Le coup d’envoi du Téléthon 2010 sera donné sur France Télévisions demain
à 18h45. Depuis 1987, l’AFM (Association française contre les myopathies)
organise cet événement télévisuel. L’an dernier, les propos de l’homme d’affaires Pierre Bergé ont commencé à fissurer le consensus
compassionnel qui entourait cette initiative.
Selon lui, le Téléthon « parasite la générosité des Français » et ferait de l’ombre à d’autres initiatives médiatico-humanitaires, comme le Sidaction, qu’il préside.
Le Téléthon nous invite ainsi, par-delà notre propre sensiblerie, à la
distanciation vis-à-vis des dispositifs télé-humanitaires, mais également, afin de résister à nos pulsions sarcastiques, vis-à-vis des dénonciations qu’ils suscitent. Dans le brouillage « postmoderne » des repères, la critique sociale doit pouvoir être réassurée, à la manière des alpinistes, à rebrousse-poil de certaines évidences acritiques comme critiques.
« Raretés »
Dans son ouvrage la Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique (Gallimard), le sociologue Luc Boltanski a pointé « la rareté de l’espace des médias qui ne peut être occupé en même temps par la représentation de toutes les souffrances ». Comment alors sélectionner les malheurs exposés médiatiquement ? Question trop facilement évacuée par
les « belles âmes » consensuelles, mais question pragmatique. Le débat apparaît pleinement justifié dans une démocratie interpellée par une variété de causes revendiquant la lumière. Ce qui appelle un questionnement critique à l’égard d’éventuels biais susceptibles d’alimenter la constitution d’oligopoles télé-humanitaires : réseaux d’influence parmi les élites ;
logique médiatique d’audience ; intérêts économiques, etc. Il ne s’agit pas de mettre en cause l’utilité sociale des recherches financées par le Téléthon (ou le Sidaction), mais de comparer les surfaces médiatiques respectives dont
bénéficient les différentes souffrances réclamant notre attention.
Au-delà du Téléthon, Médecins sans frontières a été une des rares associations ayant exprimé une lucidité de ce type à l’intérieur même de
l’action humanitaire, en relevant les jeux impérialistes entre puissances, comme les usages politiques, économiques et/ou médiatiques au principe de l’exposition télévisée privilégiée de telle ou telle « urgence » humanitaire. Plus
largement, la critique de l’humanitaire a judicieusement identifié au sein du néocapitalisme globalisé une corrélation entre, d’une part, les reculs néolibéraux de l’Etat social et de la recherche publique et, d’autre part, l’importance prise par l’appel à la générosité privée.
Ces questions légitimes peuvent toutefois être parasitées, dans certains secteurs intellectuels, par les débordements troubles de la double
haine de la télévision et de l’humanitaire. L’esthétisme désenchanté d’un « système spectaculaire-marchand » omniscient récupérant tout, hérité d’une lecture fataliste de Guy Debord, peut alors rencontrer les petits plaisirs
de la profanation, propre à un nietzschéisme mariolle.
Ressentiment
Dans le premier pôle, on est loin de l’analyse par Marx des contradictions
des rapports sociaux dominants ouvrant sur la possibilité d’une émancipation. Dans le second pôle, Nietzsche apparaît défiguré dans des
marmites où cuit et recuit l’acidité du ressentiment. Si l’humanitaire est ainsi pulvérisé par une dérision louche et boulimique, que reste-t-il de l’horizon incertain d’une commune humanité comme un des points d’appui principaux de la critique sociale ? N’a-t-on pas alors affaire à l’image inversée d’un humanisme cucul si prisé sur les plateaux de télé, où Kant est travesti en benêt ?
Un autre rapport critique à l’humanitaire, moins unilatéral et davantage sensible aux potentialités utopiques de l’imaginaire qu’il véhicule, pourrait nourrir une inquiétude humaniste exigeante qui, selon les mots de Maurice Merleau-Ponty dans sa Note sur Machiavel de 1949, « affronte comme un problème le rapport de l’homme avec l’homme ».