Préface à Cuba - Réformer la Révolution

, par HABEL Janette

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Préface de Janette Habel à André Linard, Cuba - Réformer la révolution, Editions Complexe/GRIP, Bruxelles, 1999, p. 5-11.

Préface

Que deviendra le régime cubain instauré depuis quatre décennies après la mort de mort de Fidel Castro ? Telle est la question que se pose, ainsi que de nombreux observateurs, André Linard. Les bouleversements qui affectent l’île depuis presque dix ans — la « période spéciale » consécutive à la disparition de l’URSS a été décrétée en août 1990 — ont ébranlé la stabilité du pays. Pour éviter l’effondrement, le gouvernement a combiné ouverture économique et centralisation politique autoritaire sans offrir de perspective stratégique à long terme. Les réformes adoptées ont permis d’enrayer l’aggravation de la crise et de faire face aux graves pénuries notamment alimentaires qu’elle avait engendrées, mais elles ont provoqué une dislocation idéologique et sociale profonde.
Un nouvel acteur est apparu sur la scène politique. Le voyage du Pape en janvier 1998 a permis d’élargir les marges de manoeuvre et l’influence d’une Eglise catholique traditionnellement minoritaire. Pour la première fois, contrairement à la dissidence qui n’a jamais eu ni projet commun ni programme à long terme, un contre-pouvoir existe dont l’autonomie et l’influence internationale sont sans équivalent. Pour la première fois, les Cubains ont entendu dans les médias lors de la visite du souverain Pontife un discours — celui de Jean-Paul II mais aussi celui de Maurice Estiù, archevêque de Santiago de Cuba — critiquant publiquement le système de Parti unique. Cette contestation publique est restée sans réponse et l’Eglise apparaît comme un refuge face aux ravages provoqués par la dollarisation dans les secteurs de la population laissés pour compte des réformes économiques.

Cuba - Réformer la révolution

L’effet pervers des réformes marchandes

La détérioration des acquis sociaux — emploi garanti, santé et éducation gratuites — pourtant chèrement conquis par la Révolution, progresse de façon inexorable. C’est là l’un des effets les plus pervers de l’ouverture au marché. Être médecin ou professeur n’est plus rentable ; ce n’est même plus vraiment estimable puisque ce travail n’est plus rétribué à sa juste valeur et qu’il est — d’après une blague populaire — moins recherché qu’une place de portier d’hôtel [1]... Les soins hospitaliers — hors le secteur en devises — et l’enseignement se sont fortement dégradés quoi qu’en dise Fidel Castro. Le leader cubain continue à répéter qu’aucun hôpital, aucune école n’ont été fermés malgré la crise mais il omet de mentionner que l’on y manque cruellement de médicaments dans un cas ou de livres dans l’autre. De nombreux enseignants, médecins ou infirmiers quittent leur emploi pour tenter leur chance comme travailleurs indépendants, ce qui contribue à miner la crédibilité de son discours.
Certains dirigeants admettent cette dégradation mais ils s’empressent d’ajouter que les pauvres d’Amérique latine sont plus misérables qu’à Cuba, ce qui reste globalement vrai. Mais l’argument porte à faux car il n’explique ni la chute brutale du niveau de vie après 40 ans de castrisme, ni les échecs récurrents des politiques économiques, ni les promesses non tenues, ni les impasses actuelles.
Que le processus révolutionnaire ait été soumis à des tensions et des agressions extérieures colossales est incontestable. Mais en n’expliquant pas les erreurs commises, le gouvemement renforce le discrédit qui pèse sur le socialisme et permet aux partisans du libéralisme d’opposer les mérites de l’économie de marché et de l’initiative privée aux échecs de l’économie planifiée et du secteur public. La valorisation du marché suscite encore des réserves dans la population, mais on vante son efficacité même si l’on craint les inégalités qu’il engendre. Le Parti communiste cubain n’est-il pas le premier à remettre en cause « l’égalitarisme » dont la Révolution a fait preuve au cours de son histoire, justifiant ainsi l’enrichissement des uns et l’appauvrissement des autres engendrés par la légalisation du dollar ?
Si, comme l’affirme André Linard, « le socialisme se trouve entre la faim et le marché », alors le vainqueur ne fait guère de doute. Mais que deviendra l’île si le capitalisme se généralise ? « Le spectre du Nicaragua nous hante » déclare un chercheur qui se demande s’il est possible de chevaucher le tigre.
Le régime castriste s’est inspiré des expériences chinoise et vietnamienne. Mais on est loin de la Chine et de ses 8 ou 9 % de taux de croissance annuels qui ont rendu plus tolérable la combinaison d’une ouverture économique et le maintien de la ferule du parti unique. Le ralentissement recent de la croissance chinoise du en partie a la crise financiere asiatique s’est d’ailleurs accompagné de mouvements de grèves et de protestations [2]. Le durcissement de la répression politique observé depuis la fin de l’année 1998 est justifié par les responsables chinois par la crainte d’une convergence entre mouvements sociaux et dissidence politique qui pourrait ébranler la domination du PCC et leur propre pouvoir : « Il faut étouffer dans l’oeuf de telles activités », a déclaré le president Jiang Zemin [3] car elles menacent la stabilité du pays le plus peuplé du monde. C’est pour préserver cette stabilité que les Etats-Unis « oublient » de combattre des violations des droits de l’homme qu’ils dénoncent si fort ailleurs, en particulier à Cuba.
Mais ce modèle autoritaire de développement, séduisant pour un pouvoir bureaucratique qui doit opérer une transition difficile est tres risqué pour Cuba. A 90 miles, la Floride est un Etat dominé par un exil encore très hostile, beaucoup plus agressif que la diaspora chinoise. La « culture de l’exil » cubain est en effet marquée par l’exceptionnalité géopolitique d’une diaspora qui s’est réfugiée sur le territoire de l’« adversaire » et dont le statut social privilégié en a fait une communauté à part dont les relations furent souvent tendues avec les autres minorités latino-américaines. Meme si le renouvellement générationnel et la mort de Mas Canosa, ancien caudillo d’un lobby tout-puissant — la Fondation cubano-américaine — atténuent la volonté de revanche des exilés de la première heure, les risques de conflit dans l’après-castrisme sont réels.

Le débat sur l’embargo

Ethique ? efficace ? légitime ? Contre-productif ? Le débat n’en finit pas de rebondir. La sous-estimation des conséquences économiques et financières de l’embargo américain depuis la rupture des liens avec le Comecon est une donnée permanente des médias occidentaux. Au motif que Fidel Castro sait tirer un profit politique des prétentions exorbitantes de la diplomatie américaine, l’efficacité des sanctions est minimisée. Or, s ’il est vrai que l’intégration dans le Comecon avait relativisé les effets de l’embargo, tel n’est plus le cas depuis l’effondrement de l’URSS. Les lois Torricelli d’abord, Helms-Burton ensuite l’ont renforcé et ce malgré les désaveux des institutions internationales. La loi de finances pour 1999 approuvée par le Congrès et paraphée par le président Clinton en octobre 1998 contient plusieurs amendements proposés par le sénateur Connie Mack (republicain de Floride) destinés à l’aggraver. Outre des mesures politiques — financement d’émissions radiophoniques et télévisées destinées à la population cubaine, soutien monétaire à des « agents » locaux conformement à la section 109 de la loi Helms-Burton — les mesures à caractère extra-territorial du titre 4 de la loi Helms-Burton ont été élargies.
Le Congrès a interdit l’utilisation sur le territoire de l’Union des marques commerciales issues des propriétés nationalisees à Cuba, donnant ainsi satisfaction à la marque de rhum Bacardi (qui a financé la loi Helms-Burton) et sanctionnant la marque française Pernod-Ricard qui commercialise le rhum Havana Club.
Alors que l’aide directe ou indirecte à Cuba reste prohibée, la Maison-Blanche a proposé en 1998 de participer à un programme d’aide alimentaire urgente à condition que figure sur les dons américains la mention US Aid et que la distribution soit assurée par des ONG, ce qui motiva le refus du gouvernement cubain. Remarquons enfin que les sanctions américaines sont profondément dissuasives pour les investisseurs étrangers. Elles expliquent les taux d’usure pratiqués pour les financements à court terme dont l’île ne peut se passer.
Certes, la persistance et l’efficacité de cet embargo ne suffisent pas à expliquer l’état calamiteux de l’économie cubaine. Fidel Castro le charge de nombreux maux dont la responsabilité lui incombe, et le maintien des sanctions commerciales lui sert aussi d’alibi. Mais dire cela ne doit pas éxonérer Washington de ses responsabilités. La politique américaine est guidée par des considérations de politique intérieure (la Floride pèse très lourd lors des élections présidentielles) et par la volonté d’asseoir l’hégémonie des Etats-Unis sur l’ensemble du continent dans la perspective de l’instauration d’une Zone de libre échange (ZLEA) pour l’an 2005. C’est pourquoi pour le Département d’Etat la normalisation des relations avec Cuba n’est pas compatible avec le maintien du régime issu de la Révolution de 1959, d’autant que pour des raisons biologiques le règne de Fidel Castro touche à sa fin. Il lui suffit d’attendre...

Société civile et dissidence

A court terme, la Maison-Blanche cherche à stimuler dans l’île l’émergence d’une « société civile » échappant au contrôle du pouvoir. Cette politique peut être facilitée par l’essor de secteurs sociaux autonomes. Le développement d’un secteur privé même fortement contrôlé, espace occupé par l’économie informelle, la présence d’entreprises étrangères donnent naissance à de nouvelles relations sociales, à de nouvelles hiérarchies, à de nouvelles valeurs qui montrent la voie d’une « réussite sociale » ignorée jusqu’alors. L’incapacité de l’Etat de satisfaire certaines des nécessités de base de la collectivité entraîne inévitablement une mise en cause de ses prétentions à vouloir régenter la société tout entière et porte atteinte à sa légitimité. Son autorité et ses prérogatives en sont affaiblies. La réalité se charge de démentir la Constitution qui fait des « objectifs de l’Etat socialiste » un principe inviolable fondé par la « décision du peuple cubain » de construire ce même socialisme. Cette « décision », faute d’être librement débattue, risque d’être contestée.
La « société civile » apparaît alors comme une arme destinée à affaiblir le « rôle recteur » du PCC. « Distincte du pouvoir politique, libre des pressions idéologiques totalitaires » telle que la décrit le chercheur catholique de Pinar del Rio, Dagoberto Valdés, cité par André Linard, elle est effectivement le talon d’Achille du régime dans la mesure où celui-ci interdit toute manifestation d’autonomie politique ou idéologique, fût-ce pour sa propre base sociale.
Cette tactique est néanmoins limitée par la faiblesse de la dissidence interne. Cette faiblesse n’est pas seulement due à la répression. Non que cette répression soit inexistante. Elle est efficace mais ciblée, sélective. Mais comme le souligne André Linard, il n’y a pas à Cuba d’assassinats et de disparitions d’opposants, pas de massacres, pas de rafles massives. La révolution cubaine version 1998 sort à son avantage d’une comparaison avec des situations bien pires que l’Amérique latine a connues. Aucune figure comparable à celle de Vaclav Havel en Tchécoslovaquie, à Walesa en Pologne (indépendamment du regard que l’on peut porter sur leur trajectoire ultérieure) n’est apparue à Cuba. Aucun programme alternatif n’existe proposant une issue à la crise et préservant la souveraineté nationale, aspiration majoritaire de la population.
La défense des droits de l’homme, la revendication d’élections libres ne sont pas de nature à mobiliser un peuple qui recherche d’abord une amélioration du niveau de vie, qui craint le retour des éxilés exigeant la restitution de leurs propriétés, et qui ne voit dans son environnement régional aucun indice convaincant de réussite sociale : la catastrophe nicaraguayenne pour ne citer qu’elle ne renforce pas la crédibilité des promesses de la Maison-Blanche dont la dissidence ne se différencie pas ou peu. C’est là sans doute l’une des raisons de ses divisions et de sa « faible capacité d’opposition au gouvernement » comme le remarque très justement Mario J. Viera [4]. Elle apparaît trop souvent comme ayant partie liée avec l’ambassade américaine — officiellement section d’intérêts. Ce serait commettre un contresens historique que de croire qu’à la faveur de la crise du castrisme, le sentiment national s’est affaibli. S’il en était ainsi, le régime n’aurait pas survécu aussi longtemps.

Quelle transition ?

La vérité c’est que « les relations de dépendance au sein du sous-système régional Etats-Unis/Cuba constituent un enjeu dans la redéfinition même du système politique à la Havane » [5].
A quelle « transition » faut-il donc se préparer ? Bien que le mot soit tabou à Cuba (on parle de « restructuration »), l’après-castrisme est dans tous les esprits. Le gradualisme des réformes économiques s’accompagne d’un compromis politique. L’accord entre d’une part les « apparatchiks » du Parti et des organisations de masse sans avenir dans une société capitaliste, et d’autre part les technocrates réformistes convaincus qu’il faut généraliser une économie de marché garantit pour l’instant la stabilité du pouvoir en place. Mais ce compromis ne prépare pas l’avenir. Pour de nombreux Cubains, la transition souhaitable devrait être dirigée et contrôlée par le gouvernement actuel et par Fidel Castro lui-même. Mais le langage officiel des dirigeants est différent. Il est possible selon eux de « réformer l’économie sans éliminer le socialisme », autrement dit sans modifier le système politique. Autant dire un statu quo qui ne semble pas viable a moyen terme.
Fidel Castro dispose cependant d’un autre atout. Grâce à l’activisme de sa diplomatie, la réinsertion régionale de l’île, le développement des échanges et de la coopération stimulent le processus de récupération économique. Les succès diplomatiques permettront-ils de surmonter la crise sociale ? Une course de vitesse est engagée pour améliorer le niveau de vie de la population. Mais la sauvegarde des acquis de la Révolution en termes de souveraineté nationale et de justice sociale nécessite que soit reformulé un projet de socialisme profondément renouvelé. En effet, la déroute du « socialisme réel » — à laquelle la population n’était pas préparé e car la critique du systeme soviétique n’etait pas autorisée — a eu des effets idéologiques dévastateurs : « démoralisation, découragement, manque de foi et de confiance chez un nombre important de personnes », selon Fidel Castro lui-même [6].
Pour combattre la perte de références historiques et le discrédit du systeme antérieur, pour rendre crédible un projet alternatif, il faudrait proposer une démocratie participative et pluraliste dont les prémisses ne semblent pas à l’ordre du jour. En son absence, force est d’accentuer la répression pour endiguer les phénomènes de décomposition sociale. Ainsi, pour lutter contre la délinquance, le trafic de drogue et la prostitution, le lider màximo a annoncé le renforcement spectaculaire des effectifs policiers lors du 40e anniversaire de la formation de la Police nationale révolutionnaire [7].

Notes

[1L’un des « chistes » (blagues) de la période spéciale raconte comment la police, appelée un soir auprès d’une mère de famille dont le mari en ébriété trouble le quartier par ses cris, interroge la femme sur les raisons de l’agitation de son époux. Ce dernier hurle partout qu’il est le portier du trés chic Hotel National. « Mais ce n’est pas vrai, il est fou, s’indigne sa femme, il n’est que médecin ! »

[2International Herald Tribune, 19-20 décembre 1998.

[3Ibid.

[4Agence indépendante Cuba Verdad.

[5Daniel Van Eeuwen, Yolande Pizetty-Van Eeuwen, « Intégrer ou séparer, la question des indépendances, enjeu politique dans la Caraibe ? » in La transformation de l’Etat en Amerique latine, éd. Karthala-CREALC, 1994.

[6Discours prononcé le 5 janvier 1999, Granma, 8 janvier 1999.

[7Ibid.

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