Cet ouvrage est, d’une certaine façon, la continuation des recherches que j’avais initiées avec la publication, il y a plusieurs années, du livre Rédemption et Utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale (Paris, PUF, 1988. Traduit en portugais, anglais, italien, suédois, allemand, espagnol et grec). Mais tandis que cet écrit était une tentative de cartographie de la culture juive/romantique en Europe centrale, avec ses différents pôles et ses courants souterrains, celui qui paraît maintenant est plutôt un chantier, un récueil de travaux entrepris au cours de ces vingt dernières années, un ensemble d’études de « cas » sans ambition de systématisation. Le « terrain » est essentiellement le même, la culture juive de la Mitteleuropa du début du 20e siècle – avec des rares exceptions : Bernard Lazare, écrivain romantique et libertaire français – ainsi que l’approche, qui tente de saisir les affinités éléctives entre romantisme, messianisme et utopie. Cependant, ici l’axe principal structurant les recherches c’est la comparaison, les « pensées croisées » de deux auteurs, à la fois proches et séparés, convergents et divergents, semblables mais néanmoins irréductiblement divers. Peut-on parler, dans ce cas aussi, d’affinités électives entre leurs oeuvres ? Dans certains cas, sans doute, mais ce n’est pas la règle générale...
Malgré leurs différances – considérables – et leurs désaccords – évidents – la plupart appartient à l’univers culturel du judaisme romantique, et s’interesse, au moins à tel ou tel moment de son itinéraire intellectuels, pour le messianisme juif et pour les utopies émancipatrices : c’est le cas de Walter Benjamin, Ernst Bloch, Martin Buber, Gustav Landauer, Franz Rosenzweig et Manès Sperber — ainsi que, avec quelques nuances, Bernard Lazare, et d’une façon plus épisodique, Georg Lukacs. Ce sont eux qui constituent l’objet principal de ce recueil. Certes, ces auteurs étaient déjà présents dans mon livre Rédemption et Utopie ; toutefois, ici il s’agit d’approfondir certains aspects de leur œuvre, insuffisamment analysés dans mon premier travail, ainsi que, d’autre part, tenter de « croiser » leurs pensées. Dans certain cas une comparaison s’est révélé utile avec des penseurs juifs issus d’autre horizons intellectuels, et qui avaient d’autres repères politiques et philosophiques : Victor Basch, Hannah Arendt, Hans Jonas. Certains de ces personnages ont été victimes de la contre-révolution (Gustav Landauer) ou de la peste brune (Victor Basch, Walter Benjamin) ; tous ont connu, à un dégré ou l’autre, la malédiction de l’antisémitisme, depuis l’Affaire Dreyfus jusqu’au Troisième Reich.
Le concept d’utopie occupe une place décisive dans plusieurs des essais de ce volume [1]. En réalité, dans cette culture romantique, la Zivilisationskritik et l’utopie son dialectiquement inséparables ; on ne peut pas critiquer, radicalement, la réalité sociale existente, sans avoir, implicitement ou explicitement, un paysage de désir (Wunschlandschaft) — l’expression est d’Ernst Bloch — l’image d’une réalité differente, c’est-à-dire une utopie. Et inversement : il ne peut pas exister d’utopie authentique sans le travail de la négativité, sans la « critique radicale de tout ce qui existe » (Marx).
À condition, bien entendu, de comprendre par « utopie » non ce qui en dit le léxique des Bouvard et Pécuchet de notre époque – « un rêve irréaliste », une objectif impossible – mais le sens originaire, depuis le roman de Thomas More : u-topos, « aucun lieu », ce qui est désirable mais n’existe nulle part, ou plutôt, dirait Bloch, pas encore. Ou, si l’on veut, dans la définition sociologique de Karl Mannheim : on désigne par utopie, en opposition aux idéologies — dont la fonction est essentiellement conservatrice — tout système de réprésentation sociale qui s’oriente vers la rupture de l’ordre établi, en exerçant une fonction subversive. Par ailleurs, on ne comprendra rien aux utopies des penseurs discutés dans ce livre si l’on ne se débarasse pas du préjugé – devenu un lieu commun de la bien pensante – qui identifie ou amalgame « utopie » et « totalitarisme ». [2]
Si Walter Benjamin apparaît dans plusieurs de ces confrontations dialectiques, c’est parce qu’il incarne, de façon la plus profonde et la plus radicale, toute la richesse, toute la force subversive, mais aussi toutes les contradictions de cette culture juive hétérodoxe. Est-ce à dire que sa pensée n’a pas de cohérence ? Benjamin lui-même aimait se comparer avec un Janus, dont l’un des visages était tourné vers Jerusalém – le judaïsme, le messianisme – et l’autre vers Moscou – le marxisme, la révolution. Cette image a souvent été reprise à leur compte p ar les commentateurs, mais pour la comprendre il faut se rappeler que le dieu romain avait deux visages mais une seule tête : la pensée de Benjamin est un ensemble cohérent, où messianisme et révolution sont inséparablement liés, dans un rapport de correspondance au sens baudélérien [3]. Cela dit, en dernière analyse, si quatre des essais ici réunis sont dédiés, d’une façon ou d’une autre à Benjamin – sans parler de ses apparitions intempestives dans certains des autres textes (p. ex. sur Scholem) – c’est, avouons-le, pour une raison éminemment subjective : la fascination irrésistible qu’exerce, sur l’auteur de ces lignes, l’œuvre énigmatique et prophétique – au sens fort, vétero-testamentaire, du mot – du prisonnier de Port-Bou [4].
Si nous avons donné pour sous-titre à cet ensemble d’essais « Juifs hétérodoxes », c’est pour mettre en évidence leur dissidence, leur défiance, leur rupture même avec les deux orthodoxies dominantes dans le Judaïsme européen : d’une part, l’orthodoxie religieuse, fondée sur la crainte de Dieu — les croyants orthodoxes se définissent comme haredim, « craignant Dieu » — la stricte obéissance aux lois, interdits et règles traditionnelles, l’étude comme répétition et mémorisation des écritures. Mais aussi avec une autre orthodoxie, non moins contraignante : celle du Judaïsme libéral, assimilé, bourgeois, de ceux que Hannah Arendt désignait comme « parvenus ». Cette rupture a conduit certains au sionisme – dans ses formes non-étatiques – d’autres au marxisme et plusieurs à l’anarchisme, mais sur ce terrain aussi ils ont été des hétérodoxes, échappant aux certitudes doctrinaires et aux disciplines politiques de ces mouvements : ils furent des sionistes, des marxistes ou des libertaires notoirement hérétiques. Malgré leurs différences et contradictions, la plupart partagent une sensibilité romantique, rebelle, non-conformiste, qui se réfère aux sources juive avec une très grande liberté, en choisissant dans le trésor de la spiritualité hébraïque – ou hassidique – les éléments qui leur servent à formuler un discours messianique et utopique radical. À l’uniformité et au conformisme des orthodoxies, répond une diversité, une variété de dissidences hétérodoxes ; cependant, cette diversité fait apparaître une constellation culturelle et politique, dont la lumière est celle d’un autre judaïsme, hors des sentiers battus, des institutions officielles, des formes de pensée et de croire dominantes .
Peut-on expliquer la pensée de ces « juifs hétérodoxes » par l’influence du romantisme allemand, du messianisme juif et des utopies émancipatrices modernes ? En fait, l’influence n’explique rien : elle demande à être expliquée. Comme l’explique un autre « juifs hétérodoxe », le sociologue français d’origine roumaine Lucien Goldmann, dans un passage capital de son livre Les Sciences Humaines et la Philosophie : « Tout écrivain ou penseur trouve autour de lui un grand nombre d’œuvres littéraires, morales, religieuses, philosophiques, etc, qui constituent autant d’influences possibles, parmi lesquelles il devra nécéssairement choisir. Le problème qui se pose à l’historien ne se limite nullement à savoir si Kant a subi l’influence de Hume, Pascal, celle de Montaigne, Voltaire, celle de Locke, etc ; il faut expliquer pourquoi ils ont subi précisement cette influence et pas une autre, et pourquoi à cette époque déterminée de l’histoire. « L’influence » est donc en dernière analyse un choix, une activité du sujet individuel et social, et non une réception passive. Cette activité se manifeste aussi par les transformations/déformations/métamorphoses que le créateur fait subir à la pensée dans laquelle il se retrouve et qui l’influence : quand nous parlons par exemple de l’influence d’Aristote sur le thomisme, il ne s’agit pas exactement de ce qu’Aristote a réellement pensé et écrit, mais Aristote tel qu’il a été élu et compris par Saint Thomas » [5].
Cela s’applique tout à fait au rapport de nos penseurs à leurs differentes « sources » : il s’agit d’un choix, d’une appropriation, d’une interprétation, dans un contexte historique déterminé. À un certain moment de son parcours spirituel, intellectuel et politique, Walter Benjamin, par exemple, a eu besoin de certains arguments qu’il a trouvés chez Franz Rosenzweig — ou chez l’historien romantique de la Kabbale Franz Joseph Molitor, ou chez l’anarcho-syndicaliste Georges Sorel, ou chez le marxiste dissident Karl Korsch — et qu’il a intégrés, en les réinterprétant, à son système de pensée. Le même vaut, mutatis mutandis, pour l’ « influence » réciproque des deux amis, si proches et si distants, que furent Walter Benjamin et Gershom Scholem.
Permettez à l’auteur de ce livre une note personnelle : j’ai eu la chance de connaître personnellement deux des auteurs discutés dans mon recueil. Il s’agit de Gershom Scholem et d’Ernst Bloch. Tandis que ma rencontre avec le premier, dans sa maison à Rehavia, Jérusalem, a été simplement un échange d’idées sur ma recherche en cours – dans sa première forme, celle d’un article intitulé « Messianisme juif et utopies libertaires en Europe Centrale (1905-1923) », Archives des Sciences Sociales des Religions, n° 51.1, de 1981. J’ai pris des notes pendant cet entretien, qui m’ont été précieuses pour la suite de mon travail sur le judaïsme libertaire en Europe centrale. Au cours de notre conversation, Scholem reconnaissait son intérêt pour le romantisme allemand, mais insistait beaucoup que ses sources étaient essentiellement juives et hébraïques. Dans un des essais de ce volume, je tente de saisir la dialectique complexe et les tensions entre ces deux composantes dans ses écrits de jeunesse. Je dois dire que ma lecture du messianisme juif et de Walter Benjamin doit beaucoup aux écrits de Scholem et de son ami, le regretté Stéphane Mosès.
Cinq années plus tôt, au cours de la rédaction de ma thèse de doctorat d’État sur le jeune Lukacs, j’ai eu l’envie d’interviewer Ernst Bloch sur ses rapports avec celui-ci, ainsi que sur sa propre évolution politico/religieuse. Cet entretien substantiel a pu être enregistré, et fut publié en annexe de ma thèse, parue en 1976 aux Presses Universitaires de France aux sous le titre un peu maladroit Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de György Lukacs 1909-1929. La rencontre eut lieu chez lui, à Tübingen, en compagnie de son épouse Karola, qui servait, épisodiquement, d’interprète (mon allemand laissait quelque peu à désirer). Déjà aveugle, mais d’une lucidité et une mémoire impressionnante, Ernst Bloch m’a ouvert quelques fenêtres magiques, non seulement sur son œuvre, mais sur toute sa génération. Ma thèse étant depuis longtemps épuisée, nous avons décidé de publier à nouveau ce document dans ce recueil.