La « nouvelle économie » : une conjoncture propre à la puissance hégémonique dans le cadre de la mondialisation du capital

, par CHESNAIS François

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Le texte qui suit est la version longue du chapitre écrit par François Chesnais pour un livre collectif actuellement sous presse : F. Chesnais, G. Duménil, D. Lévy, I. Wallerstein, Une nouvelle phase du capitalisme ?, Collection « Séminaire marxiste », Syllepse, 2001.

Le texte offre une interprétation critique de ce qui est nommé la « nouvelle économie », laquelle est (ou a été) présentée, ainsi qu’on le sait, comme une annonce de « sortie de crise » et une promesse de croissance pour l’économie capitaliste mondiale toute entière.

La « nouvelle économie » n’est pas en mesure de tenir une telle promesse. Elle est fondée sur des conditions que seule la puissance hégémonique au sein de la mondialisation financière, à savoir les Etats-Unis, est en mesure de satisfaire. Le « miracle » de la croissance américaine des années 1995-2000 est l’expression d’une conjoncture macro-économique propre à une économie qui peut drainer vers ses marchés financiers les revenus que les rentiers et les mafieux du monde entier veulent placer en sécurité et avec un rendement élevé.

Le texte fournit également quelques clefs pour comprendre l’acharnement dont Alan Greenspan, président de la Banque centrale américaine (la FED) fait preuve pour empêcher la chute du Dow Jones, même si cela signifie, une fois de plus, sauver la mise aux investisseurs financiers et leur laisser les mains libres pour dépecer les entreprises et licencier les salariés.

Aujourd’hui, les Etats-Unis se trouvent confrontés à une menace de récession. Le recul du Dow Jones, indice du marché principal, et surtout l’effondrement du marché des valeurs technologiques, le NASDAQ, n’en sont pas simplement un reflet. Ils en sont aussi un facteur d’entraînement spécifique, qui appelle l’intervention constante de la FED. On peut de ce fait jeter plus facilement un regard critique sur la « nouvelle économie » et mesurer le degré auquel le marché financier en est le pivot. L’une des particularités de la situation mondiale, est l’interconnexion entre la récession japonaise, nouvel épisode d’une dépression vieille de dix ans, et la récession américaine. Cette interconnexion, qui suppose une analyse des liens entre crise économique et crise « sociétale » au Japon, n’est pas examinée dans ce travail. Commencé avant que la menace de récession américaine ne se précise, celui-ci vise à expliquer en quoi la « nouvelle économie » n’est pas l’annonce d’une croissance de longue période retrouvée pour le système capitaliste mondial, mais l’expression d’une conjoncture que seule la puissance hégémonique au sein de la mondialisation financière peut connaître. Le travail n’est pas achevé, puis que le quatrième volet annoncé à la Section 5 est encore à venir. Il a un aspect « franco-français » marqué et comporte notamment un débat théorique avec plusieurs membres de l’Ecole de la Régulation. Mais ce biais pourra être corrigé à mesure que la discussion s’élargit vers les économistes critiques travaillant dans d’autres pays.

1. Un terme au contenu idéologique très fort

Le terme « nouvelle économie » a été inventé par des journalistes américains formés à trouver du « nouveau », qu’ils baptisent de noms en prise avec « l’imaginaire » de leur lectorat. Ici, l’initiative est venue de l’hebdomadaire Business Week. Alors que Alan Greenspan jugeait (en 1996, car il a ensuite changé d’avis…), que le niveau des cours à Wall Street relevaient d’une « exubérance irrationnelle », la « nouvelle économie » paraissait fournir des arguments permettant d’attribuer la vigueur de l’expansion cyclique à des facteurs enracinés dans l’économie réelle. L’accélération de la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) et la reprise de la croissance de la productivité du travail comme de celle de la productivité totale des facteurs semblaient fournir une explication satisfaisante du cours élevé des actions.

On est en peine de trouver une définition tant soit peu précise de la « la nouvelle économie ». Le rapport publié récemment sous ce titre par le Conseil d’analyse économique, qui apporte sa pierre à la consolidation du mythe, considère de façon très vague « qu’on désigne du même terme, un secteur effervescent, celui des industries de l’information et des télécommunications (les « TIC ») et une nouvelle manière d’appréhender l’économie dans son ensemble » [1]. L’étude principale concerne presque exclusivement cette « effervescence » et fait comme si elle pouvait être abstraite de la bulle financière et des très forts risques financiers systémiques. De son côté, l’OCDE a publié récemment une étude au titre plus prudent, puisque formulée à l’interrogatif [2]. Les auteurs notent que le terme est né et n’a vraiment été justifié tant soit peu que pour les Etats-Unis. Les travaux disponibles permettent de dire tout au plus que la « nouvelle économie » pourrait (l’OCDE emploie le conditionnel) annoncer une croissance tendancielle plus forte, résultant des modes de gestion plus efficaces des entreprises permises par les TIC et d’une croissance plus forte de la productivité multi-factorielle. Elle pourrait avoir modifié le cycle économique (également au conditionnel). Enfin, et c’est la seule certitude pour l’OCDE, elle a « modifié les secteurs sources de la croissance ».

À un degré peut-être encore plus marqué que pour le mot « globalisation », l’expression « nouvelle économie » a donc une forte connotation idéologique. En raison même de son flou, il a offert à ceux, partout dans le monde, qui attendent du capitalisme américain qu’il leur montre l’avenir, une interprétation rassurante de la situation économique des Etats-Unis [3]. Le succès du terme illustre aussi la façon dont le champ analytique clos de la théorie standard met la majorité des économistes à la remorque des journalistes. Seuls un petit nombre de théoriciens de formation « hétérodoxe » font exception. Dans le cas présent, il en a été ainsi surtout de Michel Aglietta qui proposé en 1998, sous le titre « le capitalisme de demain » [4], une théorie d’ensemble du « régime de croissance patrimonial ». Sa théorie est fortement apologétique, mais elle a l’avantage de proposer une interprétation systémique, centrée autour de la finance d’éléments que d’autres fourrent pêle-mêle sous un terme politiquement correct.

L’analyse part des changements structurels majeurs dans l’économie capitaliste mondiale des deux dernières décennies que j’ai cherché à l’aide de la notion de régime d’accumulation à dominante financière. Certains de ces changements, notamment la place dominante acquise par les marchés et par les opérateurs financiers, sont caractérisés par une grande fragilité systémique et ils sont donc réversibles. Ils ont comme point d’origine et comme assise principale, les pays capitalistes avancés. Leur analyse suppose qu’on ne perde jamais de vue l’économie mondiale prise comme un tout. Bien des faits et des relations propres à un pays ou groupe de pays donnés, ne peuvent être examinés et appréciés correctement que s’ils sont saisis comme « des éléments d’une totalité, des différenciations à l’intérieur d’une unité » [5]. La « globalisation » exige, à un degré encore plus fort que par le passé, de saisir l’économie capitaliste mondiale, « non comme une simple addition de ses unités nationales, mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division du travail et par le marché mondial qui domine tous les marchés nationaux » [6].

C’est donc en donnant un poids analytique très fort à la situation unique dont les Etats-Unis jouissent au sein de l’économie et des relations inter-étatiques mondiales, que je vais tenter de répondre à la question suivante [7] : la « nouvelle économie » annonce-t-elle l’apparition d’un « modèle » généralisable à d’autres pays que les Etats-Unis, donc d’une vraie « sortie de crise » pour l’économie capitaliste mondiale toute entière ? Ou n’est-elle pas surtout, la manifestation d’une conjoncture économique longue spécifique, bâtie sur des relations systémiques internes et internationales qu’aucun autre pays ne peut réunir, et dont une bulle financière, devenue quasi structurelle, est le trait le plus marquant ?

2. Le régime d’accumulation à dominante financière

Dans ce chapitre, le « régime d’accumulation à dominante financière » désigne, dans une relation étroite (définie plus loin) avec la mondialisation du capital, une étape particulière du stade de l’impérialisme, entendu comme la domination interne et internationale du capital financier. L’hypothèse d’un régime d’accumulation soumis à une finance qui pourrait réussir, à s’ériger — momentanément — comme une puissance économique et sociale « autonome », autonome face à la classe ouvrière comme à toutes les fractions du capital, a été envisagée par Marx. Il la relie au fétichisme particulier de l’argent, poussée à sa forme extrême : « C’est parce que l’aspect argent de la valeur est sa forme indépendante et tangible, que la forme A-A’, dont le point de départ et le point d’arrivée sont de l’argent réel, exprime de la façon la plus tangible l’idée ‘faire de l’argent’, principal moteur de la production capitaliste. Le procès de production capitaliste apparaît seulement comme un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pur faire de l’argent. C’est pourquoi toutes les nations adonnées au mode de production capitaliste sont prises périodiquement du vertige de vouloir faire de l’argent sans l’intermédiaire du procès de production » [8]. Nous verrons plus loin les formes dans lesquelles ce « vertige » se manifeste depuis que les investisseurs institutionnels sont devenus le pivot des relations macroéconomiques. Il ne signifie pas un désintérêt pour la maximisation de la plus value. Le corporate governance vise précisément à obtenir la rentabilité maximale du capital engagé dans le mouvement A-M-P-P’-M-A’. Le « vertige » consiste à ne pas s’en satisfaire et à faire également reposer les résultats financiers des fonds de placement sur des opérations relevant de la formation d’un capital fictif immense, dont la bulle boursière « permanente » est l’expression. Du coup, ce sont ces revenus financiers, avec toute la volatilité résultant de leur dépendance des marchés boursiers d’actions et d’obligations, qui vont déterminer le niveau de la demande dont le bouclage du cycle A-M-P-M’-A’ dépend.

La domination exercée par la finance, dont le début remonte aux années 1990, a déjà prise plusieurs configurations, parallèlement aux changements dans les relations entre les Etats et les fractions du capital et dans les rapports politiques entre le capital et le travail [9]. La proximité du terme « régime d’accumulation » avec la théorie de la régulation n’est pas fortuite. Les régulationistes ont lancé à un marxisme momifiée un défi sérieux et enrichissant. Recourir à la notion de « régime d’accumulation », c’est reconnaître qu’il y a eu dans la seconde partie du 20° siècle, dans le contexte de différents états des rapports politiques entre le capital et le travail, une recherche par les bourgeoisies de différentes manières de stabiliser le mouvement de reproduction et de valorisation du capital et donc d’asseoir leur domination. Ainsi, de 1950 à 1975, elles sont parvenues à intégrer les concessions importantes faites aux salariés et à leurs organisations pour en faire l’un des éléments constitutifs de la reproduction élargie. Incorporer les changements institutionnels et les politiques des gouvernements et des banques centrales dans une analyse du mouvement du capital, permet de mieux en saisir à chaque étape les forces et les faiblesses, de situer les points d’émergence et le cheminement des contradictions.

Le terme « régime d’accumulation » doit être préféré à celui de « régime de croissance » pour deux raisons interconnectées. D’abord en ce que le premier terme renvoie explicitement à la notion de capital. Ici celui-ci est pris en tant que valeur – c’est-à-dire que masse d’argent centralisé – qui cherche à s’accroître par un processus de valorisation, celui-ci pouvant recourir à la forme « raccourcie » A-A’, autant qu’à la « voie longue » A-M-P-M’-A’. Ensuite, en ce qu’il exprime la possibilité théorique qu’il puisse exister des configurations politico-économiques dans lesquelles l’importance prise par la forme A-A’ et par la formation d’importantes couches sociales qui dépendent de ponctions financières sur la valeur pèsent lourdement sur la forme A-M-P-M’-A’ et se dressent donc précisément comme obstacle à la croissance. L’utilisation par Michel Aglietta du terme « régime de croissance » pour décrire un ensemble de relations systémiques qui est très largement propre aux Etats-Unis et qui n’a conduit à la croissance dans aucun autre pays, peut s’interpréter comme traduisant une hésitation de sa part quant à la possibilité d’affirmer que ces relations systémiques seront capables d’assurer l’accumulation réelle en longue période, dans le sens classique ricardien-marxien où l’Ecole de la régulation a traditionnellement employé le terme [10].

Le régime à dominante financière est issu du processus de libéralisation et de déréglementation entrepris à partir de 1979 par les gouvernements américain et britannique, dans le domaine de la finance, des échanges et des investissements directs. Il est indissociable des défaites subies par la classe ouvrière aux mains de ces gouvernements et de leur prolongement sous la forme de la restauration capitaliste en URSS et dans les prétendues « démocraties populaires ». La « mondialisation » contemporaine est celle du capital, dans ses trois formes de capital productif, de capital de négoce et de capital-argent. Le processus de libéralisation et de déréglementation de la finance est la condition d’existence sine qua non du régime d’accumulation actuel. Celui-ci ne peut répondre aux exigences d’appropriation de la richesse, qui se forment autour du fonctionnement des marchés financiers contemporains que pour autant qu’il y ait une libéralisation et une déréglementation aussi complète que ne le souhaite le capital des échanges et des investissements directs. Il faut que les marchandises dont les pays avancés se sont assurés la spécialisation, puissent être vendues sans entraves et que leurs entreprises puissent s’approvisionner où elles veulent. Il faut que celles-ci puissent recourir librement à l’investissement direct à l’étranger (IDE) pour produire et s’approprier la plus value dans les conditions les plus favorables.

Le processus de libéralisation, de déréglementation et de privatisation a été conçu par ses architectes idéologues, « techniciens » et politiques comme devant s’entendre à l’ensemble des pays du globe et il a été imposé par étapes à partir de l’institution informelle, mais très puissante, du G7, en bénéficiant de l’aide active d’organisations internationales, soit existantes (le FMI et la Banque Mondiale, aussi bien que la Communauté européenne devenue plus tard l’Union européenne), soit nouvelles (l’OMC issue du Traité de Marrakech de 1994 et l’ALENA). Puisque c’est de la libéralisation, de la déréglementation et de la privatisation que surgit la « globalisation », celle-ci diffère des formes antérieures de l’internationalisation, par les échanges et par la délocalisation du capital productif qui ont prévalu jusqu’au début des années 1980. Cela est d’autant plus vrai dès qu’on considère les changements décisifs effectués dans la sphère financière.

Au cœur du régime d’accumulation qui s’est installé aux Etats-Unis, comme de la forme contemporaine de mondialisation du capital qui lui est étroitement liée, se situent les nouvelles formes de concentration du capital-argent (au premier chef les fonds de pension et les fonds de placement financier), les mécanismes de captation et de centralisation de fractions de valeur et de plus-value entre leurs mains et enfin les institutions qui assurent la sécurité, politique mais aussi financière, des opérations de placement financier. Le tout permet à la finance de jouir de ce qu’on désigne sous le terme de « l’autonomie de la finance » [11], avec l’immense pouvoir social qui lui affère

La première phase du « pouvoir de la finance » a été la « dictature des créanciers », issue comme toute dictature, d’une forme de coup d’Etat, celui qui a vu le taux d’intérêt réel sur les bons du Trésor américain passer en quelques mois de 2-3 % à 10-12 % au début des années 1980. Ce fut un pas décisif vers la reconstitution du pouvoir de la finance concentrée, qui avait tenu en laisse aux Etats-Unis à partir du New Deal et détruit du fait de la Seconde Guerre mondiale dans les grands pays européens. Pouvoir face aux gouvernements autres que celui des Etats-Unis et donc capacité de modifier la répartition du revenu et de peser sur le rythme et l’orientation de l’investissement dans tous les pays à secteur public important. Pouvoir accru bientôt au sein des groupes industriels, à mesure que la centralisation de la détention des actions a ouvert la voie vers le corporate governance. Les investisseurs financiers ont reçu en cadeau de la part des gouvernements, à commencer par celui des Etats-Unis, un recours massif au financement des déficits budgétaires par l’émission de titres négociés sur des marchés secondaires parfaitement liquides. Ce système leur a offert des taux d’intérêts élevés et une grande sécurité des revenus afférant à leurs prêts. Au plus fort du financement des budgets par l’emprunt, le déficit Fédéral américain comme celui de beaucoup d’autres pays, a dépassé 4% du PIB, de sorte que près du quart des budgets ont été consacrés au service de la dette publique. Ces ressources financières immenses sont demeurées largement captives de la finance et ont conduit à l’accumulation d’actifs financiers très élevés entre les mains des institutions financières non-bancaires, en premier lieu les fonds de pension et de placements financiers. Ceux-ci ont œuvré à la pleine reconstitution de marchés financiers « mondialisés » capables de leur garantir la « liquidité » au sens de Keynes et d’André Orléan [12]. Le « big bang » des marchés boursiers, puis la libéralisation des marchés financiers « émergents », sont venus parachever le travail mené de concert par les Banques centrales, les teneurs de marché et les grands investisseurs dans les marchés situés au cœur du système.

3. Corporate governance et maximisation de la plus-value et du profit

La pleine ré-institution de la liquidité en tant qu’institution, a parachevé l’émergence du régime d’accumulation à dominante financière. Aux effets de la capacité de la finance de peser sur les gouvernements sont venues s’ajouter les conséquences d’une nouvelle forme de relation entre les actionnaires, les dirigeants d’entreprise et les salariés. Aux côtés des rendements sur les titres de la dette publique, les dividendes sont devenus un mécanisme déterminant d’appropriation de la valeur et de la plus value, et les marchés boursiers une institution tout à fait décisive dans la régulation du régime d’accumulation. À la pression « impersonnelle » des marchés financiers, s’exerçant sur les groupes industriels par le biais du niveau comparé du taux d’intérêt sur les titres de la dette et celui des profits industriels, succèdent des formes nouvelles, très prégnantes, d’interpénétration entre « finance » et « industrie ». L’entrée des fonds de pension et de placement financier dans le capital des groupes a conduit à des changements importants dans les formes des rapports et dans les modalités d’entrelacement entre la finance et la grande industrie, dont les conséquences pour les salariés sont loin d’être achevées. La forme allemande de l’interconnexion entre les banques et l’industrie, dont Hilferding avait fait l’archétype du capital financier, fait aujourd’hui figure d’une sorte « d’âge d’or » des rapports entre le capital-argent concentré et l’industrie.

Les nouvelles formes d’interpénétration incluent un ensemble de mécanismes, allant de la rémunération des dirigeants en stock-options à une surveillance presque continue de la stratégie des groupes par les gestionnaires des fonds de placement, qui sont destinés à rapprocher les points de vue des dirigeants industriels de ceux des gestionnaires financiers, sinon à sceller une alliance étroite entre eux. Dans les années quatre-vingt-dix, le « corporate governance » a permis d’atteindre des niveaux très élevés de rentabilité des placements en actions et de présenter ces niveaux comme des normes quasi sacrées. Ces normes ont été génératrices de pressions fortement accrues sur les entreprises, en termes d’économies dans l’usage du capital constant (capital fixe et capital circulant hors salaires) [13], comme de du taux de la plus-value, dont la mesure est la productivité du travail. Il ne pouvait, et ne peut y avoir de satisfaction des attentes des investisseurs sans un bond dans les formes d’exploitation du travail.

La mondialisation de la concurrence, née de la libéralisation et de la déréglementation des échanges et des IDE et du décloisonnement des oligopoles nationaux, d’une part, et les technologies de l’information et de la communication de l’autre, ont été les facteurs décisifs permettant aux entreprises cotées sur les premiers marchés en Bourse de répondre aux normes des gestionnaires. L’introduction du degré maximum de flexibilité, tant sur le marché du travail que dans l’organisation quotidienne de l’activité, et la précarisation du salariat peu ou moyennement qualifié qui en résulte, peuvent être interprétés aussi, comme le suggère Frédéric Lordon, comme « la tentative d’imposer au facteur travail un équivalent de la propriété de liquidité dont le marché financier dote le capital » [14] (souligné dans l’original). Cela est exact, mais n’exprime qu’une partie de la réalité. La flexibilisation salariale n’est pas uniquement, « la mise en œuvre du paradigme de l’exit (…) l’application au facteur travail de cette recherche obsessionnelle de la réversibilité, du moment d’inertie le plus bas possible ». Elle est aussi un élément constitutif central de la hausse du taux d’exploitation, de ce que les entreprises doivent extraire et/ou centraliser comme masse de plus value, aussi bien dans les pays d’origine des maisons-mère, que dans ceux de l’implantation des filiales, afin que les normes de rentabilité puissent être satisfaites, au moins transitoirement. Pour atteindre cet objectif, les entreprises disposent avec les TIC d’un puissant auxiliaire, dont l’efficacité ne peut cependant pas être dissocié de la libéralisation de l’investissement direct et des échanges. C’est parce que les grandes entreprises peuvent maintenant mettre les salariés de différents pays en concurrence, à beaucoup de niveaux de qualification et pas seulement aux plus bas, et qu’elles peuvent puiser dans une « armée industrielle de réserve mondiale » — par les délocalisations comme par les flux migratoires « ciblés » — qu’elles ont pu utiliser l’informatique à leur profit si efficacement.

On est en présence d’une aggravation de l’exploitation plus que de la promesse d’un « nouveau monde » qui émergerait des nouvelles technologies. Lorsqu’il s’adresse à des publics de langue anglaise, Jean Gadrey (voir note 3) dit que les TIC sont des « technologies of intensification and control ». L’usage qui en est fait peut même réduire l’apprentissage à sa plus simple expression. Dans un horizon de court terme les entreprises qui choissent de fondre leurs opérations sur « l’ultra-flexibilité de l’emploi », peuvent se servir de la définition très « rigidifiée » des tâches permise par la programmation informatique pour y parvenir. Dans une intéressante synthèse d’études de cas, Pierre Veltz rappelle que « pour pouvoir remplacer au pied levé un salarié, il faut que tout soit strictement procédural et rigidifié ». Le coût est élevé en termes d’apprentissage et d’innovation interactive, mais l’approche satisfera les gestionnaires financiers. Dans les entreprises qui l’ont choisi, par exemple la sous-traitance dans l’automobile et la très grande distribution, l’informatique ne sert pas à « libérer des espaces de dialogue », mais « à bloquer toute discussion » ; les règles formalisées sont crées de façon à ne pas être « appropriables par les acteurs (et) la gestion événementielle (des incidents imprévus) n’y est pas productrice d’apprentissage » [15].

4. Régime d’accumulation à dominante financière et mondialisation

Ce régime d’accumulation a un rapport avec la « globalisation » ou plus exactement avec la mondialisation du capital, qu’il faut chercher à expliciter brièvement. Le régime financiarisé est une « production » des pays capitalistes avancés, très précisément de ceux, les Etats-Unis et le Royaume-Uni en tête, où la finance, comprise comme force « autonome » construite sur l’institution de la liquidité avait connu, jusqu’à la crise de 1929, son plus fort enracinement. Il n’est pas mondialisé dans le sens où il embrasserait en une totalité systémique véritable l’ensemble de économie mondiale [16]. En revanche, il est effectivement mondialisé dans le sens où son fonctionnement exige, au point d’être consubstantiel à son existence, un degré très élevé de libéralisation et de déréglementation pas seulement de la finance, mais aussi de l’investissement direct et des échanges commerciaux. Ces mesures ne doivent pas être imposées seulement dans les pays où le nouveau régime d’accumulation a pris pied. Elles doivent être imposées partout. Dans le langage de l’Ecole de la régulation, on dira que si les pays pouvaient choisir avec un assez large degré de liberté les formes exactes de leur « insertion internationale » et de leur « adhésion » au régime fordiste, il n’en est plus du tout de même depuis que le régime à dominante financière a pris pied dans les pays les plus forts. Un processus de construction institutionnelle internationale, tant de facto que de jure, mené par les Etats-Unis, le G7, le FMI et la Banque Mondiale ( ceux qui ont élaboré le prétendu « consensus de Washington »), formalisé en Europe par le Traité de Maastricht, et épaulé ensuite par l’OMC, a rendu « l’adhésion » des pays obligatoire et réduit leur marge de choix quant aux formes de leur « insertion internationale » à sa plus simple expression [17].

La « mondialisation financière » a, de façon évidente, la fonction de garantir l’appropriation, dans des conditions aussi régulières et sûres que possible, de revenus financiers — intérêts et dividendes – à une échelle « mondiale ». Son architecture initiale, comme les « réformes » introduites depuis la crise asiatique, ont pour but de permettre la valorisation d’un capital de placement financier dans tous les pays susceptibles de supporter une place financière capable d’accueillir des capitaux de placement étrangers. Il a donc fallu amener ces pays à se plier aux injonctions de libéralisation financière du FMI. Mais le régime d’accumulation « financiarisé » ne pouvait pas se satisfaire de la seule libéralisation de la finance. L’interpénétration nouvelle entre « finance » et « industrie » exige que les groupes, dont les profits et les dividendes payés sont le seul fondement tangible du cours des actions, puissent jouir d’une liberté totale de localisation des sites d’approvisionnement, de production et de commercialisation, donc sur la libéralisation complète de l’IDE et des échanges, ainsi que l’abolition de toute contrainte d’approvisionnement local.

Ce sont les objectifs poursuivis avec la création à un niveau régional de l’ALENA et à un niveau mondial avec celle de l’OMC. Il y a eu échec dans le cas de l’AMI, mais il est largement compensé par la présence dans le traité de Marrakech d’un cadre de dispositions draconiennes sur l’ouverture des marchés publics, comme sur l’ouverture et la déréglementation des services publics (c’est le but de l’Accord général sur le commerce de services, l’AGCS). Grâce à de telles institutions et de tels mécanismes, le régime d’accumulation à dominante financière est donc également mondialisé dans le sens où il organise une très forte projection internationale et emprise de domination systémique de la part des pays capitalistes où le régime a pris pied en premier. Dans le domaine de la finance comme dans celui de la liberté d’action réclamée pour les firmes industrielles, ces pays sont poussés à établir une forte emprise, pas uniquement sur les pays plus faibles ou à forme de subordination « traditionnelle », mais aussi sur les pays capitaliste avancés « retardataires » par rapport à l’enracinement du nouveau régime chez eux.

La mondialisation du capital est très fortement sélective par essence. Elle a engendré dès les années 1980, une configuration mondialisée hiérarchisée de façon nettement plus forte que ne l’était celle qui a prévalu pendant l’internationalisation des années 1950-1978. Avec la consolidation du régime d’accumulation à dominante financière, la hiérarchisation et la différentiation s’accentuent encore plus. La dimension de chaque pays, ses ressources naturelles et surtout les trajectoires historiques différentes suivies par chacun, dessinent des situations très variées de rapport au nouveau régime d’accumulation. Limitons-nous à trois cas types. Le premier est celui de pays comme la France, où la bourgeoisie financière et les gouvernements de gauche comme de droite en « alternance » affichent encore le projet d’implanter le nouveau régime à domicile, mais en préparant surtout, consciemment ou inconsciemment et avec des mixes divers d’allant et de réticence, leur intégration dans un ensemble transatlantique dont les marchés financiers américains seraient le pivot et l’OTAN le bras armé. Le deuxième cas est celui de ces très nombreux pays où le rêve d’une implantation autonome du régime d’accumulation ne peut pas être entretenu et où le choix est soit de tenter de résister en dressant des limites à la libéralisation financière, soit de participer sans vergogne comme « province de l’Empire » aux bienfaits permis par la liberté d’accès aux marchés boursiers les plus attractifs. Enfin, il y a le cas particulier, ou plus exactement unique, des Etats-Unis, qui peut notamment tirer partie de l’afflux permanent de capital de placement financier venant du reste du monde.

5. Spécifier les ingrédients particuliers de la croissance américaine

À la lumière de l’expérience des Etats-Unis des années quatre-vingt-dix, la croissance en régime d’accumulation à dominante financière, suppose la capacité à satisfaire plusieurs conditions. Rien ne permet de supposer que celles-ci soient à la portée de pays qui ne connaissent ni la place des Etats-Unis dans le système mondial, ni sa trajectoire historique en tant que formation sociale. En effet, si l’on considère les ingrédients de la croissance américaine de la seconde partie de la décennie 1990, il faut qu’une économie (celle d’un Etat-nation ou d’une Union d’Etats) :

  1. possède un large tissu d’entreprises engagées avec acharnement, dans le cadre d’un environnement fortement déréglementé et moyennant la pleine mise en œuvre du corporate governance, dans la maximisation de la productivité du travail et du capital ;
  2. possède des marchés boursiers aux assises très larges leur permettant de « produire » pendant une longue période des revenus financiers élevés ainsi qu’un ensemble d’anticipations économiques construites autour des cours boursiers ;
  3. soit également en condition d’assurer et de supporter la formation d’un montant très élevé de capital fictif — ce qui est désigné communément du nom de « bulle financière ». Le pays (ou l’Union) doit être en mesure de nourrir cette bulle sur de longues années et son gouvernement et ses autorités monétaires doivent être armés pour faire face à l’ensemble des risques systémiques liés au possibilité de krach boursier ;
  4. enfin, cette économie doit disposer d’un ensemble de mécanismes, internes et externes, garantissant aux entreprises les ressources en science et technologie (S&T) et en main-d’œuvre qualifiée ou hautement qualifiée que leurs propres investissements ne vont pas leur assurer.

C’est autour des seconde et troisième conditions que se concentrent la plupart des aspects les plus déterminants — et les moins facilement reproductibles par d’autres pays — de ce que la croissance américaine de la période 1995-2000 doit à la situation internationale unique des Etats-Unis. Ils ont trait à la place du dollar au sein du système financier mondial et à son statut de premier pays de préférence pour le placement du capital-argent par les classes capitalistes et les oligarchies rentières du monde entier. Mais nous trouverons aussi dans la quatrième condition, des expressions de la place particulière des Etats-Unis dans la mondialisation du capital, ainsi que de sa capacité à tirer parti de son statut de puissance hégémonique.

La publication à peu d’intervalle d’un ensemble de travaux américains et français sur la productivité américaine dans ses nombreuses facettes, permet de mieux mesurer que pécédemment les effets du corporate governance dans le secteur productif. Grâce à ces travaux, il est maintenant devenu possible d’éviter l’écueil consistant à centrer l’analyse du régime d’accumulation à dominante financière en braquant de façon le projecteur sur les seuls mécanismes par lesquels le capital-argent concentré entre les mains des fonds financiers, est valorisé sous la forme A-A’. La hausse de la productivité est l’une des raisons, sans être en aucune manière la seule, du faible taux d’inflation connu par l’économie américaine sur une période d’expansion cyclique aussi longue. Mais il y a aussi le niveau plus crucial encore des rapports d’exploitation. Ici c’est la hausse de la productivité qui permet d’expliquer comment un régime d’accumulation marqué si fortement par un processus de valorisation du capital dans lequel les dividendes et intérêts pèsent d’un poids très lourd sur la part des profits restant entre les mains des entreprises pour l’investissement et la R-D, ne s’est pas vite heurté à une impasse. L’augmentation du taux d’exploitation a contrebalancé, au moins en partie, l’accroissement de la part des profits distribués aux actionnaires.

La face complémentaire de la croissance américaine — son autre « moteur », celui dont on craint tant la panne — a été une demande ordonnée autour des marchés boursiers. Le « paradoxe » de l’économie américaine des années 1990 [18], c’est qu’elle a été une économie tirée par la demande interne, la reprise de l’investissement se faisant en partie en réponse à la baisse des prix du hardware informatique, mais en large partie en réponse à la croissance de la consommation privée. Cette consommation a été soutenue, de façon presque permanente et à certains moments de façon déterminante, par un crédit bancaire très permissif, autorisé et souvent encouragé par la Fed. Elle est surtout devenue toujours plus dépendante de l’influence exercée sur elle par les marchés boursiers de Wall Street et du NASDAQ, moyennant une combinaison originale d’effets revenu et d’anticipations de revenu (les « effets richesse ») d’origine boursière. La singularité de Frédéric Lordon au sein de l’Ecole de la régulation est d’avoir avancé l’hypothèse que la « bulle financière » a cessé d’être « une aberration locale, une dérive transitoire, une parenthèse dans le cours d’une dynamique financière autrement raisonnable, pour devenir un caractère permanent du régime d’accumulation financiarisé » [19]. Autrement dit, dès que les enchaînements du circuit économique global et de la formation de la demande ont été reconfigurés pour transiter par la sphère financière, il ne peut plus y avoir « régime de croissance » sans bulle, sans formation d’un montant de capital fictif sans précédent. Mais la bulle ne peut assurer aux investisseurs des plus-values financières qu’à condition d’être alimentée en permanence. C’est là qu’interviennent les flux extérieurs dont les Etats-Unis sont bénéficiaires.

P.-S.

Mouvements sociaux sur Internet — Sites archivés, 2 mai 2001. URL : http://hack.tion.free.fr/mvtsoc/Attac/www.attac.org/fra/list/doc/chesnais3.htm

Notes

[1Conseil d’analyse économique, Nouvelle économie, La Documentation Française, Paris, 2000, page 9.

[2OCDE, Une nouvelle économie ? : Transformation du rôle de l’innovation et des nouvelles technologies dans la croissance, Paris, 2000. Le dernier rapport économique rédigé par l’Administration Clinton ne s’embarrasse pas du conditionnel. Voir Economic Report of the President, Washington, D.C., 2001, page 23.

[3La très forte connotation idéologique de la « nouvelle économie » est abondamment documentée par Jean Gadrey, Nouvelle économie , nouveau mythe ?, Flammarion, Paris, 2000. En revanche, dans le rapport du Conseil d’analyse économique, Nouvelle économie, op.cit. Gérard Maarek est le seul à observer (page 149) que l’expresion, « n’est pas sans rappeler celle de “modèle suédois” ou de “miracle asiatique”, pour s’en tenir à des précédents récents maintenant passablement décriés… ».

[4Michel Aglietta, Le capitalisme de demain, Notes de la Fondation Saint-Simon, n° 101, novembre 1998.

[5Marx, Postface à la Contribution à la critique de l’économie politique.

[6Trotsky, Préface à La Révolution Permanente.

[7À laquelle j’apporte, pour l’instant, simplement des éléments de réponse partiels et provisoires.

[8Marx, Le Capital, Editions Sociales, livre II, volume 1, page 54.

[9Pour des explications plus complètes, voir François Chesnais, « Etats rentiers dominants et contraction tendancielle : Formes contemporaines de l’impérialisme et de la crise », ainsi que le chapitre largement complémentaire de Claude Serfati, « Puissance du capital financier : Les limites endogènes du capitalisme mondialisé », in Gérard Duménil et Dominique Lévy (coord.), Le Triangle infernal : Crise, mondialisation, financiarisation, Actual Marx Confrontations, PUF, Paris, 1999.

[10Michel Aglietta est conscient de ce problème. Ses derniers travaux reviennent à l’accumulation ainsi comprise et pose la question des formes de « gouvernance d’entreprise » compatibles avec elle.

[11Pour une discussion de la notion de « l’autonomie de la finance », de son contenu effectif et de ses limites, voir ma revue du livre d’André Orléan, Le pouvoir de la finance, dans L’Année de la régulation, 2000, Editions La Découverte.

[12André Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999. Cet auteur de formation keynésienne et régulationiste conclut que « la forme “marché financier” n’est pas une forme neutre. La liquidité exprime la volonté d’autonomie et de domination de la finance. Elle est le produit de puissants intérêts. (…) Elle a des conséquences macroéconomiques générales sur les rapports de force qui traversent la société marchande, tout particulièrement sur le rapport entre créanciers et débiteurs comme sur celui qui opposent finance et industrie » (page 49).

[13Voir Marx, Le Capital, volume III, chapitre V, « Economie du capital constant ».

[14Frédéric Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale, Raisons d’Agir, Paris, 2000, page 62.

[15Pierre Veltz, « Le nouveau monde industriel », Le Débat, Gallimard, Paris, 2000, pages 120-21. En ce qui concerne les secteurs des services sur cette même question, voir Jean Gadrey, Nouvelle économie, Nouveau mythe ?, chapitre 4, Flammarion, Paris, 2000.

[16C’est un point sur lequel mes explications dans des textes antérieurs ont manqué de précision.

[17C’est le thème du livre très désabusé de Charles-André Michalet sur L’attractivité des nations, Economica, Paris, 1999, dont l’apport théorique est le renversement qu’il opère dans la théorie du commerce internationale. Dans le nouveau régime, ce sont l’IDE et les FMN qui déterminent les modalités de participation des pays aux échanges.

[18Voir les « puzzling facts » notés par Robert Boyer dans « What constraints on European growth ? Innovation, institutions and economic policy », contribution à la conférence inaugurale du Centre Saint-Gobain pour la recherche en économie, 10 novembre 2000, tableau 3, ligne 2.

[19Lordon, op.cit. page 80 (souligné dans l’original).

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