Les gros sabots libéraux

, par HUSSON Michel

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Le gouvernement dramatise la charge énorme que représentent les 1100 milliards d’euros de la dette publique mais il s’obstine pourtant à baisser les impôts. Et ce paradoxe ne date pas d’aujourd’hui. Le 23 mai 2002, Raffarin expliquait sur France 2 : « C’est de la bonne gestion de père de famille, c’est cela qu’il faut faire. Moi je suis tout à fait favorable à ce que nous puissions, très rapidement, réduire les déficits ». A l’époque où il parlait, la dette publique représentait 57% du PIB. Elle atteint aujourd’hui 66%. Ces « règles de bon père de famille », invoquées également par Sarkozy lors de la discussion du budget 2005, servent à faire passer un message très précis : il s’agit d’assimiler la France à un ménage qui vivrait « au-dessus de ses moyens ». Mais ce parallèle ne tient pas : le déficit ne provient pas d’un excès de dépenses mais d’une politique délibérée de baisses de recettes. La part des dépenses de l’Etat dans le PIB est en effet restée à peu près fixe : 22,8 % du PIB en 2003, contre 23 % en 1980. En revanche, celle des recettes a baissé de 22,3 % du PIB en 1980 à 18,8 % en 2003. Les gouvernements successifs ont donc fabriqué du déficit en baissant systématiquement les recettes. La gauche plurielle avait quant à elle choisi de baisser plutôt les dépenses (2 points de PIB en moins entre 1997 et 2001).

Quand le rapport Pébereau dit que « depuis 1980, les dépenses augmentent plus vite que les recettes », il énonce une évidence, mais aucun des membres de sa commission n’a eu l’idée de se demander si c’était les dépenses qui accéléraient ou les recettes qui freinaient. Cette ignorance délibérée conduit à un diagnostic partagé dont peut se prévaloir le gouvernement. Elle conduit également à dissimuler le contenu social de la montée de la dette. C’est un énorme transfert, mais pas entre générations, comme le prétend une propagande qui cherche à culpabiliser l’ensemble des citoyens, accusés de répercuter sur leurs enfants les conséquences de leur comportement irresponsable. Qui paie en effet les 40 milliards d’intérêts de la dette publique, soit 1000 euros par adulte ? C’est, chaque année, l’ensemble des citoyens à travers leurs impôts. A qui paient-ils ? Aux couches sociales étroites qui possèdent l’essentiel des obligations du Trésor émises pour couvrir le déficit. Autrement dit, les riches gagnent sur les deux tableaux : ils voient leurs impôts baisser et l’Etat leur propose un placement sûr qui équivaut à une véritable rente. Voilà pourquoi, soit dit en passant, les baisses d’impôts ne relancent pas la consommation puisqu’elles sont aussitôt épargnées.

La tactique fonctionne donc en deux temps, et c’est le propre de toutes les politiques libérales en Europe, qui ne diffèrent que par le respect du calendrier. La phase préparatoire consiste à asphyxier les dépenses publiques en baissant les impôts : on crée sciemment du déficit, et la dette augmente. On laisse les choses s’aggraver suffisamment pour entrer dans la phase active. Quand on considère que l’opinion est mûre, il est alors possible d’avancer ses pions en proposant de réduire les dépenses de l’Etat et de les ajuster sur des recettes en baisse constante, en excluant la solution qui consisterait à refiscaliser les revenus du capital. La proposition essentielle du rapport Pébereau est logiquement de stabiliser les dépenses « en euros courants » pendant cinq ans. Cela veut dire que le volume des dépenses baisserait au rythme de l’inflation, soit un recul d’environ 10% sur cinq ans.

Comment y arriver ? Il s’agit d’abord de réduire le nombre d’agents de l’Etat en utilisant « dès aujourd’hui au maximum l’opportunité des départs à la retraite pour supprimer les sureffectifs ». La moitié des fonctionnaires vont partir en retraite dans les dix ans à venir. Si, comme le propose le rapport Camdessus, on n’en remplace qu’un sur deux, c’est donc un objectif de réduction de 25% des effectifs qui est ainsi annoncé. Il s’agit ensuite d’équilibrer les retraites et la Sécu, autrement dit de bloquer aussi ces dépenses qui ont besoin d’augmenter.

L’offensive qui se profile est donc de très grande ampleur puisqu’elle vise à réduire drastiquement les moyens de fonctionnement des services publics et de la protection sociale. Mais elle va devoir heurter de front l’attachement majoritaire des citoyens à ces éléments essentiels du modèle social. Le rouleau compresseur libéral avance inexorablement En accélérant, il risque de franchir la ligne jaune.

P.-S.

Article paru dans Regards, janvier 2006.

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