sur l’ILP britannique ou des formations de ce type.
Le même problème se posa à propos de la critique de Léon Trotsky de la politique néerlandaise de Sneevliet, certes discutable. Les liens avec le NAS entraînèrent effectivement l’isolement du RSAP et non pas un contact réellement vivant avec la majorité du mouvement ouvrier. Mais Sneevliet ainsi que les élus municipaux du RSAP firent incontestablement un usage révolutionnaire de la tribune de ces institutions parlementaires. C’était des révolutionnaires avec de sérieuses limitations, dont la plus importante fut l’absence d’une véritable politique de front unique due à leur politique syndicale. Cependant, l’affirmation de L. Trotsky selon laquelle Sneevliet n’aurait jamais prononcé un discours révolutionnaire au Parlement, ou qu’il aurait fait preuve de modération afin de préserver le soutien gouvernemental accordé à l’appareil du NAS, est sans fondement. Les appels révolutionnaires de Sneevliet demeurèrent assez abstraits en raison des lacunes politiques mentionnées. Le NAS lui-même ne reçut pas de subventions du gouvernement mais la caisse des allocations de chômage, comme toutes les autres caisses, fut soutenue financièrement par l’Etat. Ce qui plaçait le NAS dans une position ambiguë : l’appareil syndical en tant que tel ne dépendait pas des allocations de chômage, mais le lien entre les nombreux membres en chômage et le syndicat impliquait bien une certaine dépendance. Le raccourci pris quant à « la manne gouvernementale du NAS », et la déduction qui en fut faite - que les discours parlementaires de Henk Sneevliet contenaient peu de propositions concrètes - ne peuvent être pris en compte parmi les contributions de Léon Trotsky à la politique révolutionnaire. Si ce dernier avait raison dans sa critique du lien entre le RSAP et le le NAS, une autre tactique eut été indipensable pour convaincre les membres du RSAP. Il est regrettable qu’à partir de cette condamnation, Trotsky soit allé plus loin dans ses conclusions. Dans une lettre du 2 janvier 1938, il suggérait ainsi que Sneevliet n’aurait pas été en mesure d’adopter une attitude révolutionnaire en cas de guerre (voir Trotsky, Œuvres, t. 16, p. 36). Ce qui s’avéra totalement inexact, Henk Sleevliet ayant poursuivi sa politique de façon conséquente les années suivantes : il continuait à rechercher passionnément, mais en vain, d’autres groupes désireux de construire une nouvelle internationale.
En même temps, il fut conscient que la guerre mondiale était inévitable et préparait systématiquement les membres du RSAP au travail clandestin. En mai 1940, la direction du RSAP passa dans l’illégalité : enfin, Sneevliet fut « libéré » du NAS. L’activité qu’ils développèrent alors fut la plus grande démonstration de Sneevliet et des siens.- premier parti illégal doté d’un matériel de propagande imprimé, le Front Marx-Lénine-Luxemburg (MLL Front) prouvait qu’il existait une alternative face à l’inertie de la social-démocratie. Il fut désormais possible à Sneevliet et ses amis de se faire entendre par les sociaux-démocrates de gauche.
Un autre événement viendra encore confirmer que le jugement porté par Léon Trotsky sur la direction du RSAP fût erroné. Déjà en 1938, des divergences existaient en son sein sur l’appréciation de l’URSS comme Etat ouvrier dégénéré. Willem Dollman, l’un des dirigeants du RSAP, qui joua un rôle central à l’intérieur du parti illégal, était en désaccord avec Sneevliet et avançait, ainsi qu’un groupe de jeunes militants, une argumentation très proche de celle de Trotsky. Ce conflit à l’intérieur du MLL Front aboutit presque à une scission en 1941 et, après l’exécution de H. Sneevliet, de W. Dollman et des autres dirigeants du MLL Front en 1942, ce groupe s’est orienté vers la IVe Internationale.
En conclusion, cette évaluation rend nécessaire un jugement nuancé sur le RSAP, qui n’était pas devenu une organisation centriste mais qui fut effectivement un parti révolutionnaire présentant de graves défauts. Henk Sneevliet appartient aux martyrs du mouvement révolutionnaire, tombés dans la lutte contre le nazisme. Sa devise indonésienne : Berani Karena Benar, être courageux parce que c’est bien, a déterminé ses actes jusqu’au dernier instant de sa vie.
Herman Pieterson
Amsterdam, octobre 1987