Le spectre du « néogauchisme »

, par CORCUFF Philippe

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L’extrême gauche est seule à appréhender les changements issus du courant altermondialiste.

Attachés à leurs fauteuils, les professionnels de la politique de droite et de gauche ont inventé un spectre à la mesure de leur impuissance conjuguée face à la « loi du marché » et à la crise de la représentation politique : une « extrême gauche » archaïque menaçant la démocratie. « Extrême gauche » (ignominieusement) comparée à l’« extrême droite », « trotskisme » manipulateur ou « néogauchisme », enfermée dans la protestation : demi-habiles du microcosme politicien et médias en quête de couvertures chocs se disputent la palme de la formule simpliste.

Lionel Jospin (dans Libération du 13 octobre), ex-général d’une armée en déroute, en rajoute une louche. L’« extrême gauche » serait prisonnière d’une piètre alternative : le refus « gauchiste » de l’exercice du pouvoir ou le « totalitarisme ». L’Aigle du 21 avril n’a guère trouvé les chemins de l’humilité et de l’examen autocritique. Et, comme beaucoup de commentateurs, il passe à côté des révolutions culturelles qui sont en train de travailler la vieille extrême gauche (dont il fit partie) et qui pourraient voir naître une nouvelle gauche radicale (dont il ne comprend pas grand-chose, tout à ses schémas surannés). Car la galaxie altermondialiste émergente, au carrefour de l’ancien mouvement ouvrier et des nouveaux mouvements sociaux (associations citoyennes, écologistes, féministes, « sans », contestations artistiques, etc.), dans le choc des bouleversements individualistes de nos sociétés, pourrait devenir le creuset d’une dynamique d’émancipation pour le XXIe siècle. Si elle sait mener jusqu’au bout ses révolutions culturelles, la gauche radicale est susceptible de traduire ces nouvelles aspirations sur le plan de la politique institutionnelle.

Première révolution culturelle : le parti n’est plus le principal dans la transformation sociale. Le vieux penchant (dans ses versions sociales-démocrates ou léninistes) qui voulait que le parti chapeaute le reste des forces organisées (syndicats, associations, etc.) n’est plus opératoire. Les mouvements sociaux sont, fort heureusement, devenus autonomes. Et font eux-mêmes de la politique autrement. Les secteurs non sectaires de l’extrême gauche commencent à le comprendre. Non, Lionel Jospin, le « but de la politique » n’est pas exclusivement l’« exercice du pouvoir » ! Ça c’est de la politique usagée pour professionnels qui pensent le monde à l’aune de leur petite carrière et de leurs préoccupations corporatistes étriquées. L’exercice du pouvoir, mais dans un autre agencement, peut redevenir une des dimensions de la politique, si on arrive à sortir de la crise de la délégation par l’invention de nouveaux dispositifs plus libertaires. Certes, les désenchantements nés des échecs successifs (du totalitarisme stalinien, du social-libéralisme et du gauchisme) nourrissent une humeur « anarcho-syndicaliste » tendant à stigmatiser les institutions, les partis et les élections. Ce qui pourrait constituer une nouvelle impasse. Mais on n’y répondra qu’en reconnaissant l’indépendance, la pluralité et la non-hiérarchisation des acteurs de la transformation sociale, dans des contradictions indépassables entre pouvoirs et contre-pouvoirs. La réaffirmation de la primauté des partis n’a plus de sens. Reste pour eux à reconquérir un espace.

Deuxième révolution culturelle : la frontière intangible entre « réformistes » et « révolutionnaires » s’effrite. Le mythe du « grand soir » a du plomb dans l’aile. La fameuse « prise du pouvoir » n’est qu’un moyen d’accélérer et d’étayer des changements. Elle ne constitue une garantie ni définitive, ni suffisante, ni exclusive, ni irréversible (car soumise aux aléas des choix démocratiques), même si elle demeure utile. La transformation sociale ne peut se penser que comme un processus discontinu de réformes plus ou moins radicales portées par des mouvements sociaux et expérimentées par des segments de la société. Ce qu’a oublié le PS, dans son enlisement social-libéral, c’est l’horizon d’une société non capitaliste, stimulant les réformes et aidant à s’arracher aux évidences de l’ordre établi. Ayant perdu le double aiguillon de l’insertion dans les luttes sociales et de la boussole anticapitaliste, son réformisme s’est réduit à une peau de chagrin. Et quand on agite aujourd’hui la menace « révolutionnaire », on oublie que le programme de la campagne présidentielle d’Olivier Besancenot contient des réformes plus modérées que le programme commun de la gauche signé par le PS, le PCF et les radicaux de gauche en 1972 !

Troisième révolution culturelle : la LCR a affirmé à plusieurs reprises après le 21 avril qu’elle était disposée à participer ou à soutenir une expérience gouvernementale en rupture avec le social-libéralisme, dans le cadre d’un autre rapport des forces politiques et sur la base des propositions de la campagne Besancenot. Il ne s’agit pas d’être gadgétisé sous l’hégémonie du PS, comme le PCF et les Verts dans l’ex-« gauche plurielle ». Mais, dans cette perspective, est bien entériné le cadre électif et pluraliste de la démocratie politique, loin des fantasmes d’une déstabilisation « totalitaire ». Les transformations de la démocratie représentative suggérées par le mouvement altermondialiste ne nous mènent pas en deçà des acquis actuels, mais vers une démocratisation (incluant des formes de démocratie directe et participative), un élargissement (à la vie économique, selon l’inspiration de Jaurès) et une internationalisation. Toutefois, avant de s’inscrire dans un autre type d’expérience gouvernementale, pour mener une autre politique, la nouvelle gauche radicale doit exister électoralement et institutionnellement.

L’alliance entre la LCR et LO pour les prochaines élections européennes et régionales apparaît à cet égard nécessaire, d’autant plus avec les nouveaux modes de scrutin excluant les petites formations. En l’état actuel, on ne peut pas imaginer la perspective d’une organisation commune, le fonctionnement interne opaque de LO et sa vision trop datée du changement social l’empêchant. Mais ne voit-on pas que de légitimes aspirations à la justice sociale, contre les renoncements sociaux-libéraux, se sont cristallisées sur le nom d’Arlette Laguiller ? Se présenter ensemble aux élections pour mettre au coeur du débat public la question sociale est donc possible. Si on n’essaye pas, la vision ethnicisante des rapports sociaux risque de s’étendre encore, grâce aux progrès probables de l’extrême droite facilités par l’abstention. On ne peut faire mieux, pour l’instant, qu’affirmer une résistance à la barbarie et consolider la possibilité d’une autre voie. Cet accord électoral ne doit pas être lu comme la manifestation d’un repli « gauchiste » et « protestataire », mais plutôt comme une condition de possibilité d’une future alternative gouvernementale, dans la quête d’un nouveau rapport aux institutions. S’il ne se matérialise pas, le temps de la maturation en sera allongé.

Quatrième révolution culturelle : la contre-réforme libérale comme la force acquise par le FN nous obligent à revoir notre cartographie de la situation politique. L’espace ne serait plus polarisé par la droite et la gauche traditionnelles, mais divisé en trois morceaux de tailles inégales : une extrême droite menaçante, un social-libéralisme hégémonique (à droite et à « gauche ») et une gauche radicale naissante. Cette nouvelle cartographie explique que l’on puisse abandonner l’automaticité du vote socialiste aux seconds tours électoraux (délimitation avec les sociaux-libéraux), tout en appelant à voter Chirac face à Le Pen (contre la politique du pire).

Les vieilles lunettes nous offrent une vision de la réalité politique figée dans une éternité stéréotypée. Elles sont aveugles aux potentialités nouvelles : celles qui pourraient faire de la gauche radicale une composante d’un projet inédit d’émancipation, loin du « trotskisme » d’antan mais grâce à lui. L’action humaine est souvent faite de paradoxes.

P.-S.

Article paru dans Libération, édition du 16 octobre 2003.

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